DVD
Une fois de plus on est en 1993 et je vais voir un film d’André Téchiné avec Caroline au Katorza. C’est le printemps et c’est trois ans avant Les Voleurs et Marthe Villalonga a une fille qui est comptable dans l’entreprise de son mari et un fils qui est neuropsychiatre dans un hôpital de Toulouse et on comprend dès les premières minutes du film qu’Antoine aime sa sœur. On comprend aussi dès les premières images que Marthe Villalonga est malade et après des examens neurologiques qui confirment l’hypothèse de la dégénérescence Berthe va vivre chez Catherine Deneuve puis il y a une dispute au réveillon de Noël et plus tard Daniel Auteuil se jette par la fenêtre et il se casse une jambe et je me souviens qu’Antoine écoute une chanteuse dans un bar et que cette chanteuse c’est Ingrid Caven mais je ne souviens pas de la chanson et puis Marthe Villalonga meurt et on se réunit après l’enterrement et on ne sait pas quoi se dire parce qu’on ne sait jamais quoi se dire après un enterrement : on se regarde : on fait semblant de ne pas se voir et Anne qui ne supporte pas le silence de ses parents dit que sa saison préférée c’est l’hiver et elle raconte une histoire de ski ou une histoire de téléphérique et chacun parle à tour de rôle et dit moi ma saison préférée c’est l’automne parce que c’est en automne que j’ai rencontré Émilie et moi c’est le printemps parce que c’est au printemps que j’ai rencontré Caroline et à la fin du tour de table on pressent que cette conversation qui se substitue à l’absence de Berthe sera l’occasion pour la sœur et pour le frère d’admettre que l’amour est une aliénation et Catherine Deneuve dit que ma saison préférée c’est l’été parce que nous passions l’année scolaire dans des pensionnats différents et on ne sait pas pourquoi leurs parents les envoyaient dans des pensionnats mais on le comprend et, dit-elle, je voyais Antoine en été. Je pensais à lui toute l’année dans mon dortoir et j’attendais l’été en pleurant : silence ; et toi, Antoine, c’est quoi, ta saison préférée ? Il reste deux minutes et moi dit Antoine ma saison préférée c’est ma sœur. À la question c’est quoi ta saison préférée ? Antoine répond que c’est sa sœur et dans cette phrase il y a tout son amour pour Émilie et toute sa démence et il y a toute la douleur inexténuée de sa solitude dans laquelle les jours et les mois et les saisons n’existent plus et en sortant du Katorza puis en redescendant la rue Scribe et la rue Boileau jusqu’à la place Royale j’ai dit à Caroline que la réponse d’Antoine à la question de Chiara Mastroianni était une phrase insupportable parce que c’était une phrase exacte et j’étais obsédé par cette phrase dont je tirais diverses conclusions sur la différence entre la fadeur et la densité qui est proportionnelle à la sidération et sur la sidération qui est proportionnelle à la folie et je me souviens qu’en cours à l’université du Yunnan puis en cours à l’université du Heilongjiang je me suis servi de cette phrase comme exemple de la beauté. Puis, au mois de novembre, dans une impasse perpendiculaire à la rue Centrale, entre une agence de l’Agricultural Bank of China et un commissariat de police, j’ai trouvé Ma saison préférée dans un magasin de DVD et j’ai dit à Yuan tu vas voir. Je lui ai dit que la dernière phrase est sublime parce qu’elle est folle et que la dernière phrase est insupportable parce qu’Antoine est malade et le soir même nous avons regardé Ma saison préférée et à mesure que le film avançait vers la réponse d’Antoine à la question de sa nièce je ne tenais plus en place, je voulais dire la phrase à Catherine Deneuve mais je me forçais à ne pas la prononcer et enfin nous y étions : le soleil : la belle lumière un peu poussiéreuse, un peu corpusculaire, crépusculaire, et toi : Antoine ? Il neigeait. Je retenais mon souffle ; je ne voyais plus l’écran. Je regardais Yuan et toi Antoine c’est quoi ta saison préférée ? Le silence des morts, le chuchotement. Ma saison préférée, dit Daniel Auteuil, c’est l’été comme ma sœur. Les incantations sous la terre, les ritournelles noires, les sarabandes secouées de rires et de cris. Comment ça c’est l’été comme ma sœur ? Je me lève. Je suis furieux, fâché ; je suis terriblement déçu. Ce que l’on entend, tout ce que l’on est certain d’avoir entendu, qui équivaut presque à ce que l’on voulait entendre mais pas exactement et jamais de cette manière : la langue et la mémoire comment elles fabriquent des zones intermédiaires par quoi quelque chose passe qui remonte au cœur des vivants, ce n’est pas possible, je refuse, il y a mensonge, il y a contrefaçon. Il y a une erreur. Dans ma mémoire. Dans mon souvenir il y a des mots obscurs qui ont sombré dans les eaux noires de Léthé.

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BONUS
Christophe Ensminger-Mandelkern m’a envoyé ce matin après avoir photographié les toits de la rue Marceau depuis la fenêtre de sa chambre le troisième tome de la Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence actuelle par Me J.B. Denisart, procureur au Châtelet de Paris, publiée en 1771 avec approbation et privilège du roi chez la Veuve Desaint rue du Foin Saint-Jacques, laquelle a fusionné avec la rue des Noyers par application de l’arrêté du 10 mai 1851 autorisant le préfet de la Seine à changer les dénominations d’un certain nombre de voies publiques situées dans le onzième arrondissement, où je lis avec la fascination mêlée d’inquiétude que ne manque jamais de susciter le surgissement du passé dans le présent que Papon & Terrien rapportent plusieurs arrêtés de règlement, tant du Parlement de Paris que de celui de Normandie, qui défendent aux marchands de vendre des masques, faux visages, barbes feintes & tout ce qui peut servir à déguiser des hommes, sous peine d’amendes considérables ; que l’article premier de l’ordonnance donnée par François Ier à Châtillon-sur-Loing, le 9 mai 1539, « défend à toutes personnes, de quelque état qu’elles soient, d’aller par villes, cités, forêts, bois, bourgs & chemins, armés de harnais secrets ou apparents, seuls ni en compagnie, masqués, ni déguisés, sous quelque cause que ce soit, sous peine de confiscation de corps & de biens, sans aucune exception de personne » ; que l’article 2 de la même ordonnance défend « à toutes personnes de recevoir, loger ni recéler telle manière de gens…… sur peine d’être dits complices & fauteurs des autres, & punis de pareille peine » ; que l’ordonnance de Blois, article 198, veut qu’il soit couru sur les masques, [(dans les champs)] par autorité de justice, & avec les officiers d’icelle, en toute voie d’hostilité, & à son de tocsin ; & qu’étant appréhendés par les juges des lieux, ils soient punis sans dissimulation ; qu’une ordonnance de police pour la ville de Paris, datée du 21 janvier 1729, défend aux personnes masquées de porter ou faire porter des épées, bâtons ou autres armes ; que la cour, par un arrêt du 16 janvier 1711, a condamné Pierre Majonnet à être mené & conduit ès galères du roi, pour y servir l’espace de trois ans, parce qu’il avait été trouvé l’épée au côté en habit travesti, en la ville de Paris, (la sentence du Châtelet l’avait condamné en cinq ans de galères). Cet arrêt est au journal des audiences, tome 6. Il est bon de remarquer sur cet arrêt que Majonnet était soldat aux gardes, & qu’il est défendu à ces sortes de gens, sous des peines rigoureuses, de se travestir ; et qu’enfin par une ordonnance de police du 11 décembre 1742, il est fait défense à toutes sortes de personnes masquées ou non masquées, qui n’auront pas été invitées aux repas, festins de noces ou assemblées qui se font chez les traiteurs & marchands de vin, soit de jour, soit de nuit, de s’y introduire avec violence, à peine d’être traités & poursuivis comme perturbateurs du repos public ; & à cet effet, d’être arrêtés & conduits en prison.