Entretien avec Hugo Pradelle et Yannick Kéravec: « Les revues sont une Zone à Défendre »

© Johan Faerber

En prélude au 29e Salon de la Revue qui se tiendra le 11, 12 et 13 octobre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de Yannick Kéravec et Hugo Pradelle, organisateurs de cet événement clef dans la vie des revues. L’occasion pour Diacritik de les interroger sur la riche programmation de cette année placée notamment sous le signe de l’effervescence critique et de l’investigation politique.

Ma première question voudrait porter sur le titre que vous avez choisi pour l’éditorial de ce 29e Salon de la revue : « un autre Finistère ». Loin d’être une simple allusion à une chanson des Innocents, ce titre traduit bien plutôt, me semble-t-il, l’état d’esprit toujours déterminé du Salon qui défend, avec un entêtement presque breton, les revues, leur excellence et leur existence même. S’agissait-il pour vous d’affirmer que, dans un contexte économique difficile, il faut plus que jamais faire preuve d’une rare détermination pour soutenir les revues ? S’agissait-il également de souligner avec humour combien vous-mêmes devez être têtus sinon résistants pour organiser chaque année le Salon, notamment à la Halle des Blancs-Manteaux ?

Yannick Kéravec : quelques origines, un goût pour la numérologie et les plaques minéralogiques, hélas de plus en plus discrètes, et le souvenir de cette belle chanson ont donné le ton de cet éditorial, coloré l’entrée en matière de ce foisonnant programme. Et tempéré quelque peu les nuages dans ce paysage : il est aisé de tomber dans le dolorisme, l’inquiétude.

Pour ceux qui entendent « fin » dans Finistère, qu’ils sachent que là-bas, la grand route n’st jamais un cul-de-sac. Et il y a les départementales, les chemins de traverse et sentiers de contrebande, chers aux revues. Sinon, reste le choix de se jeter à l’eau, embarquer aux ports pour d’autres routes, maritimes. Vers des îles…

Quelques questions sont posées dans cet éditorial mais aussi des raisons d’avancer. Nos tutelles maintiennent leur appui : rien n’est jamais acquis. Il faut sans cesse justifier de l’intérêt de notre existence. Le nombre, la qualité, la diversité des revues reste un sujet d’étonnement, une justification de notre travail, une source d’enthousiasme : je parlerais plutôt d’opiniâtreté, et d’accord pour la détermination. Cette matière vivante, inventive doit être considérée, préservée, encouragée, le travail accompli jusqu’à présent prolongé, développé : c’est le moins qu’on leur doive, les nommer et faire savoir, depuis cette structure unique qu’est Ent’revues. Le Salon reste un moment privilégié : l’organiser n’est pas simple, mais ce rendez-vous annuel à l’Espace des Blancs Manteaux, les heures où tout se met en place, l’arrivée des participants offrent des joies précieuses qui effacent les efforts et les tracas.

Dans ce même éditorial, vous concluez en présentant ce Salon comme « une belle île ». Filant la métaphore bretonne, vous ne manquez pas de souligner combien la place du Salon mais aussi plus généralement des revues est aujourd’hui insulaire. Ma question sera ainsi double : comment avez-vous conçu cette année votre belle île, celle où, de fait, vont se croiser et se lier des revues dans un rare moment de convivialité et d’échange ?

Yannick Kéravec : Il s’agit d’être pragmatique et attentif. Les revues se renouvellent par tiers environ, ce qui amène à reconsidérer le plan du Salon chaque année. Il faut le rendre lisible aux visiteurs, en créant des cohérences et des voisinages stimulants pour les exposants – des thématiques, des proximités s’imposent – et ensuite affiner selon ce que nous pressentons, ou que nous connaissons. Et puis, et puis celles qui échappent aux catégories. L’on pourrait considérer le Salon comme un archipel (merci : le thème de l’éditorial du 30e salon est tout trouvé !) avec amas, amers, phares et balises. Et les revues en sont le sel, l’eau, la terre, les éléments, vivants décidément, qui le façonnent à leur tour.

Lidée d’île suggère aussi combien finalement l’utopie habite l’esprit même de celle ou celui qui fonde une revue : ce Salon, est-il aussi finalement l’occasion pour vous d’un utopie concrète, enfin paradoxalement réalisée ?

Yannick Kéravec : de l’endroit où nous sommes, nous réalisons à peine les déplacements qui s’opèrent, les déplacements des idées, d’inspiration, les sentiments à l’œuvre, et dont les effets se font sentir des semaines, des mois plus tard. Des sujets inspirent des sommaires, des auteurs sautent d’un titre à l’autre. L’idée de participer à « l’air du temps » est plaisante. Il n’est pas fallacieux de dire, qu’au-delà de son nécessaire aspect de « petit commerce », le salon donne forme à une communauté aussi rêvée qu’éphémère. Une zone à défendre, en somme, qui échapperait à la rentabilité immédiate, valorisant une forme d’artisanat, exigeant attention et goût de la découverte. Mais éphémère oui car tout se passe si vite : si c’est pour Ent’revues un aboutissement, le salon est pour beaucoup de revues un point de départ, une étape, où elles viennent chercher réconfort et énergie, inspiration et encouragements. Pour tout cela, nous sommes plutôt dans une uchronie. qui crée un sentiment de sidération, et, au fond, peu de temps morts dans ces deux, trois jours : leur intensité contribue à les rendre précieux. Qu’en serait-il si cela devait durer plus longtemps ?

Comme chaque année nombreuses sont les rencontres dans votre belle île tout sauf déserte. Pour cette 29e édition, comment avez-vous choisi de construire les différentes rencontres qui rythment les samedi et dimanche ? On remarque très nettement deux pôles : l’un qui revient sur la puissance critique de la revue à interroger la société et la littérature et l’autre tourné vers la revue conçue comme lieu d’échange et de partage : s’agit-il de deux des axes que vous aviez envie de particulièrement privilégier ?

Hugo Pradelle : Comme pour chaque édition, la programmation du salon est portée par une double dynamique. D’un côté, des propositions qui émanent des revues elles-mêmes qui mettent l’accent sur une actualité, un numéro singulier ou qu’un thème, une question, un enjeu, interpellent particulièrement. De l’autre, Ent’revues invite des revues présentes à mettre en avant leur travail, expliquer leur choix, leur place dans le large paysage des revues actuelles. Plus que de parler de proportions – toutes les rencontres s’élaborent à partir des expériences de chacune des revues, faisant entendre leurs voix et voir leurs colorations particulières –, c’est de la manière dont elles congruent qu’il importe.

Car, comme vous le notez très bien, deux grands enjeux animent les plus de trente rencontres qui se dérouleront durant tout le week-end. D’abord, le rôle des revues dans la relation critique qu’il faut instaurer avec le contemporain, la manière dont des collectifs, dans l’espace différent des revues, interrogent la société, le politique, éclairent la complexité du monde, ou qu’elles conçoivent la littérature, le langage, la façon dont ils se modifient en permanence.

Les revues sont des espaces critiques majeurs assurément. Il est frappant cette année que plusieurs débats touchent à des enjeux politique majeurs, comme si les dérèglements de l’ordre du monde appelaient une réaction vive, ouvrait des questions urgentes. On parlera de la situation au Brésil avec Sens public autour du sociologue Jessé Souza, des solidarités en Grèce, de la liberté d’expression avec notre Emmanuel Pierrat et le Pen Club, de la parentalité complexe avec Marie-Rose Moro, des soins psychiques avec la rencontre imaginée par Marie-Paule Chardon… Mais, les revues offrent des manières de reconsidérer le collectif, le travail commun, la confrontation féconde des points de vue. Plusieurs rencontres, initiées par de jeunes revues, s’attacheront à mettre en lumière leur « atelier », Spasme, L’Allume-feu, Gros Gris, Boustro, La Mer gelée invitent les lecteurs à découvrir ce que Bouclard appelle « l’envers du décor ».

C’est vrai que le réel, le faire, la manière dont les revues partagent des idées, des formes, des opinions ou des savoirs, marquent clairement la programmation de cette 29e édition. C’est assez logique, les revues s’inscrivent dans le monde, considère le contemporain immédiat. On peut y entendre en tout cas la nécessité des expériences collectives, d’un véritable partage.

Mais ce n’est pas univoque et le programme veut surtout refléter une diversité, promouvoir une vivacité, un dynamisme. On pourra découvrir des équipes, des objets, célébrer des figures comme Jacques Cauda, Jean Prévost, Benjamin Péret ou Maurice Fourré, assister à des lectures… Bref, faire un tour dans l’univers des revues d’aujourd’hui…

Pouvez-vous nous parler des nouvelles revues qui, cette année, se joignent au Salon ? Les différentes revues arrivantes semblent se partager entre critique et création, pensons d’une part aux Cahiers Francis Jammes ou Critique d’un côté et de l’autre à La Mer gelée. En quoi est-il important pour vous de maintenir ces deux pôles, critique et créatif, au cœur du salon ?

Yannick Kéravec : La nature des nouvelles revues nous échappe, peut tenter de s’analyser après coup. Notre travail à Ent’revues est d’abord la recension, l’inscription dans l’annuaire des revues culturelles francophones vivantes. Chaque année nous en découvrons quelques dizaines, pour la plupart nées dans les deux années écoulées. Elles reçoivent l’information quant à l’ouverture des inscriptions en même temps que leurs ainées. Elles seront quelques-unes à venir se montrer. Déjà 2018 fut une belle année, 2019 bat des records. Elles reflètent la diversité des plus anciennes, avec les aspects émouvants des débuts, eti sont de plus en plus immédiatement abouties, de belle tenue. Pour certaines nous les découvrons à peine plus tôt que les visiteurs.

Et puis celles qui choisissent finalement de venir « affronter » le public du salon, des années, des décennies après leur création. Pour répondre plus précisément à votre question qui évoque ces nouvelles venues, il nous semble que la fonction critique de la revue lui est essentielle : par le temps qu’elle se donne, son regard légèrement distant, son indépendance, son travail de réflexion, elle échappe au tout promotionnel, au vite – et plus ou moins bien – fait. Son regard critique est d’une certaine manière une autre forme de création…Quant à la création proprement dite, il suffit de regarder la « rentrée littéraire » : Hélène Gaudy, Arno Calleja, Alban Lefranc, Lucie Taïeb, Sylvain Prudhomme… n’est-ce pas dans les revues que nous avons pu, d’abord, découvrir leur talent?

Dans ce Salon, vous avez également choisi de rebaptiser les deux salles des rencontres des noms de figures clefs de la vie intellectuelle disparues cette année : celle tout de Jean Starobinski et celle d’Antoine Emaz. Pouvez-vous nous dire comment s’est imposé à vous de leur rendre ce très bel hommage ?

Hugo Pradelle : On pourrait appeler les salles par des lettres, des chiffres, dire celle de gauche ou celle de droite… Au-delà de la plaisanterie, chaque année, nous donnons aux salles où se tiennent la trentaine de rencontres le nom de deux figures qui nous semblent importantes et qui comptent dans l’histoire des revues. La mort d’Antoine Emaz ne pouvait que frapper l’équipe d’Ent’revues. D’abord parce que son travail poétique s’impose d’évidence, comme celui de Franck Venaille récemment disparu lui aussi, mais aussi parce qu’il a accompagné des revues, donné des textes, partagé quelque chose de son œuvre. Que ce soit du côté de Fario, du Cahier Critique de Poésie, de Théodore Balmoral, de L’Étrangère, de Rehauts, de Place de la Sorbonne ou de L’Atelier contemporain… Les poètes cheminent en revue, ils y trouvent un accueil, une communauté, des relais… On voulait simplement faire un signe, rappeler une langue, un timbre et l’importance du rôle des revues pour la poésie. Pour ce qui concerne le grand critique Jean Starobinski, cela semblait une évidence. Parce que c’est un critique majeur, parce qu’il a participé à de nombreuses revues, qu’il y trouvait une autre temporalité, un lieu pour échafauder des œuvres, là aussi une forme de relais pour la pensée critique. Pour lui (on pourra lire sur le site d’Ent’revues le beau texte qu’il avait donné pour les 10 ans de La Revue des revues), « les revues ont constamment porté un visage » : on voulait que le salon porte le sien aussi.

Pouvez-vous nous parler de l’initiative « Potager des revues ». En quoi consiste-t-elle et comment prend-t-elle forme dans le Salon lui-même ? Est-ce là une manière d’inciter les plus jeunes à faire vivre les revues en leur en donnant le goût, une manière d’assurer une belle relève ?

Yannick Kéravec : Le Potager des revues est « le fruit » d’un travail de mémoire et de création, de poésie et de technique. Ent’revues compagnonne depuis l’origine avec l’IMEC, Institut Mémoires de l’édition contemporaine, qui rassemble des fonds d’archives de maisons d’édition, d’écrivains, artistes, de typographes, de philosophes… de poètes. Ces archives se trouvent à l’abbaye d’Ardenne, près de Caen. Depuis plus de 10 ans, des initiations à l’archive de poètes sont organisées avec des classes de collèges et lycées de Normandie. Animées par Bernard Baillaud, elles s’attachent depuis quelques années à des poètes et leur revue (Pierre-Albert Birot, Jean Tardieu, Jean Cayrol, cette année, Francis Ponge) par un travail sur l’archive, et des créations originales, des revues imaginées, conçues et écrites par des élèves, qui s’en inspirent, en relation avec les témoins, les ayants-droits. Depuis quelques années, le Salon est l’occasion, en plus, pour quelques élèves de présenter le résultat de ce travail au-delà de leurs cercles scolaires ou familiaux, à la rencontre du public. Nous sommes très attachés à cet accueil, qui réaffirme notre complicité organique avec l’IMEC, présente ce travail fort abouti qui fait un lien entre passé et futur, archives et création, revues anciennes et jeunesse.

Pouvez-vous également nous parler de l’expérience menée le temps du Salon par Tristan Félix ? En quoi consistera cette nouvelle « aventure participative » telle que vous la présentez ?

Hugo Pradelle : Tristan Félix, clown trash parfois, perfor(m)euse, écrivain.e sans cible, a animé la revue La Passe qui est, dit-elle avec son humour habituel, « en apnée depuis 2015 ». Lors de la 27e édition du salon, elle avait lancé l’expérience un peu utopique de faire une revue dans le temps du salon, rassemblant des interventions de tous ordres – graphiques, poétiques, intellectuels… On peut d’ailleurs consulter le numéro numérisé sur le site d’Ent’revues pour se faire une idée… Tristan Felix aime les interventions, l’impromptu, la liberté que donne la performance. Elle va circuler, discuter, débattre, rencontrer toutes sortes de revues… C’est une manière d’injecter de la fantaisie, de faire circuler une énergie, de se laisser surprendre par les interventions de chacun… On va se laisser surprendre par l’expérience… Il y aura même des danseurs de tango… On pourra retrouver Tristan Felix le dimanche à 17h30 pour voir ce que ça donne une revue en temps réel. Mais pas d’abonnement possible : le comité de rédaction s’autodétruira… jusqu’à la prochaine fois !

Je voudrais revenir avec vous sur la très belle définition des revues de Linda Lê que vous mettez en exergue dans votre programme : « La revue offre un espace vaste mais vivant à ceux qui hantent les marges de la littérature, c’est un promontoire des possibles qui se fait l’écho d’une voix venue d’ailleurs. » En quoi la revue demeure-t-elle toujours, selon vous, un espace d’expérimentations, un « promontoire des possibles » ? En quoi également demeure-t-elle plus que jamais un vivier de jeunes écrivains et de nouveaux critiques, de « voix venues d’ailleurs » ?

Hugo Pradelle : C’est intéressant que vous lisiez cette phrase avec une tonalité positive, comme une stimulation ou un entrain pour ceux qui font des revues, y participent ou les lisent. Chaque numéro de La revue des revues s’ouvre depuis un certain temps sur un texte libre que nous confions à un écrivain. Linda Lê, dans le no 61, propose un texte assez surprenant qui s’attache à des revues anciennes, que l’on lit avec le décalage du temps passé. C’est en parlant de l’expérience d’Hyperion au début du XXe siècle qu’elle propose cette sorte de définition possible des revues comme une aire offerte, disponible pour les expériences possibles, neuves, pour les aventures improbables, qui ne se tentent souvent qu’à cette échelle. Les revues ont toujours porté une énergie, une vigueur, une exigence, un accueil incomparables. Il s’y est noué des amitiés, des connivences, des groupes, il s’y est élaboré des principes esthétiques, des résistances aussi. Leurs formes, leurs temporalités, la manière dont on les élabore, rendent possible l’improbable, révèlent ce qui demeure dans l’ombre, sur une sorte de seuil. Les conditions de production des revues changent, les urgences auxquelles elles répondent aussi, mais leur nécessité, leur force, la liberté qu’elles offrent semblent à la fois nécessaires et d’une grande actualité. On y entend des voix, on y discerne des formes, des préoccupations, des idées : voilà ce qui ne change pas, qui se poursuit obstinément.

Enfin, l’année prochaine, le Salon de la Revue fête ses 30 ans : comment envisagez-vous sa vie de jeune trentenaire et que lui souhaitez-vous ?

Yannick Kéravec : Une pirouette, lui souhaiter trente ans de plus ? Pas même : lui souhaiter de n’être jamais à la retraite, que même avec quarante, cinquante, soixante… ans – et quelques degrés de plus –, se créeront encore des revues, que le relais sera transmis, et qu’elles trouveront toujours un havre pour se poser, échanger, retrouver force et inspiration.

Le 29e Salon de la revue se tient à partir du vendredi 11 octobre en nocturne, de 20h à 22h.
Samedi 12, de 10h à 20h
Dimanche, de 10h à 19h30
Halle des Blancs Manteaux – 48, rue Vieille-du-Temple – 75004 Paris

Rappelons que Diacritik vous donne rendez-vous de 13h à 14h, salle Jean Starobinski, en compagnie des revues Jef Klak, Spasmes et Zone Critique, pour un débat animé par Johan Faerber.