Pour une astropoétique : Laura Vazquez, Arno Calleja et Elitza Gueorguieva, par Anna Proto Pisani

Elitza Gueorguieva © Catherine Hélie/Gallimard

Un jour de mars, un messager des étoiles publiait les résultats de ses observations célestes : il racontait des massifs montagneux présents sur la lune, d’un nombre d’étoiles inimaginable dans le ciel, des planètes qui tournent autour de Jupiter…

Dessins de Galilée de la surface de la Lune, Sidereus Nuncius, 1610

Les rapports entre monde terrestre et monde céleste seront révolutionnés : l’imperfection terrestre sera projetée par ce livre jusque dans les astres, le monde deviendra d’un coup plus large et corruptible, la perfection et la causalité divine tomberont des cieux. Ce nouveau regard porté sur le ciel déterminera une révolution dans la conception du monde et le dépassement d’un système de pensée : le monde moderne est en train d’ouvrir le ciel. Ces observations furent effectuées pendant les nuits de l’automne et de l’hiver 1609 et 1610, grâce à des lunettes astronomiques plus puissantes, inventées par un auteur sidéral, Galilée. Le livre, Sidereus Nuncius, était écrit en latin et sera publié le 12 mars 1610.

Dans le noir de la salle de Montévidéo, des messagers des étoiles sont présents cette année, ils racontent leur exploration des rapports entre le ciel et la terre et leurs écritures. Je suis immédiatement projetée vers les étoiles et le Cosmos. Dans le noir de la salle, en apesanteur, la navigation débute. A nouveau, le regard porté sur le ciel peut changer la vie terrestre.

Orbite numéro 1: Astropoèmes

Les chiromanciens entrent dans le noir. Ils s’assoient à la petite table noire, coude à coude, en faisant de la place l’un à l’autre. Ils entonnent un chant à deux voix.

Les voix alternent avec des variations infinies, j’essaye d’identifier la logique de ce discours. C’est le fil d’une complicité indéfectible qui me guide dans cette exploration de la parole. Soudain, le nom du premier Signe du Zodiaque est scandé. Ce n’est pas mon Taureau, mais ce n’est pas non plus le Bélier, le premier signe de l’Horoscope. Voici que les mages-astrologues, Arno Calleja et Laura Vazquez, récitent impassiblement tout l’Horoscope, Signe par Signe, rubrique après rubrique, mais la logique est décomposée depuis le début. Si les douze Signes sont bien ceux de l’Horoscope, si demeurent des rubriques classiques (travail, amour, amitié, santé), l’inattendu et l’étrangeté rompent nos habitudes et nos attentes. Avec gravité et ironie, le duo énonce des constatations ironiques (Gémeaux « Personne / ne vous manque »), de petites épiphanies quotidiennes ou des événements extraordinaires (Taureau « vous serez témoin / d’une chose remarquable »), des désirs inavouables (Vierge « Est-ce que / vous voulez un fantôme / pour votre anniversaire? »), des prédictions (Sagittaire « Amour :/ préparez vous/ vous allez reconnaître quelqu’un / qui ne vous reconnaîtra pas »), des recommandations ou prescriptions (Vierge « dans la rue /regardez n’importe qui /vous voulez /un peu trop longtemps »)…

Mais les affirmations des poètes ne peuvent pas être enfermées dans une catégorie plutôt que dans une autre : cataloguer ou classer ce flux d’astropoésie est une opération impossible. Cette poésie est à la fois poncif, événement insignifiant, épiphanie, drame, désir, pronostic, prescription, remède et soin. La poésie horoscopique est surtout un journal du quotidien, dans toute sa texture infra-ordinaire qui s’ouvre, à travers l’expérience de la parole, à la décomposition de la logique commune, à la déconstruction du sens du réel et du discours qui est susceptible de le dire. Ainsi, un dévoilement brusque de la réalité, ou même un changement violent ou ironique du monde devient possible.

Voici que dans le noir de l’espace, j’assiste à une nouvelle modalité d’incantation. Les mots sont scandés, les fragments des phrases se succèdent, des nouveaux réseaux de signification sont créés les uns après les autres :

Balance « pris / sous le marteau / des sentiments /il faut parfois/ se laisser aplatir » ; Lion « allez lentement/ plus lentement/ une vie par jour/ pas plus ». A partir du quotidien, par des associations imprévues et par le dévoilement de l’absurdité ordinaire, les Signes astrologiques deviennent signes linguistiques, en se succédant. Sous l’emprise du Zodiaque et des étoiles, l’expérience d’une création a lieu : je suis sidérée.

La relation entre Poésie et Horoscope est vivante, forte, productive. Ces poèmes s’écrivent dans la relation entre parole, astres et affaires humaines. La Poésie naît comme Cosmogonie, récit de la création de l’Univers à partir du quotidien. La Poésie est une forme d’Horoscope dans sa capacité à projeter la vie humaine dans le ciel, à con-sidérer, à être avec le Cosmos pour dire le quotidien, raconter les influences des révolutions astrales sur la vie quotidienne, pré-dire l’avenir, exaucer un désir ; l’Horoscope est une forme de poésie, dans sa possibilité de parole qui surgit de la contemplation des planètes. Si le désir naît de l’absence de la contemplation des astres, en comblant ce manque d’étoiles, la poésie écrit les désirs. Les limites entre Horoscope et Poésie se révèlent fragiles. Des métaphores puissantes, des images corrélatives et une construction narrative élaborée modèlent l’écriture de l’Horoscope de l’astrologue américain Rob Brezsny, publié en France par l’hebdomadaire Courrier International. Les Astropoèmes sont proches de l’Horoscope de Brezsny, qui se lit d’une semaine à l’autre comme un roman.

Les deux expériences de parole sont pourtant différentes dans leur modalité d’écriture, liée à l’aléatoire des mots, à la force de la langue et à la dimension de la subjectivité dans le premier cas, fondée sur l’étude des configurations astrales dans le second. La fréquence d’apparition est aussi différente : épisodique pour les Astropoèmes, hebdomadaire pour l’Horoscope de Brezsny, pourtant dans les deux cas, elle est à chaque fois unique et singulière. Même dans les Astropoèmes la force des Signes du Zodiaque guide souvent l’émergence des images : le Lion est le symbole de la raison (« vous avez raison ») et de la force (« marquez / les personnes de votre vie / en les giflant »). Chaque fois, cependant, nous sommes induits en erreur par rapport à toute prévision possible et à toute concaténation logique. Si le bestiaire du Zodiaque est la source de cet imaginaire, la langue, avec ses associations imprévisibles et la capacité de perturbation de la logique commune, ou d’immersion exaspérée dans la logique commune, constitue le cœur de ces poèmes : Scorpion « Les enfants pensent / quand vous étiez enfant / vous pensiez ». Les images sont générées par les mots et par la langue, à travers la création de phrases qui se muent en une litanie hypnotique, récitées par ce fil de complicité sans faille entre les deux poètes. Combustible primaire, la parole progresse par la répétition, l’anaphore, l’assonance, l’allitération, le contraste, le contrepoint. Le langage crée le lien et le mouvement de la parole. J’avance dans l’espace de l’Astropoésie comme une cosmonaute, sans chemins ni sentiers tracés. Et je reste en orbite, entre un Signe et l’autre, en sidération.

Peut-on lire cette poésie ? Pas à en juger par le site d’Arno Calleja et Laura Vazquez, puisque chaque espace du Zodiaque est pour l’instant blanc. Pourquoi les textes n’y sont pas ? Espace en construction ? Je me perds dans ce vide. C’est à ce moment là que Piotr Ivan Illich, cosmonaute co-équipier, me fait signe en me rappelant à bord de notre vaisseau. La découverte est extraordinaire : l’espace vide n’est pas vraiment vide, le pronostic du Zodiaque est caché, sous le blanc : il est écrit blanc sur blanc. Une écriture blanche sur une feuille blanche, la lecture devient cartomancie. Cette écriture devenue invisible semble suggérer que la réalité n’est pas celle que nous croyons, elle est cachée, comme la voie lactée, désormais invisible à nos yeux. Nous pouvons finalement lire notre Horoscope, celui de l’année dernière, tout les deux Taureau, deux taureaux dans l’espace :

Amour : Vous faites le tour d’un grand rectangle vert /vous êtes flexible on adore toucher votre corps/ on partage le goûter avec vous / les oranges s’ouvrent / votre vie est bonne /mais il ne faut pas éclairer toutes les pièces/ vous le savez / vous risquez de vous couper ; Travail : Photocopiez-vous / Diminuez / Soyez fatigué parfois doutez du mal/ Tendez vos branches et vos oreilles ; Santé : Imaginez Dieu sur un canapé en train de pleurer/ à cause du sommeil à cause de la pluie, / faites surveiller vos grains de beauté/ un homme frappe à la porte, personne ne répond / est-ce qu’il attend ? Est-ce qu’il part ? Il aime la glace ou il aime le verglas ? / faites plaisir à vos organes / comparez la peine et la pluie.

Dans le site des Astropoèmes à chaque Signe est aussi associée une vidéo de sujet imprévisible : des pierres qui marchent pour le Taureau, une explosion dans le ciel nocturne de la Russie pour les Poissons, une chanson, Mowgli de PNL, pour le Sagittaire, une vidéo de six heures, toute noire avec un petit point blanc au centre, six heures de silence pour le Verseau, alors que pour le Signe de la Vierge est proposée une vidéo de quatre heures d’un homme assis en souriant. Là aussi l’expérience contingente et quotidienne est reliée aux éléments du Cosmos (vent, ciel, étoiles…) et dévoilée par ses limites extrêmes, proches de l’absurde. Le site se construit comme un objet de lecture et d’expériences hors du commun.

Mais peut-t-on répéter le vol ? Écouter les Astropoèmes a été une expérience performative, profondément différente de la lecture solitaire : j’ai assisté à un Oracle. Les mots ont traversé l’obscurité de la salle, comme les réponses le long du couloir de la Sibylle de Cumes. J’ai lu dans des feuilles. J’ai assisté au drame du référent. L’ordre logique et quotidien de nos vies n’est plus le même. Le poète et la poétesse étaient des Sibylles contemporaines. Je sors et je regarde le ciel, en apercevant lo squarcio, la déchirure, l’éclaircie.

Orbite n. 2 : Astroroman

Dans le noir du même espace, l’auteure Elitza Gueorguieva est déjà là, comme depuis toujours.

Iouri Gagarine qui atterrit dans une cour d’école en Bulgarie. Il enlève son casque et il plante un arbre. Et puis, chaque année, un astronaute différent enlève son casque et plante à son tour un arbre. Une forêt d’arbres plantés dans une petite école de Bulgarie par des astronautes soviétiques. Et voilà comment grandir avec le nez planté dans le Cosmos et le cœur qui bat au rythme de l’URSS. C’est ainsi que commence la performance d’Elitza Gueorguieva, autour du processus de création de son « roman par erreur » : Les Cosmonautes ne font que passer. Je suis tout de suite en orbite.

Tout va très vite. La petite fille grandit, devient une femme, déménage à Paris, fait des films, et décide de raconter sa vie, qui n’est vraiment pas sa vie et qui est pourtant sa vie. D’ailleurs, comment faire pour raconter sa vie ?
L’auteure raconte qu’elle s’est donnée plusieurs missions. Par les films d’abord, et voilà la cinéaste qui fait des repérages dans l’école de son enfance, dans le souci d’établir un rapport fort avec le réel. Des images vidéo montrent la cour de son école à travers les fentes du volet roulant d’une salle de cours. Je vois les arbres des cosmonautes : premier enracinement de cette histoire. Et puis un plan d’ensemble sur les tables d’écoliers. Elles sont vides. Les salles de cours ne sont pas différentes de celles du reste de l’Europe… Pourtant j’avais imaginé différemment l’Est. Mais dans l’Ouest de l’Europe, les astronautes n’ont pas planté d’arbres dans les cours d’école… Parfois dans l’Ouest, quelque auteur a inauguré l’école qui porte son nom, comme Marcel Pagnol qui, dans les mêmes années qu’Iouri Gagarine, a participé à la cérémonie d’ouverture du lycée qui lui est dédié, près de la montagne du Garlaban, toujours dans l’Est… cette fois l’Est de Marseille. Mais ceci est une autre histoire, bien plus terrestre. Reprenons notre fil spatial.

Une fois qu’Elitza Gueorguieva a atterri – elle aussi – dans sa cour d’école, la narration de sa vie ne sera plus exclusivement confiée aux images et aux films et prendra rapidement la forme de l’écriture, alors qu’elle ne l’avait pas prévu. Elle montre au public le premier objet de la série qu’elle dévoilera pendant sa performance : le livre N’être personne de Gaëlle Obiégly.
Un récit qui est une feinte d’autobiographie et qui montre comment en s’approchant de la vérité, elle recule. Ce livre, initiateur de l’écriture d’Elitza Gueorguieva, vient prendre spatialement sa place, dans cet espace noir, appuyé sur le côté de son ordinateur mac, pendant le temps de la performance. Pourtant, par la suite, l’auteur dit que ce texte, présenté comme un classique à l’origine de sa narration, a été publié seulement après le sien … Confusion dans l’espace-temps. Les pistes sont brouillées depuis le début. Voilà que l’auteure vient délicatement semer le doute sur la vérité de tout ce qu’elle est en train de nous raconter. L’écriture commence à manipuler le réel de sa vie. L’auteure raconte la crise : écrire un roman malgré elle. Le roman surgit comme une sorte d’erreur. Dans ce souci d’héroïser le destin individuel de la petite Elitza personne-personnage, à côté de Iouri Gagarine et d’elle-même, il faut créer d’autres héros et voilà la figure du grand père « vrai communiste » que campe le livre. L’intime se construit par le collectif, le collectif et l’intime construisent le quotidien. La vie de chacun est héroïsée par la vie de la Nation et par l’épopée soviétique, les héros de la Nation sont à l’origine de cette fiction, comme les planètes de l’Horoscope pour les Astropoèmes.

L’une des nombreuses missions de cette auteure dont la langue maternelle est le bulgare, la 4è pour l’exactitude, est d’ « arriver à se faire comprendre par les citoyens français ». Je suis sensible à la question. Elle décrit son écriture faite d’astérisques et d’espaces blancs qui énerve pas mal ses professeurs, que je découvre par la suite être ceux du master Création littéraire de la faculté de Paris VIII. Les astérisques ne sont pas des étoiles tombées sur la page blanche, des repères spatiaux pour trouver une langue et des pistes dans la narration ? En tout cas, la langue aussi, comme la vie, n’est plus l’authentique.

L’écriture entre en résonance avec les images et pendant sa performance, l’auteure, qui est aussi cinéaste, nous montre des bribes de documentaires et d’images télé de l’épopée soviétique, soigneusement repérées. Tout d’abord la vidéo de la chanson Petit nuage blanc, de la chanteuse bulgare Sylvie Vartan, exilée en France. J’écoute plusieurs fois cette chanson en bulgare, dont je ne comprends pas un seul mot, envoûtée par le kitsch des années 1990. Une sorte de Dalida ou de Raffaella Carrà exfiltrée du bloc soviétique ? Mais peut-on comparer les deux blocs ? Non. Je suis à l’Est, avec tout son exotisme qui me ravit depuis ici, l’Ouest. Avec ce petit nuage blanc, je suis toujours dans le ciel et dans l’air. Premier moment d’apothéose. Mais cette fois-ci le vol est moins ardu, et l’auteure – personnage Elitza décide de regarder plusieurs fois la vidéo pour comprendre comment redescendre sur terre, c’est à dire, en tant que Bulgare exilée en France, ne pas devenir elle aussi Sylvie Vartan.

La chute. Le moment topique de la performance de cette vie est lié au cœur de la vie de la Nation et de l’histoire de l’Est : la chute du mur de Berlin. Deuxième moment d’apothéose. Encore une fois, la narration-performance est complétée par des images documentaires. Sidération : à l’occasion de la chute du mur, la jeune Elitza voit ses parents s’embrasser pour la première fois de sa vie, c’est ainsi qu’elle comprend que le moment est extraordinaire et que Berlin n’est pas un homme. Encore une fois la narration se structure à partir de l’impact de l’histoire collective sur l’histoire quotidienne et sur l’infra-ordinaire : l’attente, la logique et le mythe sont déroutées par l’intime. Déconstruire le réel, avec tout ce discours qui le raconte, devient un jeu très plaisant.

Après quelques autres péripéties, la tension redescend. Le livre est abouti et la performeuse nous montre les cadeaux qu’elle a reçus à la suite de son écriture, un porte-clés en forme de cosmonaute, un t-shirt spatial, une pièce que Gagarine aurait emportée avec lui dans son voyage spatial…

Finalement, Elitza Gueorguieva confesse que tout ce qu’elle a raconté n’est pas vrai, mais n’est pas faux non plus. Grand final : « Le monde n’existe pas et toute la vie humaine se déroule dans la fiction ». Dans le sillon de l’autofiction, la perfo-romancière sème le doute sur la vérité de tout ce que nous venons d’écouter. Le récit autobiographique devient la fiction d’une vie ou le discours d’une vie potentielle, comme une des contingences offertes par un Horoscope, sous le Signe du Communisme cette fois-ci. C’est ainsi que la créatrice d’une autofiction cosmique vient introduire le doute sur l’existence même du Cosmos et parler du caractère fictionnel de toute vie. Maintenant, je ne sais plus où je suis.

Performance ou présentation d’un livre ? Je suis dans le noir, dans un silence absolu, une écrivaine devenue performeuse a créé un monde fait d’images, d’objets, d’émotions, de climax, d’un dénouement. Un espace nouveau s’est ouvert à moi à partir des images spatiales de Gagarine, et d’un défilé d’extraits de films documentaires du bloc communiste. J’ai participé à l’apothéose des mythes de la Nation et à leur déchéance. J’ai assisté à une mise en scène du livre, dans un espace théâtral. Je sors enchantée du spectacle pour … acheter le livre. Catharsis ou chute finale ? Fin du communisme et fin de l’apothéose. Je quitte Montevideo avec la sensation que le spectacle l’emportera sur la lecture. Si l’adresse au public qui a soutenu toute la performance m’a tenue en apnée dans cet espace noir, devenu sidéral pour l’occasion, je me demande quel sera mon degré de liberté face à une adresse à la deuxième personne qui se présente comme beaucoup plus coercitive dans la lecture d’un livre. Exploration à suivre.

Atterrissage n. 1

L’astroroman dans mes mains, je poursuis cette exploration spatiale. Voici que je traverse maintenant un univers qui se développe tout dans le ciel, dans la première partie du roman, tout sur terre, dans sa deuxième partie. Je suis entièrement projetée dans ce monde narratif par un récit à la deuxième personne, cette adresse directe qui me rend non seulement lectrice, mais aussi protagoniste. Une drôle de propulsion à vraie dire : j’essaye de m’immerger dans un livre qui m’éjecte à son extérieur, je ne sais plus je suis, où est mon espace entre le livre et moi-même, lire n’est pas si confortable. Cette adresse narrative me déstabilise : l’affirmation du « tu » est forte comme une injonction, je me dois de devenir ce personnage principal, et du coup, moi, je ne sais plus qui suis-je. Je découvre un monde qui est tout de suite posé comme mon monde, pourtant y rentrer n’est pas si facile : je ne suis pas l’instance narrative et je ne peux point y intervenir ou changer quelque chose. Mon identité se morcelle et se recompose à l’instar de la mosaïque de ma cour d’école au début du livre qui devient la « mosaïque générale » d’une vie à la fin du roman. Ce « tu » devient le seuil d’un mouvement vers l’autre nécessaire à la construction du soi.

Me voilà ainsi précipitée dans ce roman de construction qui décrit mon passage de l’enfance à l’adolescence, pendant le moment historique du passage de la Bulgarie communiste à celle de la « transition démocratique ». En tant que petite fille bulgare, je vis toute mon enfance la tête levée vers le ciel. Et je ne suis pas la seule. Tout mon monde est constellé de symboles spatiaux : la mosaïque de mon école représentant Iouri Gagarine en plein milieu d’une conquête spatiale, les sapins de mon école plantés par les cosmonautes, la Journée internationale de la cosmonautique le 12 avril qui célèbre la première expédition dans l’espace de la part de notre héro Iouri Gagarine, des fusées et des astronefs en métal rouillé comme jeux dans les jardins d’enfants, l’amitié qui se définit éternelle, les noms des rues et des écoles qui portent les noms des cosmonautes… Le livre s’ouvre sur cet espace spatial apprivoisé par moi-même, petite fille découvrant pour la première fois ce mot, comme un espace spécial. Le 12 Avril est la date autour de la quelle s’organise la ritualité du pays et s’expriment les rêves de chaque enfant : se transformer en cosmonaute. Devenir Iouri Gagarine est aussi mon rêve et ma mission. Tout se construit dans cette projection céleste : le ciel et l’espace représentent une perspective de progrès mais surtout d’élévation et d’enchantement proposée par le monde communiste. Dans les cieux il n’y a plus de dieux, mais il y a des hommes et même des femmes, comme Valentina Terechkova, soviétiques et même bulgares, comme Gueorgui Ivanov, tous et toutes cosmonautes. Le monde tient, avec ses héros sur terre et la possibilité de les propulser dans l’éther.

Mais un jour un mur tombe et le ciel s’effondre.

Le séisme qui suit la chute du mur de Berlin aura des conséquences inédites. Tout se retourne et la voûte céleste s’écroule. Mes parents s’embrasseront pour la première fois, par exemple. Et puis, total changement de programme. Mon école ne s’appellera plus Iouri Gagarine, mon amitié ne sera plus éternelle et n’aura plus aucun intérêt en commun, l’intérêt commun se transformera en intérêts individuels, l’on découvrira que les voisins disparus étaient des anarchistes déportés dans des camps et jamais revenus, mon amie m’apprendra que Iouri Gagarine n’était pas le premier homme dans l’espace et que le sapin planté par lui-même n’avait pas survécu, mais avait été remplacé par une copie conforme. Les cosmonautes sont passés, les groupes rock les remplaceront. Mon idole devient désormais Kurt Cobain des Nirvana, mes missions ne sont plus spatiales mais musicales. Il est maintenant difficile de demeurer un héros à l’Est, les héros sont tous virés, y compris un héros réel et vivant comme mon professeur de littérature… Même le premier vol dans l’espace se révèlera un vol fictif, l’orbite était trop haute, le vaisseau Vostok avait pris feu et Iouri Gagarine avait dû être éjecté et atterrir avec son parachute. Le vrai se transforme en faux, les icônes se révèlent des images, rien n’est plus vraiment vrai : « comme avec les communistes, les baskets Nike, les sapins et les cassettes de Nirvana : en fait rien n’est vraiment vrai ». C’est maintenant que les spectres et les ombres des fascistes se réveillent dans l’esprit de mon grand-père communiste émérite placé à l’hôpital. L’apothéose devient l’apocalypse.

Les cosmonautes ne font que passer, c’est le premier roman d’une jeune écrivaine. On y retrouve quelques tics de jeunesse comme quelques formes complaisantes et un peu gadget, un foisonnement adjectival parfois excessif et virtuose, ou toutes ces listes en trois parties, sur lesquelles je m’interroge encore. Mais ce livre tient le pari de la lecture. Le système d’apposition en forme ternaire, même si parfois un brin trop répétitif, construit tout un système de références internes et des concepts qui suivent avec esprit et humour la description de la rupture d’un système politique et sociale : ainsi par exemple le « grand-père vrai communiste » qui devient « communiste désespéré » et « communiste émérite », ou alors le « placard connu pour ses difficultés d’accès » remplacé dans la deuxième partie du roman par un « placard très facile d’accès » et ainsi de suite, tout le long de la narration. Écrit dans une langue étrangère, le français, avec un choix narratif à la deuxième personne, ce roman pose une distance qui permet d’explorer un monde en rupture. L’effondrement d’une identité nationale et collective est décrit en écho avec la construction personnelle et individuelle du personnage principal. L’auteure nous amène avec elle, en montrant d’être préoccupée par l’urgence de la rencontre avec le lecteur. Après mes résistances de lectrice, une fois que la lecture est terminée, je suis euphorique d’avoir vécu de l’intérieur ce moment historique crucial de l’Europe de l’Est, d’avoir traversé ce monde exotique et réuni nos deux Europe, grâce à ce récit à la deuxième personne. L’ironie puissante qui traverse ce roman d’un bout à l’autre me tient en suspension. J’ai encore une fois envie de me retrouver en orbite pour mettre à nouveau le ciel à sa place.

Toujours en orbite : pour une Astropoétique

Après ces deux premières explorations, l’aventure d’une Astropoétique s’ouvre à moi. Face à un langage, à une littérature et une filmographie qui regorgent de réalisme, en se noyant souvent dans les limites du réel, d’un langage fonctionnel écrasé sous le poids de l’existant et sous l’impulsion à le reproduire, j’ai envie de continuer ce périple spatial qui permet de voir la terre au sein de sa galaxie. Cet envol permet de voir à nouveau l’invisible, observer les projections humaines éjectées dans le ciel, à côté des satellites et des déchets, découvrir des textes cachés, voir des constellations. Partir en orbite pour voir la « terre orange », comme disait Iouri Gagarine, ou comme un « petit point bleu », comme disait Neil Armstrong, ou alors « bleu comme une orange », selon le mots du poète visionnaire Paul Éluard, qui avait anticipé et synthétisé les visions de deux cosmonautes déjà en 1929, à une époque où l’espace ne regorgeait pas de satellites. Rétablir le lien entre la terre et le ciel pour ne pas mourir sans paroles, pour retrouver le possible face au réel, pour repousser les limites de l’impossible, pour redonner au ciel sa place de ciel, et y remettre les étoiles. Un envol extra-terrestre pour créer un nouveau langage poétique, pour traverser la sidération et projeter à nouveau l’Utopie et l’action dans nos considérations terrestres.

Astropoèmes est une lecture qui s’est tenue le 27 septembre 2017 dans le cadre du festival Actoral, à Montévidéo à Marseille; mais aussi un site internet et un espace facebook.
Elitza Gueorguieva, Les cosmonautes ne font que passer, éd. Verticales, 2016, 16 € — Lire un extrait