Sylvain Prudhomme : « La carte est à la fois une promesse de réel et déjà une fiction » (Par les routes)

Sylvain Prudhomme Par les routes © Christine Marcandier

Sylvain Prudhomme signe l’un des plus beaux romans de cette rentrée, Par les routes, d’une (apparente) simplicité troublante et vertigineux jeux de miroir, entre réel et fiction, puissance de l’imaginaire et illusions perdues (lire ici) ; un vertige et un trouble au cœur même du grand entretien que Sylvain Pruhomme a accordé cet été à Diacritik.

Quelle a été l’inspiration de Par les routes ? Sans évoquer encore les différentes pistes que suggère le roman lui-même, nous y reviendrons, je me suis demandé si la naissance de ce livre était liée à ton expérience de l’auto-stop le long de la frontière qui sépare les États-Unis du Mexique dont tu as livré le reportage à la revue America (2018, n°6) : 12 jours, 3200 kilomètres, des polaroids de ceux qui t’ont pris en stop, des « notes sur le vif » de ces rencontres… Le roman est né lors de ce voyage ou était-ce un projet antérieur ?

Le roman était déjà bien avancé quand je suis parti faire ce reportage. Même si la chronologie apparente peut laisser penser le contraire, c’est le roman qui m’a donné l’idée du reportage, et non l’inverse. Au cœur du livre, il y avait ce personnage d’autostoppeur-collectionneur, qui photographie chaque automobiliste rencontré – fantasme qui m’avait souvent traversé par le passé pendant mes voyages en stop, sans que jamais j’ose aller au bout. Lorsque la revue America m’a proposé de partir, j’ai sauté sur l’occasion. Je me suis acheté un polaroid. Au début du voyage j’ai fait des photos assez ratées, à bout portant, à l’intérieur de l’habitacle, trop près, trop sombres. Je ne voulais pas déranger, je photographiais en m’excusant un peu, avant de descendre. Et puis peu à peu j’ai pris de l’audace, je me suis habitué à entraîner les automobilistes dans une sorte de jeu, à leur demander de coopérer, de sortir de leur voiture pour faire la meilleure photo possible, devant leur véhicule, bien dans lumière. Les photos se sont améliorées. Je suis revenu à l’écriture du roman et autant le roman avait inspiré le reportage, autant le reportage a ravivé utilement des sensations d’autostop sur lesquelles j’ai pu revenir dans le texte.

Sylvain Prudhomme, Par les routes © Christine Marcandier

Sacha, le narrateur du roman, est écrivain, il s’est installé dans le Sud de la France pour « entamer une nouvelle vie », « peut-être renaître » et il rêve d’un « livre qui viendrait d’un coup en quelques semaines à peine », dans un « élan », une « fulgurance ». C’est ainsi qu’a été composé Par les routes, dans cette fulgurance ?

J’aurais bien aimé mais non ! La table rase rêvée par Sacha est un fantasme. Un ami m’a raconté ce constat que faisait le photographe Bernard Plossu, autostoppeur s’il en est, pourtant : « Je suis Bernard Plossu 5% du temps. Le reste du temps je suis l’assistant de Bernard Plossu ! » L’écriture de Par les routes s’est étalée sur environ 2 ans, hachée comme toujours par les contraintes de la vie matérielle. Mais c’est quand même allé nettement plus vite que pour mes précédents livres. Je partais d’un matériau documentaire moins conséquent que pour Les Grands ou Légende. J’avais une sensation nouvelle, d’une liberté plus grande, d’un abandon à la fiction qui à la fois m’effrayait un peu et me grisait. Parfois je suspendais l’écriture pour repartir à la pêche au matériau, en stop ou en voiture, au gré des noms de villages qui apparaissent dans le livre, Allons, Viens, La Réunion, Azur, Orion, Camarade. Dans l’ensemble, il y a eu moins de tâtonnements que les fois précédentes. Le livre a tout de suite pris la forme générale qui est ensuite restée la sienne. Je cherchais une forme de ligne claire, d’épure, et pour l’atteindre il me semblait intuitivement qu’il fallait s’abandonner à une certaine vitesse de composition.

Le mot « route » est très lié au récit, dès les titres de nombre de romans, pensons ne serait-ce qu’à Kerouac ou Cormac McCarthy, dont Sacha lit d’ailleurs Le Grand Passage (et non La Route…), deuxième volume de La Trilogie des frontières, justement. Cela me suggère deux questions, mais je poserai la seconde en toute fin de notre entretien. Est-ce qu’il a été compliqué de trouver ce titre, Par les routes, tant le mot est déjà utilisé en littérature ? Et est-ce que Par les routes a toujours été le titre de ce livre ?

Bien sûr Kerouac est là tout près, un peu écrasant. Mais il me semble que le pluriel change considérablement la couleur du mot. Dès qu’on parle des routes, au pluriel, on entend la question des choix, des chemins qui se rencontrent et se séparent. La différence est nette avec la promesse que renferme le titre au singulier (visions d’asphalte, de bitume, d’âpreté brûlante, d’aventure à hauteur de voyageur, comme dans les photos de Robert Frank que j’adore, comme j’adore Kerouac). En termes cinématographiques, je dirais qu’avec le pluriel on enclenche d’emblée un plan plus surplombant, qui fait surtout ressortir les trajectoires. Je pense à la fin magnifique de Down by law de Jim Jarmusch, où l’on voit de très loin Tom Waits et John Lurie qui, après s’être séparés à un carrefour, disparaissent à l’horizon, chacun de son côté. J’ai vu ce film il y a peu et il m’a bouleversé : trois types qui se rencontrent par hasard dans une cellule, qui vivent quelques mois d’une intensité incroyable ensemble, et puis qui retournent chacun à leur vie ; j’étais ravi de cette simplicité magnifique, je me suis dit : voilà ! Voilà ce que je rêve de faire ! S’il y a eu difficulté dans le choix de ce titre, c’était plutôt d’oser cette simplicité. « Par les routes », c’est tout ? Ça me paraissait trop court. Comme il y a quelques années avec le titre Les Grands. J’étais parti sur quelque chose de plus long, je cherchais « les grands ci », « les grands ça». Et puis une amie m’a dit : Et juste « Les grands » ? Au début ça me paraissait un moignon de titre. Et puis j’ai réalisé que ça suffisait. Que le mot y gagnait en force.

Le récit naît, dès les premières lignes des retrouvailles entre Sacha, narrateur du livre, et « l’autostoppeur » qui ne sera jamais désigné autrement. Ils ont été amis, colocataires, compagnons de route et leurs chemins se sont séparés pendant des années. Ils se retrouvent par hasard à V., petite ville du Sud de la France dans laquelle Sacha vient de s’installer. Il y a donc ellipse du nom de l’autostoppeur, être insaisissable qui provoque le désir et installe le manque. Pourquoi avoir aussi élidé le nom de la ville ? Elle devait être, comme l’autostoppeur, un centre irradiant, dans une présence/absence ?

V. était un simple nom de travail au départ. V. comme ville, en attendant de décider. Et puis c’est resté. En écrivant je pensais constamment à Arles, où j’habite. Mais dès qu’on nomme un endroit réel (comme je l’avais fait pour Arles dans Légende), on se retrouve face à une question qui cette fois n’était pas centrale pour moi : décider comment on représente ce lieu, quelle image on en donne, ce qu’on décide d’en montrer ou non. Là je voulais que V. reste un lieu que chacun puisse remplir de son propre vécu, une ville seulement caractérisée par un certain nombre de traits aisés à se représenter : sud-est, province, isolement relatif, taille humaine, douceur, promiscuité parfois excessive.

Je ne voulais pas non plus que l’autostoppeur ait un prénom. Tout prénom, quel qu’il soit, rattache à un milieu, donne des indices. Je ne voulais pas qu’on ait cette prise sur lui. C’est un personnage qui du début à la fin est regardé de l’extérieur, à partir de ce qu’en voient Sacha et Marie. On sait qu’il part, qu’il revient. Jamais de façon certaine ce qu’il fait dans l’intervalle Tout son mystère, son énigme viennent du fait qu’on n’a pas accès à sa vérité. C’est d’être absent qui le rend omniprésent.

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Le roman est construit autour de cinq personnages principaux, Sacha, l’autostoppeur, Marie, la compagne de l’autostoppeur, Agustin leur fils et Jeanne, amie de Marie. Le récit suit leurs désirs, les triangulations du désir entre Sacha, Marie, Jeanne et l’autostoppeur. Dirais-tu que le désir, présent dès l’exergue empruntée à Bernard de Ventadour, le désir autour d’un chiffre pourtant impossible (« cette situation où il est rare que le désir monte, quatre est un chiffre trop carré, deux et deux ») est le grand sujet de ce livre ?

Le désir est au centre du livre. Au début, je refusais de me l’avouer. Je me racontais que j’écrivais un livre sur la France vue depuis l’autoroute, sur l’autostop comme métaphore de la vie ; ça avait l’air très abstrait, très conceptuel…. Et puis quand quelques premières personnes l’ont lu, mon éditeur, ma compagne, j’ai senti qu’ils étaient vraiment surpris : mais en fait c’est un roman d’amour ! (Honte aussitôt : hou hou les amoureux ! Et joie en même temps, de l’avoir fait presque sans le vouloir, à mon insu – ce qui était peut-être la seule façon). A partir de ce moment, s’il y a eu retravail, ç’a été dans ce sens : m’avouer que les vraies lignes de force du livre tenaient aux rapports entre les personnages. Tenter de creuser ça. De donner un maximum d’intensité à la violence lente du départ de l’autostoppeur. Un maximum de densité à l’histoire de Marie, à celle de Sacha. Qu’on puisse se mettre à la place de chacun. La place de Marie est devenue centrale.

L’autre grand sujet de ce roman est le temps. L’exergue l’annonce (« Le temps va et vient et vire »), c’est le temps du souvenir (l’amitié antérieure de Sacha et de l’autostoppeur, un récit qui a commencé 5 ou 6 ans avant le début du livre), le présent tissé des départs et retours de l’autostoppeur, et le futur que tentent de construire les personnages. C’est surtout l’espace devenu temporalité, ce que tu montres dans un passage magnifique sur l’autoroute, espace devenu temps, « une quantité de temps qu’on regarde fondre ». C’est le temps « écrasé, condensé cristallisé » du projet de Sacha, le tien aussi ?

Sacha essaie d’écrire un livre où le temps serait presque aboli. Dilater le présent, le scruter dans toute son épaisseur, zoomer à tel point dans sa richesse qu’on finisse par s’y perdre. Ça rejoint une dimension essentielle pour moi dans les livres que j’aime : ils nous plongent dans les situations. Ils ne dissertent pas sur la vie, ne la commentent pas, n’énoncent pas de grandes vérités sur le monde : ils recréent un présent de sensations. Ils font revivre des scènes dans leur complexité, leurs ambiguïtés, leur confusion de sentiments. Il n’y a que la littérature qui peut cela. Et peut-être le cinéma. Sacha fait fausse route car ce qu’il rêve est impossible : ce présent absolu ne peut être qu’un fantasme. Le temps passe, malgré tout. Il finit toujours par tout emporter. Et je vois bien que c’est toujours, in fine, ce que j’essaie de raconter dans mes livres : comment la vie passe sur des êtres. Comment le temps les modifie, les emporte. De quelle façon ils se tiennent dans le temps, avant de passer. Je me rappelle mon émotion en découvrant l’exergue de la dernière partie du Jardin des plantes, de Claude Simon. Une citation de Flaubert qui m’avait bouleversé, choisie par un homme qui se savait en train d’écrire le dernier chapitre de ce qui serait probablement son dernier livre, sorte de regard rétrospectif sur 80 ans de vie, d’écriture, de batailles : « Avec les pas du temps. Avec ses pas gigantesque d’infernal géant. »

Je disais tout à l’heure que Par les routes suggère un certain nombre d’inspirations. Sacha a quitté Paris et s’est installé à V. en emportant seulement deux sacs de vêtements et livres. Il dispose ces livres dans son meublé, 20 livres dont tu cites quelques titres seulement : Corrections de Thomas Bernhard, Abrégé d’histoire de la littérature portative de Vila-Matas, Les Géorgiques de Claude Simon, El coronel no tiene quien le escriba de Garcia Marquez et Pour un Malherbe de Ponge qui sont, pour Sacha, « une injonction à l’exigence et au travail ». Ces livres sont pour toi aussi une « force de rappel », une « piqûre » ?

Bien sûr, au moment de faire la bibliothèque idéale d’un de ses personnages, on en profite pour faire aussi un peu la sienne. Tous ces livres me sont très chers. Des sortes de boussoles, d’aiguillons à l’audace, chacun à sa façon. L’incroyable réserve de récalcitrant de Bernhard. La densité fascinante de chaque scène chez Claude Simon. La liberté merveilleuse de Ponge à qui on avait commandé un petit livre scolaire sur Malherbe et qui aboutit finalement un monstre de 300 pages à peu près impubliable, où il parle de la mer à Caen. La folie palimpseste de Vila Matas. La grâce du récit de Garcia Marquez, tout en attente, en dénuement, en patience, jusqu’à la chute bouleversante. Ils n’ont pas forcément de rapport avec ce qui m’a occupé dans Par les routes. Mais ce sont des livres auxquels je pense souvent pour leur liberté, assez puissante pour se communiquer à nous qui les lisons. Des livres qui sitôt lus agrandissent le territoire des possibles. Et qu’est-ce qui est plus beau que de sentir à chaque page, chez un auteur, combien il est libre.

À côté de ces livres, il y a ceux que tu ne cites pas, ou bien plus tard et de manière oblique et qui me semblent absolument fondamentaux dans l’inspiration et la composition de Par les routes : arrêtons-nous d’abord sur Édouard Levé, qui me semble l’inspiration principale du personnage de l’autostoppeur. Si Sacha est écrivain, l’autostoppeur n’est « pas reporter, pas écrivain, pas photographe », comme le lui dit Jeanne, pourtant il compose lui aussi une forme d’œuvre, non éditée, plus du côté de la performance avec ses séries de voyages (« voyages à l’étranger sans quitter la France », « voyages gastronomiques », « voyages anatomiques », « voyages impératifs », « voyages amoureux »). Il a été inspiré par Levé, cet écrivain et artiste qui faisait du faux avec du vrai, sa série Angoisse (évoquée page 166) et ses autres séries à programme systématique, sa volonté de faire de sa vie une œuvre ?

Levé est un de mes écrivains préférés. Autoportrait, Œuvres, Suicide sont pour moi des chefs d’œuvre. Je peux citer par cœur de très nombreuses phrases d’Autoportrait, preuves absolues pour moi qu’avec des mots très simples on peut produire des énoncés non seulement profonds, mais peut-être jamais formulés comme tels : « J’archive. » « Je n’ai rien contre le réveillon. » « Je suis calme dans les retrouvailles. » « Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé. » Si quelqu’un a joué des noms de lieux, s’est amusé à en dresser des listes loufoques, c’est bien Levé. Il est partout dans le texte, et sans doute dans les projets de l’autostoppeur, c’est vrai. Son mélange de fantaisie et de gravité. La poésie donquichottesque, presque absurde de ses entreprises. Ses portraits d’homonymes photographiés avec grand soin, trouvés au hasard du bottin, Charles Baudelaire, Eugène Delacroix. On peut effectivement se demander si l’autostoppeur n’a pas quelque chose d’un artiste, si du début à la fin il n’entraîne pas sciemment tout le monde dans une grande œuvre collective qui se confondrait avec la vie même. Tient-il tous les fils, pour arriver à cette scène finale qui est comme l’aboutissement de sa vie ? Ou est-ce surtout un type un peu paumé qui à force de n’écouter que son désir finit par fracasser son propre bonheur ? Je voulais que le doute demeure.

Tu mentionnes également Risibles amours de Kundera, Le Grand Passage de McCarthy, L’Île de Stuparich, autre écrivain des frontières, mais, tu ne cites ni Topographie anecdotée du hasard de Spoerri ni Un livre blanc de Vasset, or ils me semblent très présents dans ce roman, j’ai tort ?

J’ai lu Un livre blanc de Philippe Vasset à sa sortie il y a une dizaine d’années et il ne m’a jamais quitté. Il est sans doute là partout dans ce texte, ayant infusé en moi au fil des années : les allers-retours entre la carte et le concret des espaces visités, entre la rêverie à partir d’un rectangle de papier et le choc avec le réel, tout cela. La lecture de La Topographie anecdotée du hasard en revanche est venue plus récemment, grâce à la réédition qu’en a donnée Le nouvel Attila. C’est un merveilleux livre, un de mes préférés maintenant. Mais je ne l’avais pas encore à l’esprit.

Et puis il y a ce livre de Marco Lodoli que traduit Marie, un livre sur « la vie qui passe. Le temps qui s’en va. C’est tout simple, il n’y a jamais rien de spectaculaire » comme elle le dit à Sacha qui répond : « Qu’est-ce qu’il faudrait raconter de plus, (…) c’est la seule chose à raconter ». Marie fait lire à Sacha Les Prétendants de Lodoli. Est-ce que Lodoli est lui aussi l’une des grandes inspirations de ce roman ?

C’est la principale. Notamment le troisième récit de la trilogie Les Promesses, avec ce personnage du magicien, Vapore, qui s’en va peu à peu, quittant les siens. Un homme qu’à la fois on aime pour sa liberté, et qui en même temps, par cette liberté même, agace, fatigue. Un personnage presque frappé d’une malédiction, qui ne peut pas rester, c’est plus fort que lui, quelque chose toujours le tire vers ailleurs, l’emporte. Cela m’a bouleversé. Cette sorte de fatalité, et l’élégance avec laquelle ceux qui partagent sa vie respectent sa liberté, ne cherchant pas à l’entraver, en acceptant les conséquences. Les livres de Lodoli sont presque toujours racontés par quelqu’un qui assiste au passage de la vie des autres. Des sortes d’anges suspendus au-dessus du temps, qui regardent les autres grandir, vieillir, vivre leur vie d’hommes et de femmes, puis s’en aller.

Lodoli est publié en France chez P.O.L et il est traduit par Louise Boudonnat. Marie est une version fictionnalisée de cette traductrice et peut-on lire un rapport réel/fiction dans ce personnage ? Ou est-elle simplement Marie, dès la poésie de la Renaissance anagramme littéraire du verbe aimer ?

J’ai contacté Louise Boudonnat alors que le livre était déjà écrit. Je ne savais rien d’elle, sinon que sa traduction m’avait ébloui. En réalité elle habitait tout près de chez moi, à Sète, à une heure à peine d’Arles en train. Je suis allé la voir. Elle est venue me chercher à la gare, m’a emmené boire un verre à une terrasse du quartier de La Pointe courte, au bord de l’eau. Merveilleuse rencontre, comme je ne doutais pas qu’elle le serait : Louise est très joueuse, et a tout de suite souri à l’idée que Lodoli et sa traductrice soient à leur tour transportés dans une fiction. Plus tard elle m’a écrit de Rome, de la table de son café fétiche, un petit coin perdu près de Colle Oppio, d’où elle me décrivait les silhouettes qui l’entouraient. Alors à mon tour, à la toute fin du livre, je me suis amusé à envoyer Marie et Sacha à cet endroit. Quant au choix du prénom, Marie s’est imposé tout de suite. J’aime pour les personnages et dans la vie les prénoms simples, intemportels, solides. Marie, pour une femme, c’est le prénom absolu. Je ne sais pas si pour les hommes il existe un prénom aussi universel. Hugo utilisait Jean. Il le redouble même pour inventer son personnage le plus célèbre : Jean Valjean, pour dire simplement« un homme ». À la fois celui-là et tous les hommes.

Et il y a ce texte de Luca Sau, La vie passagère, fondamental dans l’histoire de Marie, un livre que je ne connais pas et dont je n’ai pas trouvé trace. C’est une référence fictive, une construction ?

La vie passagère est le titre que j’ai failli donner au livre tout entier. J’aimais cet adjectif passager. J’avais l’impresssion de l’utiliser presque comme un néologisme, j’étais content de ma trouvaille ! « La vie passagère », pour dire la vie en tant que passager (automobile). Comme on aurait dit « La vie pieds nus ». « La vie corsaire ». « La vie mousquetaire ». Mais ce sens-là s’entendait moins que le sens philosophique de l’adjectif, un peu pompeux, qui donnait à l’ensemble un côté méditation sur le côté éphémère de la vie. J’ai donc décidé d’y renoncer. Et je me suis consolé en donnant ce titre au livre totalement fictif traduit par Jean, l’ancien amoureux de Marie. Quant à Sau, c’est le nom d’un joueur de football sarde de deuxième division, du club de Cagliari si ma mémoire est bonne !

Il faut encore mentionner Flaubert et son Éducation sentimentale qui est sans doute le grand référent du roman, présent/absent lui aussi. C’est le prénom Marie, bien sûr qui le suggère, et surtout le titre du projet de Sacha, La Mélancolie des paquebots, son aveu que « la fameuse ellipse de l’Éducation sentimentale » est « le point de départ de tout <s>on projet », c’est sa volonté d’écrire à rebours de Flaubert (« comme une promesse d’expansion — à l’inverse de Flaubert dont tout l’effort était de ramasser »). C’est le jeu constant de ton roman sur les ellipses, cette volonté d’écrire le contemporain (un « absolu présent », écris-tu page 58), cette manière dont le récit suit les flux des désirs des personnages, épouse des voyages aussi bien spatiaux qu’intérieurs. L’Éducation sentimentale a été pour toi comme pour Sacha le « point de départ » et le grand référent de Par les routes ?

Flaubert a été au centre du projet qui occupe Sacha, cette mélancolie des paquebots que j’ai vraiment tenté de mener à bien il y a une dizaine d’années. À l’époque j’ai dû en écrire 200 pages, lesquelles dorment toujours dans un carton où il est sans doute heureux qu’elles soient restées : c’était immobile, vraiment immobile ! Pendant l’écriture de Par les routes, en revanche, la référence à L’éducation sentimentale n’était plus au centre – plus consciemment en tout cas. Pour ce qui est de l’ambiance et d’une certaine lenteur, d’un côté irrésolu des désirs, d’une attente, je pensais par exemple davantage aux petits chevaux de Tarquinia, de Duras.

Par les routes est dans cette filiation flaubertienne mais on ne peut pas ne pas penser, aussi, à l’Odyssée: Marie est une Pénélope contrainte d’attendre le retour de son Ulysse, qui traduit comme son aînée grecque tisse, le titre du livre de Lodoli qu’elle a traduit et qu’elle donne à Sacha, Les Prétendants, fait penser, bien sûr à Homère, de même que les voyages de l’autostoppeur… Tu avais cette référence en tête, ou j’extrapole ?

Je n’avais pas vu ce sens possible du titre Les prétendants. Le côté Pénélope de Marie, en revanche, oui. Mais une Pénélope qui se lasse et finit au bout d’un moment par prendre le large à son tour, redevenir actrice de l’histoire, et même narratrice, puisque pendant 3 longs chapitres c’est elle qui parle et raconte. C’était essentiel pour moi qu’elle reprenne la main. Je me suis rendu compte que c’était le personnage dont la question, au fond, me touchait le plus: jusqu’à quel point est-on prêt à épouser la liberté de celui ou celle qu’on aime ? C’est la liberté de l’autostoppeur qui a séduit Marie ; cette liberté, c’est aussi la sienne, aussi longtemps qu’elle l’accepte. Jusqu’au moment où la liberté de l’autostoppeur finit par devenir contraire à la sienne, et la faire souffrir. Retrouver sa liberté, à partir de ce moment, cela implique de rompre.

Enfin, et c’est l’une des dernières clés que donne le roman, tu cites Famous Blue Coat de Leonard Cohen, une chanson que Sacha écoute en boucle parce qu’elle est une lettre sublimement amère à l’ami auquel il pardonne. C’est un manteau « fameux », adjectif associé à Sacha, c’est Jane qui devient Jeanne, c’est enfin une chanson « des routes, des carrefours, des rencontres », écris-tu. C’est l’une des inspirations du livre ?

Cette chanson de Leonard Cohen était centrale. Notamment ces mots, en forme de pardon adressé au rival d’autrefois, que Cohen appelle à la fois son frère et son bourreau (my brother, my killer) : I’m glad you stood in my way, c’est-à-dire littéralement : je suis heureux que tu te sois tenu sur mon chemin. Une interprétation de cette chanson affirme que le destinataire de la lettre n’est autre que le Leonard Cohen d’autrefois. Que la chanson tout entière n’est qu’un dialogue avec lui-même, une adresse à son popre passé. Je voulais que plane la même incertitude dans le livre. Qu’à la fin on se demande presque si l’autostoppeur n’était pas qu’un fantôme. Un double de Sacha. Une part de lui-même, qu’il avait accepté de laisser s’éloigner.

Dirais-tu, et c’est ce que suggère aussi la référence à Leonard Cohen, qu’il y a beaucoup de toi dans ces deux personnages de Sacha et de l’autostoppeur ? Sacha pour le fait de quitter Paris pour le sud de la France, pour cette figure d’écrivain — d’ailleurs Marie s’en amuse page 45, « en gros c’est toi » — mais aussi l’autostoppeur pour cette pulsion hit the road, la pratique même de l’auto-stop, ce désir de départ et d’ailleurs. Dirais-tu que ces deux personnages forment un portrait disjonctif de leur auteur, Sylvain Prudhomme, un écrivain qui réunirait les deux catégories qui divisent le monde, « ceux qui partent. Et ceux qui restent » ?

J’ai mis de moi dans les deux personnages c’est sûr. J’ai vécu nombre de rencontres et de scènes que raconte l’autostoppeur, la nuit sur le parvis d’une église d’Otrante en plein hiver par exemple, ou le trajet en camion poubelle à 60 à l’heure entre Gênes et Lançon ! Mais mon espoir était de raconter à travers eux une dualité qui se retrouve, au delà de moi, en chacun de nous : l’envie d’errance, de nomadisme, de vie sans autre horizon que le pur présent, sans autre boussole que le désir de l’instant. Et une envie opposée de construction, d’enracinement, de fusion toujours plus grande avec ceux qu’on aime. Je voulais que les deux tentations cohabitent, dialoguent, comme elles le font en chacun de nous. Et que chacune des deux semble désirable. Que la voie sédentaire n’ait pas forcément l’air moins noble, ni moins libre, que la part voyageuse.

Au-delà des personnages déjà évoqués, l’autostoppeur, Sacha, Marie (mais aussi Agustin et Jeanne), ce texte est une collection de portraits et histoires, polaroids et récits que collecte l’autostoppeur (cet être « peuplé du dedans, divers, nombreux »), que rassemble Sacha (en ce sens « témoin », tu l’écris). Plusieurs fois est employé le mot de « foule ». Régis Jauffret, évoquant le projet de ses Microfictions, avait dit vouloir écrire un roman comme une foule. Tu voulais toi aussi un roman comme une foule, cette « dispersion vaincue. L’éternel éparpillement des existences conjurés » ?

© Christine Marcandier

J’aurais voulu qu’on voie encore plus les automobilistes. Qu’il y ait toute une somme de portraits d’hommes et de femmes rencontrés, comme c’est le cas dans la vie : des gens qu’on croise, qu’on apprécie le temps de quelques heures, qu’on ne reverra pas mais qui restent dans le souvenir. Le rêve auquel travaille l’autostoppeur, réunir tous ces gens croisés au fil de ses voyages, rassembler la grande famille de ceux qui l’ont un jour aidé, je l’ai eu aussi. Le livre essaie un peu de le réaliser, mais en s’efforçant malgré tout de maintenir la tension du récit et son rythme C’est la difficulté : pour faire vraiment exister chacun des automobilistes il faudrait des arborescences incessantes, qui détruiraient l’avancée du livre. J’ai quand même essayé de de faire exister cette variété d’hommes et de femmes. J’espère qu’on sent la dimension utopiste du rêve de l’autostoppeur, ce fantasme de révéler d’autres familles que les familles biologiques ou sociologiques. La famille de tous ceux qui lui ont un jour ouvert leur portière. La famille de ceux qui, longtemps après l’avoir rencontré, sont assez fous pour répondre, un beau week-end d’août, à son invitation impromptue au village de Camarade.

Sacha, Marie, l’autostoppeur ont tous un rapport complexe à leur propre existence comme au cours du temps et chacun tente de mettre en œuvre cette complexité : l’autostoppeur à travers ses polaroids et cartes postales, Sacha via le roman qu’il tente d’écrire et les panneaux qu’il peint, des panneaux de texte qui sont « des tranches de temps qu’on puisse embrasser d’un coup d’œil », inspirés des ragas indiens, Marie parle de la traduction comme d’une discipline du souffle, « capter (…) et rendre un souffle ». Par les routes serait le croisement de ces trois laboratoires, de ces trois manières de rendre le temps « sensible » ?

J’aime les personnages pour lesquels tout n’est pas d’avance résolu. Pour moi c’est l’intérêt de la littérature : essayer de raconter les choses telles qu’elles sont vécues, avec leur difficulté, leur chaos, sans faire croire à une lucidité qui n’existe pas dans la vie. Être au plus près de l’expérience, que ce soit celle de l’amour, du deuil, de la guerre, du désir. Partir d’une situation très précise et scruter ce qui s’y passe, comment ça se passe : les faits, les phases dites, l’incompréhension, la confusion, la part d’inavouable. Il y a des moments de la vie où certaines décisions se prennent en pleine clairvoyance, deviennent des évidences ; ces moments de bascule m’intéressent, j’aime les mettre au centre du récit, voir comment se produit la bascule, c’était tout le propos de mon roman Légende par exemple. Mais il y a aussi beaucoup de choix qu’on fait de façon tout à fait intuitive, voire qu’on ne fait pas, qui se font presque à notre insu, par glissement insensible, infiniment lent, et c’est seulement après coup qu’on constate qu’on a choisi – de partir par exemple, ou de rester. Ce livre-là est plutôt sur toutes ces zones grises. A partir de quel moment marie aime-t-elle Sacha pour ce qu’il est, et plus seulement par défaut ? L’autostoppeur s’en va-t-il parce que Sacha l’a remplacé, ou est-ce l’arrivée de Sacha qui permet son départ ?

Dans ce roman, le récit naît de la photographie : ce sont les polaroids de l’autostoppeur, gardant trace de celles et ceux avec lesquels il a taillé la route, racontant ce que ces hommes et ces femmes lui ont confié de leurs vies durant le trajet, c’est Sacha qui imagine leur histoire. C’est aussi ce que suggère la photographie sur sa couverture (issue de la série People in cars de Mike Mandel), le roman naît de la photographie, d’une représentation photographique du réel ?

La photo est omniprésente dans ce livre. Mais il n’y avait presque pas d’images avant l’écriture. Plutôt le fantasme d’une collection d’images : le visage de tous les gens un jour rencontrés en autostop – c’est-à-dire, par élargissement, puisque le stop est ici un peu une métaphore de la vie (on monte dans des voitures, on fait un bout de route avec des gens puis les chemins se séparent, on se remet entre les mains du hasard) : le visage de tous les gens un jour rencontrés dans notre vie. Est-ce que ce ne serait pas vertigineux, pour chacun de nous, de pouvoir un jour contempler ça ? Le même vertige que devant nos photos de classe vingt ans après, mais étendu à toute notre existence. La foule de nos rencontres d’un coup là devant nous. Et à travers elle un peu de notre vie ressaisie, ramassée, rendue sensible. Le travail de Mike Mandel (en couverture du livre, grâce à une idée de mon éditeur Thomas Simonnet) va dans ce sens : ses People in cars sont photographiés en bas de chez lui, à un carrefour : ce sont, littéralement, les gens que le hasard met sur sa route. La foule des gens qui, fortuitement, viennent à lui, posté au feu avec son appareil.

J’ai parlé d’un roman de l’espace, d’un roman du temps, d’un roman du désir mais il manque encore une dimension fondamentale de Par les routes que nous venons de commencer à aborder : le rapport du réel à la fiction ou plus précisément le fait que le réel est un réservoir inépuisable de fiction. C’est ce que montrent les noms de village sur les cartes postales qu’envoie l’autostoppeur à Marie, Agustin et Sacha ou la manière dont il en joue pour faire passer des messages (« Viens ») ; c’est aussi le paquet qu’il expédie, rempli d’objets ramassés à l’ancien emplacement de la « jungle » de Calais. C’est encore l’importance de la ville d’Orion à la fin du roman, dont le nom est un récit. Au tout début du livre, Sacha épingle une carte de France au mur, une carte qui le suit partout. L’autostoppeur en a une aussi, recouverte de ses annotations. Serais-tu d’accord pour dire que Par les routes se tient sur cette frontière entre réel et fiction, sur les potentialités fictionnelles du réel, le récit comme ligne frontière (donc ce qui sépare comme ce qui réunit) entre le réel et la fiction ?

Je n’ai cessé pendant l’écriture de regarder des cartes, de rêver à des noms de lieux. La carte est à la fois une promesse de réel (on sait que le village existe vraiment, on va pouvoir aller le visiter) et déjà une fiction : elle ne retient qu’une part infime du réel, en oublie en même temps des pans entiers dont l’absence laisse du jeu à l’imagination. C’est le tremplin rêvé du fantasme. La carte sur laquelle je travaillais était délibérément éloignée du réel : une vieille carte prise dans un guide Bleu défraîchi, avec le maillage de nationales et presque pas encore, à l’époque, d’autoroutes. Cela faisait ressortir des lieux moins connus, mettait sur le même plan la moindre sous-préfecture et des villes aujourd’hui capitales régionales. Chaque fois que je repérais un nouveau nom poétique, je l’ajoutais à ma carte, qui est peu à peu devenue une surface de projection de plus en plus chargée, de plus en plus « appelante ». Je savais qu’écrire le livre serait un moyen de « plonger » dans cette toil. La fiction s’est constamment nourrie des noms réels (Orion, Camarade, Saint-Laurent-des-Hommes). En retour elle n’a cessé de me relancer vers le réel, en me forçant à visiter pour de bon ces lieux.

© Christine Marcandier

Par les routes est une collection, nous l’avons dit, un recueil de photographies, de toiles (celles que peint Sacha), de portraits, de lieux, c’est une collection ou plutôt un « relevé » peut-être, pour reprendre ce terme que tu commentes dans Tanganyika Project: « j’aime « relevé » qui a un côté géographe ou militaire, dit l’assiduité, l’arpentage, le parcours en tout sens jusqu’à épuisement — « relevé » qui dit encore le geste de se baisser et de ramasser le déjà-là, de porter haut l’inaperçu ». Dirais-tu de Par les routes que c’est un « relevé » ?

J’ai procédé par relevés pendant toute la phase préparatoire du livre. Relevé de noms, inventaire d’automobilistes rencontrés dans mes voyages antérieurs, ramassage d’objets dans les endroits où je passais (j’ai vraiment rapporté de Calais, quelques mois après a destruction de la jungle, la louche et le ballon abandonnés que l’autostoppeur y trouve parmi les dunes). Mais à partir de là, j’ai cherché une forme presque inverse. J’ai travaillé sur l’épure, l’implicite, le manque. À partir d’un trop-plein, j’ai cherché du côté de l’évidement, de l’ellipse, de l’absence. Je voulais un récit où on sente très fort la potentialité de toutes ces vies et ces objets relevés. Mais où leur potentialité soit regardée de loin – qu’elle appartienne au monde de l’autostoppeur absent. Qu’elle soit pour Sacha et Marie comme un horizon, un appel désirable mais inaccessible.

Par les routes est enfin une collection au sens où c’est un roman qui rassemble tes œuvres antérieures : le château d’eau d’Orion qui rappelle Africaine Queen ; on pense à Tanganyka Project et l’Afrique des grands lacs dont la réalité se dit à travers des inscriptions (enseignes, T-Shirts, murs, publicités, etc.) comme ici à travers les panneaux des villes et plaques, les légendes des cartes-postales, etc., l’Afrique qui est Sainte-Affrique dans Par les routes; C’est la Camargue et les deux hommes que tout sépare et pourtant réunit de Légende, le temps qui y est espace ; C’est l’appel du large et de l’ailleurs de L’Affaire furtif ; C’est la musique comme dans Les Grands et la vie « impétueuse, impatiente, non lestée encore de regrets, trop pressée d’aller de l’avant pour se retourner et concevoir même qu’un jour elle ne détestera pas se retourner ». C’est une dimension que tu as voulue, cette mise en abyme de tes livres précédents ?

Je ne repensais pas aux livres précédents. Simplement j’avais la claire conscience d’être au carrefour de nombreuses questions qui m’avaient occupé par le passé : les explorations géographiques, les triangulations du désir, le vertige des choix de vie, le passage du temps, la beauté de certaines rencontres trop brèves, l’utopie d’une fraternité large. Comme si je ramassais ces questions et les prenais plus frontalement que les fois précédentes. De façon plus assumée.

Pour finir, je voudrais te poser la seconde question que me suggérait le titre de ton livre. Par les routes renvoie bien sûr au réseau des routes françaises, autoroutes puis voies secondaires, que parcourt le livre en suivant les déplacements de l’autostoppeur, mais c’est une manière de suggérer aussi, combien ce roman, ou tout roman, est un réseau, un rhizome. Quand Sacha énonce son projet flaubertien, il évoque le « vertige » de « l’écheveau des ans dévidé d’un coup » dans l’Éducation sentimentale et sa volonté de rendre un « buissonnement inépuisable », des « ramifications ». Ton roman est lui aussi un maillage serré de routes, de chemins, un rhizome par ces portraits et récits insérés, la manière dont les livres évoqués sont des mises en abyme et des projections du livre que nous tenons dans nos mains, c’est le «réseau » de la Résistance à Orion, « un réseau d’hommes et de femmes (…) un réseau au nom de constellation ». C’est ainsi que tu conçois le roman et plus largement ton œuvre, comme un réseau, un rhizome ?

Les fois précédentes je partais d’une matière emprunté au réel, je tirais le fil de vies préexistantes, dont je m’inspirais. Cela se ramifiait presque malgré moi, j’étais face à une arborescence qu’il me fallait tenter malgré tout de maîtriser, ou en tout cas de conduire vers une issue : ça « rhizomait » de toutes parts, je devais lutter contre l’éparpillement ! Cette fois c’est presque le contraire : je suis parti de peu de choses, d’une histoire assez simple au fond. Un homme qui part, un autre qui le remplace, une femme qui aime l’un puis l’autre. J’ai laissé beaucoup de creux, de silences, d’ellipses. Et paradoxalement j’ai l’impression que cela ouvre plus de lectures possibles.

Sylvain Prudhomme, Par les routes, L’Arbalète Gallimard, août 2019, 304 p. 19 € — Lire un extrait

Lire ici ma critique de Par les routes et là celle de Thomas Anquetin