« On ne revient pas, on change de scène, on invente, on reconfigure »: Vivre dans un monde abîmé (Revue Critique)

© Christine Marcandier

« Anthropocène », « Capitalocène », « Occidentalocène » : les mots sont multiples pour désigner une seule et même crise, celle que traverse notre monde, abîmé — abîmé parce qu’en mauvais état, abîmé parce qu’en plein effondrement, pour reprendre le titre d’un essai de Jared Diamond. États du lieu depuis l’arpentage mené dans le dernier numéro de la revue Critique, dirigé par Marielle Macé et Romain Noël.

Dès sa Présentation du volume, Marielle Macé évoque les différents auteurs du numéro comme des « témoins » : se situer dans ce monde abîmé revient en effet d’abord à l’observer, à enquêter, à attester d’une crise, indéniable, raconter ce qui a été vu.… et dire la complexité de savoir et rester face à la question ouverte du « que faire ? ». L’impuissance est grande, comment intervenir dans le processus en cours ? En écrivant, en se donnant cette distance que permettent les disciplines nous offrant des clés, en les hybridant, en promouvant des ensembles, des communs qui sont peut-être une part de la solution, ici un collectif d’auteurs.

Il s’agit là, poursuit Marielle Macé, de « documenter des pertes certes, mais surtout de prendre acte des expériences, des essais de réhabilitation et de recomposition » afin « d’inventer des façons de vivre »: « on ne revient pas, on arrive ailleurs, on change de scène, on invente, on reconfigure… ». Comme l’énonce Olivier Cadiot dans son Histoire de la littérature récente, « on dit souvent que la littérature est une thérapie, mais pas du tout », elle n’a pas, quoi qu’en disent certains, une plate fonction de baume, elle n’est pas le confortable et fallacieux outil de réparations, elle témoigne et, ce faisant, construit de nouveaux récits à la mesure des forces et tensions qui traversent le monde, afin de figurer ce qui prolifère et demeure trop souvent invisibilisé, « de nouveaux mondes, incertains, bricolés, insolents, de nouvelles pratiques, de nouvelles alliances surtout, où cohabitent toutes sortes de vivants et d’histoires très embrouillées. Il faut prendre acte de ce qui se tente et parfois se libère dans ce monde abîmé : des façons de faire surprenantes, inventives, pas toujours heureuses, pas toujours aimables, mais qu’il nous revient de penser ».

Ces nouveaux récits sont au centre de l’article de Frédérique Aït-Touati, établissant un pont entre la narratologie de Barthes — « Innombrables sont les récits du monde », en ouverture de l’Introduction à l’analyse structurale des récits — et l’annonce, par Anna Tsing, d’un temps « venu pour de nouvelles manières de raconter de vraies histoires », sur les ruines du capitalisme (Le Champignon de la fin du monde). C’est en soi une révolution puisque longtemps french theory et structuralisme ont été tenus pour responsables du retard français dans l’émergence d’un courant écocritique et écopoétique, pourtant acclimaté depuis des décennies dans le monde anglo-saxon. Il est donc temps d’activer de nouveaux enchevêtrements — je cite là Anna Tsing, sans guillemets, au cœur même de la prose, comme le font Donna Haraway ou Timothy Morton (entre autres…), dès la référence donnée une  première fois, manière de dire que ces nouveaux récits sont eux-mêmes des hybrides discursifs, mêlant des textes allographes à leur propre discours.

Si, pour Timothy Morton, la pensée écologique est plus un comment qu’un quoi, Frédérique Aït-Touati relativise : les nouveaux récits prennent pour objet moins la création ou le cours du monde que sa fin, ils partent d’un après et, pour ce faire, ils réinventent leurs régimes narratifs et descriptifs. Il n’est pas d’opposition entre l’objet et la forme du texte, de même que les disciplines qui viennent le nourrir sont multiples : biologie, anthropologie, philosophie, histoire, littérature, etc. Les récits d’un monde abîmé n’opposent pas, ils articulent : la catastrophe et conjuration des fins, mondes humains et non humains, faits et fiction, fable et science. Ainsi le champignon d’Anna Tsing, ce matsutake qui pousse sur les ruines, véritable monade, figuration d’un nouveau rapport au monde et à la manière de l’observer : « À la suite de William Cronon qui en avait rouvert la liste, Anna Tsing renouvelle profondément le répertoire d’intrigues disponibles de l’histoire environnementale (mais aussi de l’histoire tout court) en élargissant la liste de ses actants ». Le bouleversement est tout autant épistémologique et méthodologique que narratologique. Comment écrire comme avant, comment même penser qu’une telle continuité soit possible ?

L’article que Frédérique Aït-Touati consacre à ces « Récits de la Terre » ne se contente pas de l’énoncer, elle liste un certain nombre de procédés : l’enchevêtrement, les nouveaux actants (non humains), la superposition, les changements d’échelles, etc. mais aussi une nouvelle manière d’apparier récit et savoir, partant d’un refus de positions stabilisées, « le récit comme méthode ». « La formule doit être prise au sérieux : le récit n’est pas le moyen de diffusion d’un savoir stabilisé, il participe de la construction de ce savoir en étant une « pratique de connaissance » et, ce faisant, enregistre dans sa forme même les évolutions du rapport à la Terre, à ses vivants et à ses paysages ». Il s’agit bien de revendiquer « un pouvoir épistémique du récit ». En somme, et c’est le second paradoxe fondamental énoncé dans cet article, ces récits n’ont pas la catastrophe pour centre mais un désordre.

Ainsi, il faut sortir du simple « constat d’une extinction » et Marielle Macé le montre à travers les oiseaux (« Comment les oiseaux se sont tus »), il ne s’agit pas de faire table rase d’un avant mais de saisir autrement le monde et les êtres qui l’habitent et le peuplent, de se pencher sur les êtres et choses sans parole, dont le silence est langage. Sans leur « feindre une voix » et c’est important. Les écrivains écoutant ce silence bruissant — et Marielle Macé cite tout particulièrement Parce que l’oiseau de Fabienne Raphoz mais aussi Leopardi ou Eduardo Kohn — « connaissent les façons qu’a la nature de se faire entendre. Ils sont précisément là, même, pour l’entendre et pour en répondre. Ils ne prétendent pourtant pas qu’elles puissent parler, ces choses, ils ne leur prêtent pas le don de parole, ne leur feignent pas une voix. Non, ils font moins, et ils font bien plus : ils les écoutent se taire et les entendent crier, réclamer, protester, rêver, penser même – et en toutes occasions affirmer qu’il est temps de vivre autrement, de vivre franchement autrement ».

« Je crois qu’il faut, pour entendre penser les choses du monde, à la fois plus d’imagination et plus de tact (un tact ontologique, conceptuel, linguistique) ; plus d’imagination, d’audace pour prêter l’oreille à ces choses du monde, les entendre crier, réclamer, penser, rêver ; mais plus de tact devant ces non-paroles, un tact qui puisse retenir les chants sans scrupules (…). À cet équilibre d’audace et de scrupules, la poésie, ou plutôt, certains poèmes, pourvoient. Ils ne s’empressent pas de poser par exemple que les oiseaux parlent – ni même qu’ils chantent ! Ils en disent moins, et ils en disent plus – ils disent pire… » (Marielle Macé).

Il s’agit donc d’écouter et entendre, le sol, « Gaïa ou l’anti-Leviathan », ces vies autres qui nous traversent (Emanuele Coccia), de prendre acte d’un trouble (Thierry Hoquet commentant Donna Haraway), d’être dans le partage et une forme de ré-enchantement une fois constaté l’abîme qui nous fait face, auquel nous devons faire face. Il est une urgence, des combats nécessaires, politiques, d’émancipation et de luttes et les articles moins rassemblés qu’articulés dans ce numéro de Critique (si riche qu’il est impossible de tous les évoquer) en arpentent la cartographie exigeante et passionnante.

« Vivre dans un monde abîmé », Revue Critique, n° 860-861, janvier-février 2019, 160 p., 13 € 50