Don DeLillo, sombre vigie d’une société à la dérive (Zero K)

DeLillo © Christine Marcandier

Le nouveau roman de Don de Lillo, le 17ème, Zero K, vient de sortir aux États-Unis et Au Royaume-Uni. La version française sera disponible en novembre en France. Son prénom complet est Donald, mais par les temps qui courent, mieux vaut en rester à l’abréviation, Don. Il est un peu tout à la fois Don, témoin de son temps, peintre et photographe d’une société qui le fascine et l’agace en même temps, une sorte de John Updike sombre, en ce sens que ses fictions ne se contentent pas des aventures sentimentales et sexuelles de ses personnages. 

DeLillo a résumé son état d’esprit et sa conception de la société dans un entretien avec le Chicago Tribunewe’re living in dangerous times (nous vivons une époque dangereuse) — dans lequel il justifiait ses choix : Writers must oppose systems. It’s important to write against power, corporations, the state, and the whole system of consumption and of debilitating entertainments. I think writers, by nature, must oppose things, oppose whatever power tries to impose on us. (« Les écrivains doivent s’opposer aux systèmes. C’est important d’écrire contre le pouvoir, les grandes entreprises, l’État, et tout le système de consommation et de divertissements débilitants. Je crois que, par nature, les écrivains doivent s’opposer aux choses, à tout ce qui nous est imposé par quelque pouvoir que ce soit »). Voilà pour la profession de foi de l’auteur.

Don DeLillo aura quatre-vingts ans en novembre, il est né dans le Bronx, d’une famille très nombreuse, catholique et d’origine italienne. Il a, selon ses propres termes, grandi dans la rue. Ce n’est qu’à partir de vingt ans, après un grand nombre de « petits boulots » d’été peu épanouissants (mais il faut survivre dans le Bronx), qu’il découvre le plaisir de la lecture, par le biais de Joyce, Faulkner, O’Connor, Hemingway (il y a pire comme apprentissage) et le plaisir d’écrire. Puis c’est la découverte du jazz avec Coleman, Mingus, Miles Davis, et enfin du cinéma (Antonioni, Truffaut, Godard, Kubrick, Coppola, Scorsese).

En 1958, il obtient une licence en arts de la communication à l’université Fordham dans le Bronx, toujours, et commence à travailler comme rédacteur dans une agence de publicité. Six ans plus tard (1964) sa première nouvelle littéraire The River Jordan est publiée dans le magazine littéraire de DeLillo Americanal’université Cornell et il entreprend de travailler à un premier roman, Americana, qui sera publié en 1971. DeLillo n’a jamais eu ce que l’on appelle désormais un plan de carrière. Il a arrêté de travailler dans la publicité, non pas par lassitude de la publicité mais parce qu’il ne voulait plus travailler. Cet état d’esprit explique également sa production tardive (il avait trente-cinq ans lorsque son premier roman est sorti). Mais ce fut un déclic puisqu’il y aura six romans entre 1971 et 1978.

Si Americana n’avait pas vraiment déclenché l’enthousiasme, avec End Zone (1972) il commence à se faire un nom, mais c’est avec White Noise (Bruits de fond), en 1985, qu’il acquiert une renommée internationale, et que la mort commence à hanter ses personnages, qu’il s’agisse d’actes de terrorisme, de guerres, de bombe atomiques, de suicides ou de nuages toxiques. Don DeLillo n’est peut-être pas l’auteur qu’il faut emmener pour un week-end fleur bleue en Normandie, mais qu’il faut garder en permanence à proximité de son bureau ou de sa table de nuit pour bien coller à la société actuelle, tant son regard est lucide et acéré sur cette même société.

Et quand bien même n’aurait-il guère d’illusions, Don DeLillo aime le langage, il aime les mots, de façon exubérante et ludique, comme en témoigne la première page de White Noise :

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Bruit de fond - Traduction de Michel Courois-Fourcy pour l'édition française du livre, Actes Sud
Bruit de fond – Traduction de Michel Courois-Fourcy pour l’édition française du livre, Actes Sud

zero-k-9781501135392_hrPar cette énumération, Don DeLillo dénonce le monde étrange dans lequel nous vivons et qui est dominé par ce qu’il nomme avec un humour corrosif the Holy Trinity (Mastercard, Visa, American Express). White Noise mettait en scène Jack Gladney, professeur d’université dans une petite ville américaine, où il a créé le très inattendu département des études hitlériennes. L’intrigue est fondée sur deux éléments-clés, l’émergence d’un nuage toxique d’un part, et la découverte de la participation de son épouse, Babette, à une expérience psychopharmaceutique par laquelle elle teste des pilules qui doivent lui permettre de se débarrasser de la peur de la mort. Babette poussera le zèle jusqu’à tester, en plus des pilules, le chef du projet, Mr. Gray, pour son plaisir immédiat. Cet univers quotidien, à la fois banal et menaçant, est celui qu’affectionne DeLillo, et une fois le nuage toxique éloigné et la vie conjugale revenue à un calme ordinaire, Don DeLillo termine son White Noise avec la description d’un supermarché, où règnent effervescence et confusion à la suite du réaménagement des gondoles, un beau programme réaliste et ironique. Son tout nouveau roman, Zero K, est de la même veine, mais avec une variante de taille inhérente à l’anticipation.

Ross Lockhart, père du narrateur et personnage principal, est un milliardaire flanqué d’une beaucoup plus jeune épouse, Artis Martineau, jusque là rien de bien original. Mais il a surtout investi beaucoup d’argent dans un projet au Kazakhstan (pourquoi diable au Kazakhstan ? Don DeLillo serait-il fasciné par cette présumée république où Narabayev règne en despote ou veut-il les ridiculiser ?…), projet de cryogénisation des citoyens les plus riches qui veulent revenir sous la même apparence, ou sous une autre, dans un avenir plus ou moins proche. Au sein de ce projet existe donc un programme intitulé Zero K, qui est une sorte de transition vers une autre étape avant la mort naturelle. Artis, la jeune épouse pré-citée, a opté pour Zero K, parce qu’elle est atteinte d’un mal incurable. Ross, pourtant en pleine santé, décide de la suivre dans ce programme. Et Jeffrey, le fils, se demande s’il s’agit d’un choix noble de solidarité, d’une forme aiguë de jalousie (puisque l’avenir potentiel ainsi choisi pourrait redonner la liberté à la jeune épouse) ou si, préalablement à la cryogénisation prévue, le cerveau de son père n’aurait pas été karchérisé, bien qu’il n’y ait, en l’occurrence, ni racaille ni nabot.

Le message de Don DeLillo semble clair, à savoir que l’espoir selon lequel le progrès technologique puisse constituer une solution à la mortalité relève de la plus haute plaisanterie (tout comme la religion dans l’esprit de l’auteur) et éloigne les humains dangereusement de ce qui doit être leur préoccupation majeure, la vie quotidienne, ici et maintenant. Don DeLillo pose des questions intéressantes et troublantes, avec la répétition d’une interrogation majeure que posait déjà Jack Gladney dans White Noise : Who decides these things? What is out there? Who are you? (Qui décide de tout cela ? Qu’y-a-t-il là-bas ? Qui êtes-vous ?)…

Don DeLillo, Zero K, , Scribner, April 2016, 274 p., $ 27

9782742774036En France, l’œuvre de Don DeLillo est publiée chez Actes Sud, disponible en grand format et en poche chez Babel. Un volume Thesaurus réunit cinq de ses romans Americana, Joueurs, Les Noms, Bruit de fond, Libra qui couvrent la période 1971 – 1989, traductions de l’américain de Marianne Véron et Michel Courtois-Fourcy.