De Starobinski à Jean-Pierre Richard : Majuscule des Idoles

Jean Starobinski, 2004 © Michel Starobinski (Wiki commons)

C’est l’intelligence d’une époque qui, progressivement, nous quitte : ce fut d’abord, de trop loin, Barthes puis ce fut Jean Rousset, ensuite Eco, ensuite Doubrovsky, bientôt Genette et à quelques jours de distance maintenant, Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard. Cette intelligence d’une époque, c’est avant tout et surtout l’intelligible d’un temps qui a su trouver de la parole critique son destin sensible, celui d’accompagner le présent.

Starobinski, ce fut le critique de l’humeur noire. A la croisée du texte et de la médecine, il fit de la critique littéraire le 31e problème d’Aristote : celui de la relation critique, du passage, par le langage et dans le langage, de ce que l’esprit pourrait venir à dire à même la peau du texte, de l’esprit sans répit, toujours tourmenté de ne pas trouver dans la phrase son repos. Car sans nul doute fut-il le critique de l’esprit le plus intransigeant devant les formes : de ce que l’intelligible laissait lire dans un texte, de ce que l’humoral le plus noir, atrabilaire entre tous, faisait de l’écriture : une mélancolie active et flamboyante. L’œil critique, tel qu’il avait pu l’ouvrir, était celui de l’esprit, un esprit qui n’était ainsi jamais conscience au repos mais au contraire claire voix de ce qui cherchait, du titre de son célèbre essai sur Rousseau, l’obstacle au cœur de la transparence.

Car Starobinski était comme l’autobiographe diffracté de Rousseau, à savoir un honnête homme du 17e siècle entré dans le 18e siècle : un homme qui fait courir son écriture de forme en forme tant ce qui s’y donne à lire, c’est, derrière chaque livre, l’espoir que l’esprit y trouve provisoirement son repos, et sa paix impermanente. Mais l’homme Starobinski est l’homme du continuum de l’œuvre : le souci permanent et infatigable de trouver de trouver l’esprit de la lettre même, de trouver ce qui réduira la distance à la lettre du texte : de faire de la lecture les noces de l’esprit et du désir. En ce sens, Starobinski, c’est l’être-mouvement de la critique, savoir capter ce qui change, ce qui pose Montaigne en mouvement, ce qui donne à Diderot son énergie, ce qui rend flamboyantes les Lumières, ce qui anime Chénier et ce qu’est, pour l’esprit mélancolique, un corps : la conscience d’un corps dans l’esprit même de l’écrire (autre définition possible de l’intarissable mélancolie).

A l’autre bout de la chaîne critique, se tient, désormais pour toujours, Jean-Pierre Richard, lui qui, loin des études de la mélancolie de Starobinski, se pose pourtant les mêmes questions mais saisies depuis leur envers, depuis leur exact point contraire. Si Starobinski traquait le devenir-esprit mélancolique, Richard, quant à lui, est l’homme de la matière. Il est l’homme de ce que la matière devient quand l’écriture s’en saisit. Il y a, chez Richard, comme chez personne dans la critique, une passion sans trêve pour le monde, la matière, l’atome. Proust et le monde sensible, Verlaine et sa fadeur, Chateaubriand et ses paysages sont autant de pierres déposées sur le chemin de la critique afin de nous laisser voir combien la matière bouge. La matière chez Richard est comme l’esprit chez Starobinski : elle est mouvement, elle est infatigable, elle est l’immanence à laquelle doit s’affronter sans répit la critique.

Mais chez Richard, et c’est là l’une de ses grandes forces, la matière est temps. Cette matière qui ne cesse de s’agiter est une matière de temps : le contemporain. Rarement, bien davantage que Barthes à son époque, on n’aura autant étudié avec Richard le temps présent qui bouge, loin de toute muraille du contemporain. Il y avait chez lui le risque et le goût du vivant, de ce qui naît, de ce qui peut encore vibrer dans la phrase au moment où elle vient à peine d’éclore et d’apparaître. Tous les livres de Jean-Pierre Richard sont de grands matins. Tous les livres de Starobinski sont de flamboyants crépuscules. Richard a une maladie : il voit le présent remuer en nous. Starobinski a une maladie : il voit le passé remuer en nous. Ils ont tous les deux la grande passion du présent comme présent.

Richard a vu le présent se dessiner – il a été dans le courage de son époque : il a voulu savoir ce qui, depuis son temps, allait faire époque. De Onze études sur la poésie moderne jusqu’à Pêle-mêle en passant par Les Jardins de la terre, on lui doit ce qui nous a rendu contemporain de notre temps. La matière de son temps n’a cessé d’agiter sa phrase. Michon n’a cessé de se montrer dans ses vues du présent. Christophe Pradeau, un de nos plus importants contemporains, auteur de la magistrale Souterraine, a été vu par Richard depuis sa matière même au moment même de son éclosion. La passion de la matière de Richard n’avait d’égale que la passion pour l’esprit de Starobinski : symétriques passions du sensible et de l’intelligible : noces de l’écriture.

Esprit et matière, matière et esprit se conjuguent ainsi, chez Richard et chez Starobinski, dans une quête inextinguible de sensation, de sensible qui trouve très vite son nom dans la langue : l’écriture. Elle n’y est jamais le grand silence de ce qui devrait laisser place à une hypothétique transparence au texte. Richard, comme Starobinski, écrivent depuis la langue, font de l’écriture leur souci tant la matière de l’écriture est celle de l’esprit. Bien sûr, comme tout le monde, ils voudraient ne pas écrire mais à mesure que l’œuvre avance en elle-même, chacun d’eux perçoit combien écrire devient la matière infranchissable et le lieu même de l’analyse : que raconter l’écriture d’un homme ne peut s’accomplir que depuis la sienne propre. Qu’une relation critique, c’est toujours qu’on le veuille ou non mais quand elle a lieu, la rencontre d’une écriture avec une autre – à savoir deux obstacles en quête d’une impossible transparence. Peut-être est-ce la leçon ultime de Starobinski et Richard : une leçon d’écriture, d’une écriture qui fait s’épouser dans un geste d’indécidable écrivains et écrivants jusqu’à les rendre à la passion de la lecture. Où l’écriture s’impose chez eux comme la méthode critique ultime.

Mais il faudrait encore dire ceci : que ces disparitions sont aussi un peu les nôtres tant, avec leur mort, ce sont nos vies qui, peu à peu, désapparaissent. Peu à peu, c’est toute une jeunesse, la nôtre, qui indéfectiblement nous quitte – une jeunesse à la pensée : avec Richard et Starobinski, et le cortège de morts qui les a précédés, la scène primitive de notre rapport au texte et au savoir. Chacun de ces critiques se tient en nous comme une part irrémédiable de notre autobiographie intellectuelle : comme un tableau, une image fixe, à peine mouvante, de nos années d’apprentissage de la critique, de la manière de se saisir d’un texte, d’une œuvre mais aussi d’un homme. Barthes parlait, on s’en souvient fort bien, de biographèmes pour retracer de chaque épisode de la vie d’un écrivain ce qui faisait époque de vie en lui. Pour ces critiques qui nous quittent, peut-être faudrait-il risquer de le dire comme l’hommage le plus vibrant qui s’éveille en nous. Comme critiques, Jean-Pierre Richard, Jean Starobinski, Genette et Doubrovsky font désormais époque en nous : ils sont nos bibliographèmes.

Difficile alors de dire combien ces critiques sont devenus les métaphores constantes de nos vies car une pensée critique se donne à nous comme une relation métaphorique au monde : un désir d’analogie constant de nos anthologies de vies aux anthologies de textes. Parce que la critique n’est jamais une autobiographie oblique : Proust l’avait bien compris, c’est la seule autobiographie directe possible. Pour peu qu’il en vaille la peine, chaque critique fait micro-époque en nous : il est le désir de lire mais aussi conjointement le désir d’écrire tant, plutôt que de s’engager dans un hommage qui parlerait de dette (nous ne serons jamais les créanciers de personne), il faudrait peut-être dire combien de leur mort se dégage une énergie neuve : un souffle qui les a chacun porté et qui, à présent, doit porter et forer ce qui fait la matière du présent, la matière du passé, l’esprit du présent, l’esprit du passé : avoir le courage de son époque, de ce qui en fonde le geste, de ce qui en dit le souffle profond, encore obscur, toujours lumineux.

Ce que nous disent les disparitions de Richard et Starobinski, c’est notre impératif de temps et d’époque car, suggèrent-ils depuis le trou d’histoire de notre présent, qu’il s’agit pour nous de refonder le geste critique. Sans doute est-ce là l’hommage le plus juste et le plus modeste qu’on pourrait leur rendre, celui de reprendre la tâche critique, celle de se saisir du présent qui vient, du présent qui se pense, de penser ce qui est soi-même en train de se penser et de créer le contemporain.

Il faudra donc écrire après leur mort, et bientôt écrire avec eux après la critique. Les idoles qu’ils sont, de la juste expression de Christophe Honoré, ne doivent pas être ces aïeuls intimidants. Ils sont nos fantômes aimants d’écriture : les aiguillons les plus vifs du destin de lecture et d’écriture de chacun. Ces idoles-là ne connaissent jamais de crépuscule : elles se tiennent, depuis leur mort, majuscules dans nos vies. Elles sonnent un appel vibrant à une critique de l’Après. À nous de relever le défi neuf de leur mort pourtant toujours vive.