Sans doute notre contemporain est-il taraudé, secrètement, soudainement, par l’idée, impossible mais toujours vive, d’un contre-livre, d’un Livre nu et comme noir qui aurait compris dans l’envers négatif et comme néantisé de toute Littérature, qu’écrire, ce serait désormais écrire après tous les livres, bien après les bibliothèques, quand la dernière page du dernier livre a été tournée depuis longtemps et que tous les livres sont à présent refermés et rangés, irrémédiablement. Que l’on est, pour reprendre un titre de Conrad, parvenu au bout du rouleau. Que l’heure de cet achèvement de la littérature par elle-même et de la fin de l’infini littéraire est déjà advenue malgré tous et qu’il nous faut désormais habiter ce lendemain crépusculaire et orphelin de temps – au nom abandonné de contemporain.
De fait, de Laurent Mauvignier à Tanguy Viel en passant par Arno Bertina ou Christophe Pradeau et David Bosc encore, être romancier aujourd’hui, c’est sans doute vivre dans la douleur irréversible d’une époque réduite à l’aporie, où la Littérature n’est plus un possible, n’est plus possible tant, effectivement, elle est entrée dans son désastre, c’est-à-dire est devenue un horizon indéfiniment dérobé à lui-même, un Reste sans reste où les auteurs du passé sont devenus autant d’ôteurs, ôtant, enlevant, ravissant la Littérature aux autres.

Un roman, aujourd’hui, ne s’écrirait ainsi que taraudé par la souffrance d’un hier terrible et intimidant, celui qui a laissé chacun dans l’hébétude et l’impuissance insurmontables d’une Littérature disparue pour avoir porté ses propres monstres, ses propres épuisements, ses propres apories – son désir de non-écrire comme cœur noir de la Modernité. Si bien que le roman contemporain trouve à son origine une question résonnant d’une frayeur paradoxale : serait-il possible d’œuvrer depuis la Fin ? Que faire encore quand « Hier ce fut la fin » ainsi que l’a déjà dit Blanchot ? Comment pouvoir encore imaginer écrire quand, ainsi que le constate Pierre Michon dans Corps du roi, la littérature a coïncidé avec son propre Absolu, a su tour à tour s’affirmer comme l’œuvre de la plénitude puis l’œuvre du vide et simultanément l’œuvre du plein et du vide, quand elle a déjà résonné de la prose de Dieu et de sa dérision, et a su être « la perfection et son effondrement, le livre et le contrelivre » ? En ce sens, commencer à écrire, ce ne pourrait donc plus vraiment être commencer à écrire.
Partant, puisque, selon Michon encore, en littérature « on a tout dit », le contemporain n’est plus celui qui peut croire que vouloir poursuivre le roman, c’est se tenir devant le livre à faire : tout est désormais remis à un incessant et harassant contre-livre, un envers négatif par où la Littérature, majuscule folle, est hantée par cette atroce prise de conscience à valeur d’impuissance fondatrice : s’offrir à l’écriture aujourd’hui revient à rencontrer la terreur de ce livre dérobé, de ce Livre aveuglé de littérature, contre-livre absolu, portant le deuil de tout ce qui s’est déjà dit, mélancolie de ce qui ne pourra plus se dire, contre-livre comme mémoire assombrie et folle, Dehors de la Littérature, où chaque mot est devenu une obscurité sourde et mate de phrase. Comme si le contre-livre s’imposait comme la condition présente du roman, la démission semble-t-il de son devenir, de sa possible rutilance. Comme si ce bruissement incessant de l’impossible écrire réduisait chacun au silence, comme si, dit à nouveau Michon, c’était admettre que dorénavant on n’ajoutera pas une ligne de plus, que le monde peut se passer de prose et qu’écrire, c’est comprendre que nous n’écrirons pas.
Car ce que ne cesse de suggérer ce contre-livre, c’est combien la Littérature a disparu, combien elle a quitté les rivages proches et pourtant obscurs des hommes. Il y a bien des Livres. Ou plutôt il y a bien eu des Livres mais ils sont notre horizon reculé et comme hors de monde. Ils ont disparu, comme emportés de mort, transis de mort et emporté dans une grande disparition qui les rend comme impossibles à saisir. Pourtant, loin d’être une catastrophe, le désastre terrassant d’un monde qui devrait se poursuivre sans avoir de visage d’écriture, ce contre-livre aussi impossible soit-il se tient devant chacun comme un Livre, comme le livre à accomplir, le livre qui sait, par avance, depuis toutes les lignes écrites et avant même toute ligne écrite que la Littérature doit encore s’accomplir, qu’il atteste, depuis sa négativité enfiévrée de la puissance d’une mutation profonde et irréversible dans l’histoire de la littérature elle-même, la métamorphose de la Littérature en une étape paradoxalement nécessaire à sa continuation et assure la seule promesse tangible de son avenir – qu’elle en serait la formule du vivre même renoncé.

En ce sens, ce Contre-Livre de la Littérature contemporaine dirait la littérature depuis son intime disparition, comme si la mort de toute écriture, son impossible venue était son intime chance, comme s’il fallait passer et franchir la disparition pour mieux retrouver l’écriture depuis l’autre rive : comme si la mort se vivait. Si bien que le contemporain advient pour nous comme le moment premier par lequel la littérature vit sa propre disparition et qu’il s’agit de commencer après la fin, après la littérature. Tout se passe alors comme dans La Souterraine de Christophe Pradeau notamment dont le personnage de Laurence, la sœur, celle qui est morte quelque part avant le début du récit, est une des victimes des symptômes de cette contre-écriture marquée par la Fin, cette comme Mort qu’elle permet de mieux saisir et dont elle est, à plus d’un titre, l’involontaire et très provisoire Zarathoustra, elle qui d’emblée comprend qu’il ne s’agira plus que de la mort, pour elle et la littérature : « elle sentait en elle l’évidence de la mort ; la mort était encore là, qui allait et venait ; il fallait, elle le savait d’expérience, se tenir aussi immobile que possible, s’efforcer de ne penser à rien et alors la mort s’en irait, le calme reviendrait peu à peu. Mais elle avait beau faire, toujours la même, la seule idée revenait ».
Ainsi, cette seule idée qui revient, cette disparition de la littérature, c’est, d’abord, pour celui ou celle qui l’endure, le contre-livre où se dit, avec constance et peur, une Littérature de la Mort, hantée par la mort physique, étreinte par une vie retournée comme un gant en négativité par laquelle, pour Laurence et son frère (nous), tout paysage est une fin de monde, un monde lui-même emporté vers son irréversible perte, terrassé et effondré par l’empire d’une destruction généralisée à l’image de la description onirique du bain moussant où de « rares survivants contemplent en pleurant l’agonie d’un monde digéré par l’informe », où le monde se réduit à des « lambeaux de pourpre qui pendouillent, lamentables, au milieu d’une architecture ruinée » et où « le Big Crunch était apparu à Laurence comme l’instant où il faudrait que le monde se débonde. Il serait aspiré tout entier. Rien n’échapperait ». Et, en effet, rien n’échappera. Mais il faudra tout recommencer – surmonter la mort, la faire sursis de Récit.
Mais Laurence, ce n’est pas que Laurence. Laurence, c’est aussi et surtout la petite sœur cachée du narrateur du Black Note de Tanguy Viel, ce narrateur frère-de-la-côte, un des premiers à avoir franchi la ligne d’ombre lorsque, vivant depuis la mort de Paul « avec les ruines noires de la maison », il remarque superbement, comme une exergue à notre contemporain qu’« on est toujours mort malgré soi ». Et puis Laurence comme Tanguy Viel, c’est un peu aussi et surtout l’enfant perdu de W. G. Sebald, le contemporain capital et magistral, le véritable compagnon secret de chacun pour parler comme Conrad, en vérité notre fantôme, celui pour qui, d’emblée, une certitude se dessine comme dans Les Anneaux de Saturne entre autres, celle que le monde est en train de finir, lentement, inexorablement mais sûrement.

Alors évidemment, quand l’action s’ouvre, il n’y a plus d’action possible, le narrateur est hospitalisé, au bord du gouffre, il est malade dans les derniers jours du Chien dont l’antique superstition affirme que « certaines maladies de l’esprit et du corps s’enracineraient en nous » et, dans ses derniers instants, il n’approche pas la mort : il est dans la Fin – il vit la Fin. Il voit tout depuis elle, il ne voit qu’elle partout, il parle depuis elle de sorte qu’inévitablement, tout paysage est un « paysage de montagnes et de vallées qui s’effritait progressivement sur les bords », où « Sur chaque forme nouvelle plane l’ombre de la destruction » et où « Le Temps lui-même devient vieux ». Le roman contemporain comprend alors avec Sebald qu’il est saturnien, qu’il est happé par la mélancolie du monde et qu’il est étreint de part en part par « l’impression de sentir très nettement la lente immersion du monde basculant dans les ténèbres [et où] la sphère habitée par nous [est] pleine de corps allongés, comme coupés et moissonnés par la faux de Saturne – un cimetière interminablement long pour une humanité atteinte du plus haut mal. » D’un mot de Saint Jean de La Croix, le roman contemporain endure la défaisance, cet instant où la mort se met en marche, disperse les atomes tout en les laissant encore visibles un instant, et l’engage dans sa nuit obscure. Il est celui qui a franchi la ligne d’ombre de Conrad, ce moment où le monde est révolu et où, à chaque génération, certains plus que d’autres s’avancent pour avoir le courage d’en prendre conscience – et de repartir dans un grand temps de l’Après, de l’Après Littérature.
Et cette nuit obscure, cette ligne d’ombre s’affirment comme une plongée au cœur des ténèbres, une percée dans la mort dont l’heure nocturne est bien la métaphore consacrée, l’identité revendiquée. Ainsi de Pradeau dont les personnages sont « engloutis dans une nuit hyperbolique » et de Mauvignier dont les héros sont plongés dans « cette longue nuit qui marche et s’étonne de nous trouver là, déjà si vieux, si fatigués ». De l’un à l’autre s’étend une nuit hyperbolique et usante que Sebald convoque à son tour dans un chapitre des Anneaux de Saturne à propos précisément de Joseph Conrad dont il raconte la vie en forme de fin de vie, la percée dans ces ténèbres, le franchissement de la ligne d’ombre du monde : « Il y a quelques jours que Korzeniowski est là, ainsi que nous l’apprendrons dans Au cœur des ténèbres, par la bouche de son représentant, Marlow, plongé dans le vacarme ininterrompu de cette arène qui fait penser à une gigantesque carrière, lorsqu’il tombe, un peu à l’écart du secteur habité, sur un endroit où les indigènes minés par la maladie, érodés par la faim et le travail vont se coucher pour mourir. » Mais, au cœur de ces ténèbres où selon Arno Bertina, dans Anima Motrix, on habite la nuit, où « les yeux s’habituent à l’obscurité, finissent par distinguer des formes, des noirs plus ou moins profonds », il ne s’agit pas pour Sebald, pour Tanguy Viel, pour Michon de regarder passivement le monde, d’attendre de le voir se défaire, se désœuvrer, rendre sa forme. Au contraire, au milieu des errances du crâne de Thomas Browne, des leçons d’anatomie, des incinérations, de la destruction du jardin Yuanmingyuan ou des villes englouties, des mises à mort et autres soieries de deuil, il faudra recueillir ce qui reste, le transmettre, récupérer ce qui peut encore l’être, le temps que dure encore le monde, le temps qu’il finisse de finir en quelque sorte. Le contrelivre ne dit qu’un mot : il faut espérer le monde, lui faire dans les atomes même brisés, même défunts sa grande chance de récit.
Ainsi, depuis sa ligne d’ombre, à tâtons dans le noir, bien après minuit, le romancier contemporain est-il l’archiviste hagard mais aimant du désastre, l’homme du Contre-Livre de la Littérature, celui qui a compris qu’il s’agit d’en restituer les empreintes, d’offrir les œuvres comme autant d’urnes cinéraires telle l’Hydriotaphia de Thomas Browne, et de prendre conscience que la littérature contemporaine toute entière est l’héritière de la disparition de la littérature elle-même dont il faut perpétuer le souvenir et en forcer le revivre. En ce sens, la vocation de tout écrivain contemporain est avant tout une vocation testamentaire puisque, aux dires de Serge Daney, on évalue une œuvre à la mesure du culte des morts qu’elle sait mettre en œuvre, qu’elle sait mettre en scène. Il n’y a sans doute pas d’autre projet qui préside à l’écriture de La Souterraine de Pradeau parce qu’au cœur de cet hiver d’un autre temps pétri « d’immensités glacées et d’astres morts, de débris d’humanité rendus à l’errance », dans l’ombre de l’ombre de cette « nuit traversée, hantée par le souvenir de formes », Laurence et son frère (toujours nous) s’acharnent depuis leur propre mort à donner la mesure de ces ruines et autres spectres. Ils ne cessent de se débattre pour sauver quelque chose au milieu de ce « Grand Brouillard », de ce « maelström de boue » qui les jettent dans la mort et se livrent par conséquent à ce qu’ils nomment le Jeu, à savoir maintenir un instant hors du néant ce qui est appelé à y être englouti, en restituer l’empreinte depuis ce que cette même mort est devenue : une hantise. Pratiqué lors des voyages en voiture quand le père s’égare et peine à retrouver l’autoroute, les règles de ce jeu d’enfant ne laissent aucun doute sur ce qui apparaît comme le souci romanesque contemporain, c’est-à-dire s’engager dans un devenir au visage de revenir : « on y jouait tantôt en mode diurne, qui avait ma préférence, tantôt en mode nocturne, que Laurence affectionnait tout particulièrement. Elle s’y montrait, c’est vrai, de première force. Un détail lui suffisait – la forme d’un arbre effleurée par les phares, la lèpre d’un mur à la sortie d’un virage – pour recomposer ce que les ténèbres avaient englouti. Elle aimait ce plaisir singulier, ce sentiment de maîtrise qu’elle éprouvait lorsqu’elle réveillait les paysages endormis, qu’elle seule savait voir là où, pour tout un chacun, du spectacle du monde il ne restait plus que des cendres. » A considérer ce jeu, écrire aujourd’hui, c’est vraisemblablement empêcher que le passé demeure passé parce qu’il nous incombe de le muer en passage, en passation, et d’avoir à l’esprit que tout roman est désormais condamné, qu’il le veuille ou non, à s’écrire à la croisée d’un récit de Gogol où il lui appartient de collecter les âmes mortes et du projet poétique de Hölderlin quand il conclut que ce qui reste, seuls les poètes le fondent.
Cependant, un tel projet n’est promis qu’à l’échec car immédiatement Laurence sait qu’en dépit de ses efforts, la défaisance revient pour défier et défaire le revenir, qu’elle ne pourra pas « recomposer les formes défaites, en épouser l’élan au-delà de la brisure où elles s’interrompent brutalement », et qu’immanquablement, on a beau faire mais on se retrouve soi-même « mort au milieu des ruines ». Alors, incidemment, la parole contemporaine va trouver son origine sans cesse dérobée et débordée depuis une chambre funéraire, s’exercer depuis une prose dont la cadence est celle d’une marche funèbre et consister en une revenance spectrale, en une infinie procession de fantômes, en succession insurmontable de morts-vivants. Parce qu’en effet, depuis le Baroque et Walter Benjamin, la nuit, c’est toujours l’heure des spectres, la lucarne du temps dans l’encadrement de laquelle apparaît toujours la même image spectrale, le héros contemporain par excellence, c’est donc Jacques Austerlitz, le héros éponyme, fantomatique et spectral du dernier roman de Sebald. Il est celui qui est et n’est pas, il est ce spectre qui ne cesse de revenir partout en n’étant jamais nulle part, qui laisse chacun « à la tombée de la nuit », il est Austerlitz, du nom d’une grande défaite russe et autrichienne face à Napoléon, lui l’archiviste infini du désastre de soi, « chargé de cours dans un institut de l’histoire de l’art londonien ».
A la fois enquêteur et médecin de sa propre inexistence, il est également le bibliothécaire de ses différentes incarnations, celui qui sait mourir de plusieurs vies et vivre de plusieurs morts qu’il soit en Angleterre, en France, en Bohême, celui qui récupère ce qu’il peut encore récupérer (photos, films, pages d’annuaire, etc.) et qui finit par conclure qu’il est le fantôme d’un fantôme, le spectre du Colonel Chabert de Balzac mort vivant dans une bataille napoléonienne tel qu’il l’indique lui-même : « Des années plus tard, après une longue errance à travers l’Allemagne, le colonel en quelque sorte ressuscité d’entre les morts revient à Paris pour faire valoir ses droits sur ses biens, sur son épouse entre-temps remariée, la comtesse Ferraud, et sur son propre patronyme. Tel un fantôme, dit Austerlitz, il se dresse devant nous dans le bureau de l’avoué Derville, un vieux soldat sec et maigre, comme il est dit dans ce passage. » Mais, comme il est suggéré dans ce passage même, le plus grand fantôme, le plus grand reste à fonder, l’âme morte suprême pour Austerlitz, pour Sebald et pour tout contemporain, c’est bel et bien la Littérature elle-même depuis sa toute grande et récente Disparition. Elle est l’archive ultime, celle que chacun se doit de sauver au plus tôt pour restituer tant qu’il en est encore temps le timbre des voix qui désormais vont diminuant, se taisant. – La Littérature recommence, elle tremble. Elle entend le vivant. Elle va bientôt oublier tout testament pour se livrer au grand jeu et monde des choses. Elle entend les intimes palpitations – elle devine le potentiel derrière ce qui a renoncé. Elle voit le monde recommencer, le lendemain nu du dépassement. – La Littérature contemporaine l’a compris depuis ce contre-livre si nu, ni noir : elle doit s’ouvrir au grand vivant des choses, à l’intense vivance du monde. Au-delà de tout spectre, plus que tout, dans le Poème des choses, elle le sait comme nous : elle revient.