Des voix, de Manuel Candré nous laisse d’abord silencieux, muet. Ce n’est pas que nous n’avons rien à dire d’un tel livre, ni qu’il ne servirait à rien d’en dire quelque chose, mais c’est comme s’il était d’abord impossible d’en parler, d’en écrire, d’en dire. Langage comme paralysé ou figé, ou effacé, arrêté ou disparu. Le fait est que ce livre lui-même utilise moins le langage pour dire quelque chose que pour le porter à un certain degré, le plier à un certain état au-delà du langage, là où le langage se dissémine, se fragmente, perdant les pouvoirs qui d’ordinaire sont les siens.
Manuel Candré est un écrivain de l’étrange, de l’étrangeté. Dans ses livres précédents, il s’agissait de cela : un monde devenu étrange, une étrangeté du monde pris dans des devenirs non reconnaissables. Pour Manuel Candré, écrire serait produire cette étrangeté, la créer dans le livre et donc dans le monde, et lire ses livres, c’est rencontrer cette étrangeté, en faire l’expérience, en être submergé. Le monde y perd son ordre, ses limites, ses quadrillages. Des images d’un autre monde se lèvent, images d’un autre du monde qui est le monde devenu autre, devenant autre, à l’infini. Et les schémas par lesquels nous nous y rapportons, le vivons et le pensons, se défont, s’évaporent.
Le langage, ici, est moins discours, vouloir dire, que mouvement et production, création, c’est-à-dire écriture. Manuel Candré est un écrivain qui écrit, et dire cela à propos d’un écrivain peut paraître paradoxal, voire idiot, alors qu’il s’agit bien de souligner le fait que peu d’écrivains écrivent, que beaucoup se soumettent à la loi commune du langage au lieu de porter celui-ci à ses limites, là où il disparaît en tant que langage, devient mouvement et création, autre chose que du langage, autre chose qu’un pouvoir s’exerçant…
Des voix est un livre où il s’agit d’une dissolution du langage et de la création, dans le monde, d’un autre monde, d’un autre du monde – ce qui n’advient que dans le langage, un autre langage qui n’est pas du langage. Plus peut-être que dans ses autres livres – pourtant déjà admirables, singuliers, rares –, en tout cas, peut-être, de manière plus radicale, Manuel Candré crée ici un langage existant en tant que tel, un langage qui n’est plus du langage mais une errance de celui-ci et finalement de tout, une destruction qui est une joie du langage lui-même, une perte joyeuse qui est la plus douloureuse et dangereuse. Le langage ne peut qu’y abandonner ses amarres et dériver, s’étoiler, se disperser, en tous sens disséminé. Langage pluriel, immaîtrisable, asignifiant, murmure ou murmures à l’infini.
Cette expérience du langage habite le « personnage », ou plutôt l’entité narratrice. Celle-ci – celui-ci – y fait l’expérience d’un envahissement par des voix, expérience subie, débordante, folle, nécessaire comme le destin. Des voix existent à l’air libre, voix pures, sans corps, sans sujet : elles errent, se regroupent, flottent, s’imposent, contraignent. Le langage n’est plus un instrument, un outil, il est une vie autonome loin du langage, et ce changement d’état en change toute la nature. Le langage devenu voix devient comme le vent, il n’est plus attaché à une bouche, à un individu, il s’envole, tourbillonne, traverse, s’éparpille – courant d’air vocal insaisissable, mille récits en même temps, mille significations qui ne signifient rien, « nuage de sens » plutôt que signification et objets et références…
C’est cette expérience du langage qui dans Des voix s’impose au « narrateur ». C’est aussi l’expérience du livre. Comme c’est l’expérience de l’écriture, de la littérature. Cette expérience est l’objet de ce livre – non pas qu’il en parle mais il la déploie, la déplie de la première à la dernière page, il en fait l’élément du livre, le livre lui-même. De quoi « parle » ce livre ? De l’écriture, du langage se disséminant, devenu murmure(s), subi par l’écrivain, défaisant le monde, notre relation au monde, défaisant la pensée, le moi : une révolution en acte, destructrice et créatrice (que serait une révolution qui ne détruirait rien ? qui ne créerait rien ?). Des voix ne parle de rien, il est un livre où a lieu la révolution de l’écriture.
Le narrateur n’en est pas tout à fait un, puisqu’il est mort – mort et vivant. Il parle, a des sensations, parcourt les rues, boit, a froid, pense, s’interroge. Il possède tous les attributs d’un être humain vivant, il a même un corps, et pourtant il est mort. En créant cette figure de fantôme, cette sorte de golem, Manuel Candré pose une des lignes logiques de ce texte : la confusion des plans, la réunion impensable et invivable de ce qui habituellement, selon notre logique et nos schémas perceptifs, ne peut être que distinct, séparé. Comment penser, en un même être et en même temps, la vie et la mort ? Les deux plans sont ici réunis, et cette réunion sera suivie d’autres : le réel et l’imaginaire, la pensée consciente et celle du rêve, le monde objectif et son évanouissement dans un monde non reconnaissable, radicalement étranger, le récit cohérent et sa perturbation incessante, la syntaxe et l’énoncé asyntaxique… Le livre, au lieu de reconduire les catégories « normales », et donc les normes qui président à l’existence de ces catégories, s’installe – erre – au contraire sur les frontières, les limites, et les déplace, les efface, les reconfigure selon une géographie improbable, impensable, invivable.
Le narrateur peut dire : « je suis un fantôme », « je suis mort », énonçant ce que le langage semble ne pas pouvoir dire et que seul le langage peut réaliser : l’affirmation de la coexistence de la vie et de la mort, l’affirmation que le mort peut parler, qu’il peut « exister » sur un plan où vivre et être mort ne sont pas antinomiques. Ce paradoxe définit ici ce qu’est le langage en lui-même, l’écriture : une puissance de destruction et de création du langage, de la pensée, du monde. Manuel Candré – ou le golem qui habite l’écrivain nommé Manuel Candré – se situe à la limite du langage, au « centre » du non lieu où le langage advient selon sa puissance propre : illogisme, paradoxe, paratopie, parachronisme, asignifiance, dissémination. Oui, « Pragol » est Prague en même temps que ce n’est pas du tout Prague et qu’il ne s’agit pas davantage d’une Prague imaginaire. Et « Pragol » est aussi « Prgl » – la ville qui est Prague ou « Pragol » –, un son qui ne veut rien dire – pure voix, pure contraction sonore, pur murmure asignifiant –, qui ne se réfère à rien comme il se réfère, bien sûr, à Prague… Se multiplient les propositions aberrantes, se brouillent et se chevauchent les schèmes de l’énonciation, du discours, et se forment les images les plus troublantes, les plus étranges, partout s’introduisant une hétérogénéité et l’alliance, l’union – mais sans unité a priori –, de plans hétérogènes. Le langage et le monde deviennent cette hétérogénéité, ces synthèses disjonctives entre hétérogènes, emportant le lecteur dans l’expérience d’un nouveau langage, d’un nouveau monde, d’une pensée sans repères.
Si, dans ce livre, Manuel Candré multiplie les effets de réel, c’est pour mieux introduire dans le réel un irréel qui le problématise, le trouble et y inclut ce qui ne devrait pas s’y trouver. Il ne s’agit pas uniquement d’une littérature de l’imaginaire ou fantastique. Si Des voix contient des échos de Lovecraft, sans doute de Maupassant ou d’autres, il s’agirait plutôt d’un livre qui relèverait d’une littérature de l’étrangeté, où « l’irréel » et le « réel » se conjoignent, où les deux plans coexistent, se fondent l’un dans l’autre, et donc n’existent plus en tant que plans dont l’identité et les différences sont évidentes, dessinant un nouveau plan où tout est reconnu en même temps que rien n’est reconnu. Il ne s’agit pas de fuir le réel, d’y introduire du fantastique : il s’agit de rendre impossible la référence, la dimension référentielle du langage, et son pouvoir de nommer, d’identifier, d’organiser, de découper, de créer et reconduire des catégories, de fabriquer des objets qui existent par et à l’intérieur de ces catégories. On ne sait pas de quoi parle Des voix, on ne le sait pas car les conditions de ce savoir sont abolies et qu’au fond il est un livre qui ne parle de rien : plus de référence, plus de signification, plus d’objets mais une « confusion » généralisée, une ontologie flottante, une langue qui murmure un monde qui n’est plus notre monde. Cette « confusion » est sans doute la vérité de la littérature fantastique, celle par exemple de Lovecraft, mais elle est ici réalisée selon une irrésolution qui en fait exister toute la puissance.
Ces partis pris qui structurent Des voix, font de l’écriture une machine à produire des images inédites, des visions venues dont ne sait où : que voit-on de ces corps et quels sont ces corps dont nous avons la vision ? que sont ces espaces, ces phénomènes, ces « réalités » énoncées avec la plus grande évidence et que pourtant nous ne pouvons identifier ? Le langage se désagrège – l’écriture est cette désagrégation –, s’en détachent des lambeaux, de fines pellicules qui sont des images incroyables et hyper-réelles. Le monde devient cet ensemble d’images flottantes, aériennes comme les voix, un ensemble d’images dans lesquelles nous ne reconnaissons rien, qui ne montrent rien, mobiles, changeantes, contradictoires, aberrantes. Des mondes nouveaux surgissent soudain, et l’esprit qui les contemple, qui les pense, se perd, les subit sans pouvoir les penser, traversé d’une autre pensée muette, aveugle. Des voix est un espace pour ce monde d’images et pour l’étrangeté de ces images, pour la vie de ces images qui est la vie enfin réalisée d’un monde sans image, vie d’une pensée obscure, plus nocturne que la nuit car la nuit y est sans jour. Nous devenons des fantômes au sein d’un monde fantomatique, ce qui est la bonne nouvelle de la littérature.
On l’aura compris, Des voix est un livre admirable, aux frontières de la pensée, du langage, du monde, et qui s’y tient selon la radicalité la plus aiguë. Il s’agit d’une entreprise rare, déployant autant que possible les puissances propres de l’écriture, entreprise joyeuse et destructrice, réalisant de manière optimale l’ontologie et la logique fantomatiques de l’écriture, pour une nuit universelle qui est la vie où vivre enfin.
Cette alliance entre l’écriture, l’ontologie, la vie, est au cœur de Des voix — livre par là proche de l’ésotérisme mystique judaïque et de la kabbale. Pourtant, si Dieu a créé le monde par le langage, par une combinaison de lettres, si au commencement était le Verbe comme puissance créatrice de l’être et de l’être de ce qui est, l’écriture serait la répétition de ce commencement en même temps que sa négation : écrire n’est pas reproduire l’être du monde créé par Dieu, ce n’est pas se soumettre à la divinité du langage, c’est créer soi-même un monde qui n’est pas, et le créer en tant qu’il est à créer sans cesse : créer, donc, un fantôme car seul le fantôme peut être dans l’ontologie de l’écriture. Le golem est cette créature, cet être qui prend vie par le langage, et qui par l’effacement du langage perd la vie. Mais c’est aussi cet être qui n’en est pas tout à fait un, qui n’est pas tout à fait vivant lorsqu’il vit, qui rassemble en lui la vie et la mort, qui conteste l’ordre divin de notre monde. Celui qui crée un golem répète l’œuvre de Dieu et la répète en la niant, en niant la seule divinité du fait de créer. Créer un golem est l’objet de l’art et de la littérature, c’est répéter le commencement du monde en affirmant que ce commencement est toujours à recommencer, Dieu n’étant qu’un créateur parmi d’autres et sans doute pas le plus intéressant. L’écriture ne peut être séparée de cet athéisme puissant, athéisme qui traverse le livre de Manuel Candré qui ici crée effectivement un golem, un livre-golem, un monde-golem, et la vie fantomatique de ce monde par laquelle nous échappons à l’œuvre de Dieu, à sa logique, à sa grammaire, à sa syntaxe, à son ontologie fausse et ratée. Si Dieu a voulu s’approprier le monde, légiférer sur le monde selon le monopole d’un pouvoir tyrannique, l’écrivain selon Manuel Candré serait celui qui produit dans le monde une révolution athée – pour d’autres mondes et d’autres vies dans ces mondes.
Manuel Candré, Des voix, éditions Quidam, février 2019, 214 p., 20 € — Lire un extrait — Lire ici l’article de Lucien Raphmaj