Gérard Genette ou le plaisir du texte

Gérard Genette, c’était peut-être, d’un mot qu’il n’a jamais prononcé, bien plutôt l’écriture d’une aventure que l’aventure d’une écriture. Non que l’homme se soit refusé à écrire, qu’il n’y mettait aucun soin et qu’il préférait affirmer l’idée au détriment de l’illusion de son expression. Bien au contraire, depuis sa disparition survenue vendredi, Gérard Genette a su être pendant plus d’un demi-siècle le critique éclairé et avisé d’un œuvre qui, se tenant au cœur du structuralisme et de la modernité techniciste la plus rutilante, a toujours su préserver, comme le miracle intact des conteurs, la joie intangible de ce qui dit une histoire : celle de non l’écriture mais de la lecture. Gérard Genette serait donc cet homme qui, dès la fin des années 50, a su traverser la critique, la creuser depuis l’ancienne rhétorique et la repuissance de la poétique afin de trouver à la lecture l’expression de son aventure – comme si, comme il le disait à propos de Proust qu’il aimait tant, il n’était l’homme que d’une seule œuvre, semblable malgré les dissemblances d’un texte l’autre : celle, d’une formule toute proustienne, de soi-même comme lecteur.

Si, de fait, après la riche et indispensable foison narratologique des années 60, 70 et encore 80, il a fallu attendre les années 2000 pour voir surgir un tournant explicitement autobiographique avec des textes tels que Bardadrac, il faudrait sans doute dire qu’à y regarder de plus près, l’œuvre de Genette n’a cessé, depuis sa face critique, d’être l’affirmation continue de Genette d’une autobiographie de ses lectures, toujours précises mais aussi toujours déjà d’œuvre en œuvre et d’auteur en auteur comme son autoportrait en creux. En ce sens, Genette se tient comme le grand lecteur de la critique car, plus que Blanchot peut-être, il a su, à chaque texte, disparaître derrière l’œuvre à commenter, il a su désapparaître comme laisser derrière lui un autoportrait en pièces singulièrement détachées dont la bibliothèque figure la biographie toujours diffractée. « Figure : porte présence et absence » affirmait, on s’en souvient, au seuil de ses Figures ce mot que Genette avait emprunté à Pascal : peut-être faudrait-il le tenir, plus intimement, comme la devise intransigeante d’une lecture qui veut s’affirmer mais qui, dans le même temps, sait se donner dans le retrait pour laisser à l’œuvre la chance même d’être une œuvre.

En ce sens, et cela a peut-être été trop peu perçu, Genette était, fait rare au 20e siècle, un lecteur heureux. C’était un lecteur qui ne refusait pas au texte sa joie et qui, geste peut-être contre-moderne au cœur d’un structuralisme rutilant, refusait à sa lecture le caractère tremblant et terrible de l’inquiétude. Genette se tenait ainsi pas devant le texte comme un lecteur noir mais, dans son envers même, comme un lecteur lumineux, capable de passer le texte depuis l’intensité d’un bonheur de lire qui jamais ne faillit. Et peut-être est-ce encore là que se tient l’émotion la plus vive de la mort de Gérard Genette pour beaucoup, comme si Genette était une pièce, pour beaucoup, de leur jeunesse, une chambre d’énamoration de la littérature – comme si Genette était non pas tant l’idée de la vocation à être critique que le souvenir d’un doux vocatif, celui qui appelait la joie du texte en chacun. Comme si Genette sommeillait toujours en nous à la manière de la scène primitive de notre désir, adroit ou maladroit, à vouloir non analyser mais lire les textes. Peut-être l’homme depuis sa science toujours bienveillante et sa grande modestie a-t-il été toujours l’hypotexte et le palimpseste heureux et joueur de chacune de nos phrases : l’enfant en nous qui lit, qui, à chaque page et chaque livre, découvre la littérature dans un geste sans fin. En lisant Genette, c’est-à-dire dans une euphonie joueuse qu’il n’aurait pas refusée, c’est notre jeunesse de lecteur qui se donne. Genette, c’est notre souvenir de lecteur – comme si être critique pour Genette devait retrouver une manière décidément proustienne d’être : l’enthousiasme d’être Marcel quand maman lit, à la nuit tombée, François le champi. Car tous les livres passés au filtre de la lecture chez Genette deviennent autant de fables de l’enfance – autant d’enfances de notre critique. Avec Genette, chaque critique arrête d’être l’adulte de sa propre lecture.

Car si Genette a pour beaucoup su être si remarquable et que permet, plus largement, démettre en lumière, peut-être comme jamais, sa disparition, c’est qu’un critique de son envergure, c’est-à-dire capable d’avoir été l’époque et d’avoir fait époque comme dirait l’autre, possède une pensée qui va plus vite que l’œuvre même et que son époque elle-même. Il est l’enfance de la critique car il a toujours su revenir à l’enfance de son œuvre et de son Dire. De fait, si le fondateur de la narratologie et de la poétique avisée des textes a levé une armée de druides aux robes pleines de cambouis qui confondent mécanique automobile et texte, la splendeur de Genette est d’avoir su courir de joie en joie et d’avoir su provoquer son temps, le convoquer et somme toute l’inventer. Comme le très grand Jean Rousset dont on se souvient de nos jours trop peu alors qu’il fut sans doute l’un des critiques les plus remarquables du 20e siècle, Genette ouvre avec Figures I et II, sans doute ses deux meilleurs recueils, la crête continue du sens, le moment où la lecture traverse l’envers de l’endoxal pour montrer l’inaperçu : puissance de l’imaginaire insensée chez Robbe-Grillet, silences sensibles chez Flaubert et puissance métonymique chez Proust.

C’est une pensée qui, par la joie à devoir dire quelque chose et qui n’écrit que parce qu’elle sait qu’elle doit dire, a su être d’une mobilité toujours bienveillante, aimantée du désir du texte, et peut-être au cœur même de ce plaisir du Texte que Genette pratiquait avant Barthes même. Ce grand proustien entre tous avait sans doute compris comme personne combien, finalement, à la manière d’un roman inlassable de la pensée, être critique, c’est rencontrer le point paradoxal par lequel, depuis la jouissance à lire, la théorie s’efface dans un essai ou un article comme on fait disparaître le prix sur un objet. Ce n’est pas le moindre des paradoxes et sans doute est-ce son plus grand et éclatant mérite.

C’est pourquoi sans doute la disparition de Genette ne doit pas lue comme une tristesse contrite mais depuis la joie de l’enfance qu’il a su porter comme une injonction à redevenir plus que jamais enfant de nos lectures et enfants de notre critique – comme pour la redébuter, en palimpseste heureux de la sienne.