Le vieux monde se meurt, écrivait Antonio Gramsci, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres… nous sommes toujours là, incrédules et un peu hébétés, dans cet entre-deux qu’on appelle le présent. Le climat se dérègle, le modèle économique dominant semble à bout de souffle, les peuples se réveillent, le monde pyramidal des stars inaccessibles s’est écroulé comme un château de cartes, on semble avoir perdu le fil de l’histoire et la verticalité, l’amour et la haine diffusent dans le flux continu des informations, à travers les rhizomes numériques, on s’ajoute on se suit on se like, ce n’est ni bien ni mal, c’est aussi mal que bien, c’est que le monde change, il change tout le temps, chaque jour, chaque soir…
« Du monde antique et du monde futur
il n’était resté que la beauté, et toi,
pauvre petite sœur cadette,
celle qui court derrière ses frères aînés,
qui rit et qui pleure avec eux, pour les imiter,
qui porte leurs écharpes,
qui touche, sans être vue, leurs livres, leurs canifs,
toi, petite sœur cadette,
tu portais cette beauté sur toi humblement,
et ton âme de fille de petites gens,
tu n’as jamais su que tu l’avais,
car sans cela ce n’aurait pas été de la beauté. »
La Rabbia, poema de Pier Paolo Pasolini a Marilyn Monroe
Elle va gagner, prévient-elle sur scène, à peu près au milieu de la pièce, elle le dit calmement. Tu sais que je vais gagner, son visage à ce moment-là s’alourdit, il est soudain songeur, grave, comme privé de sa grâce, on dirait qu’elle opère un ralenti sur elle-même, un arrêt sur son image. C’est qu’elle finit toujours par gagner, et c’est comme ça depuis toujours, c’est son genre, elle est ce genre de femme, elle Myrtle Gordon ou elle Isabelle Adjani, l’une ou l’autre ou bien les deux… mais où commence la première, où s’arrête la seconde ? Où sommes nous ? Qui joue, qui ne joue pas ?
L’histoire se présente sous la forme d’une pièce de théâtre enchâssée dans une autre, c’est un théâtre gigogne, c’est Opening Night (soir de première) mis en scène par Cyril Teste avec Isabelle Adjani. C’est une adaptation expérimentale du film éponyme de John Cassavetes avec Gena Rowlands (sorti en 1977), lui même librement inspiré d’une pièce de John Cromwell dans laquelle on découvre une grande star du cinéma muet (on peut penser à Garbo) dans l’intimité de sa loge new-yorkaise, une demi-heure avant la première d’une mise en scène de La Mouette, de Tchekhov, où elle interprète Arkadina. Il y a donc deux niveaux Cassavetes, deux légendes de cinéma et au moins deux niveaux Cyril Teste, à savoir celui de la pièce elle-même, et celui d’un tournage en direct de celle-ci, avec ses répétitions, ses errances et ses trouvailles et ses fulgurances, le plaisir est celui même qui n’est jamais l’identique. Vous me suivez ? Non ? Pas grave, d’autant que j’ai l’impression d’avoir loupé une dimension, c’est que nous sommes comme en physique quantique, Cyril Teste chercherait l’équation du Tout, le Graal des physiciens, la fameuse équation du théâtre du monde, qui unifierait les lois de l’infiniment grand et de l’infiniment petit… Alors ne retenons que le vertige, celui des possibles, d’autant que Cyril Teste intervient en permanence, coupe, opère des gros plans et crée des zizags, ramène des scènes le matin pour le soir, dérange l’ordre, privilégie l’inconfort (sans sadisme ni manipulation c’est important de le souligner) et le mouvement, pour être au plus près du feu de la création, là où les choses apparaissent, en plein travail.

Vertige donc, un des plus beaux moments est quand elle tente d’expliquer que « ça devient de plus en plus difficile, qu’elle a des trous dans la pensée, qu’elle a le sentiment d’avoir perdu la réalité de la réalité », mais aussi variation sur un même thème aux ramifications illimitées : le jeu, l’acteur et les actrices, la vie, le public, être spectateur, la mort, la durée et les répétions, l’amour, le désir… Encore et jamais, pour reprendre le titre d’un livre de Camille Laurens.
Je marche au hasard dans la nuit angevine, je découvre cette ville avec ses petites rues moyenâgeuses qui montent et qui descendent, ce soir j’ai la tête pleine de questions plus grandes que moi et le souffle un peu court… je laisse les questions me traverser, qu’elles s’en aillent… je sors du théâtre, c’était la première au Quai d’Angers, le ventre me brûle, me brûle doucement, c’est cette vieille sensation bigger than life, je la reconnais, elle vient quand on est amoureux, ou bien quand on se sent au bon endroit au bon moment, en phase avec le monde, comme par miracle. Je marche et j’écris dans ma tête. Cassavetes, Isabelle Adjani, Cyril Teste… je vais beaucoup au théâtre, depuis longtemps, j’ai même été comédien et je sais qu’une certaine consommation du théâtre peut faire oublier le théâtre justement, on consomme un objet culturel comme on se fait un restau, on avale, on digère, on oublie, on dort… puis quand la faim ou l’ennui reviennent on consomme à nouveau. Quand cette modalité devient habitude, on est consommateur de tout, des objets, des produits, des autres ou de soi. Ceci peut s’appeler le capitalisme. Le vieux dieu Chronos n’en finit pas de manger ses enfants qui meurent comme les minutes.

Chez Cyril Teste (dont j’avais adoré le Festen vu aux Ateliers Berthier de l’Odéon) pas de produit mais un processus, une mise en conflit des formes, une hybridation totale entre théâtre et cinéma, rarement le cinéma est aussi bien intégré (désintégré) dans le théâtre, chez Cyril Teste la vidéo n’est pas cet accessoire chic ou simplement illustratif comme on le voit souvent dans les mises en scène contemporaines, ici nous sommes dans une forme nouvelle, et c’est passionnant de voir le visage d’Isabelle sur scène, « dans la vraie vie » et de le voir en même temps dans les images-mouvement, de voir ce que la caméra en fait, comment la caméra semble amoureuse de ce visage, il y a là un mystère et notre privilège est d’y assister – n’essayons pas d’expliquer les mystères. Imaginez La Mouette dans le prisme d’un Cassavetes qui aurait vu Lynch qui lui même viendrait de voir Dogville ! Si le spectateur veut voir la première qu’il ne cherche pas à s’offrir une place pour la première effective que ce soit à Lyon, Paris ou ailleurs, qu’il prenne sa place pour n’importe quel soir, ce sera la première chaque soir et ceci n’est pas une formule, je n’ai jamais vu un spectacle changer autant d’un soir à l’autre, quitte à se séparer de trouvailles lumineuses. Cyril Teste et ses comédiens ne sont pas là pour enfiler les perles et nous offrir une version « magnifique » qui serait fixée, dévitalisée, taxidermisée ils préfèrent le risque et le vif-argent, la chose qui apparaît, surgit, voit le jour, ils préfèrent la naissance à la connaissance. En cela ils sont totalement fidèles au réalisateur de Gloria, Faces, Une femme sous influence, Love streams : « Cassavetes inscrit la fatigue dans le théâtre, d’où son caractère déglingué, au bord de la dissolution (…) Le spectacle a bien lieu mais il ne sort pas indemne de ses épreuves, il passé au filtre de la vie, de la fatigue, de l’autodestruction qui sont aussi bien des productions d’énergie » (Thierry Jousse, Les Cahiers du cinéma).
Entrons maintenant dans le vif du sujet : Un soir après le spectacle, du côté de l’entrée des artistes, une toute jeune fille très belle attend parmi la foule des chasseurs d’autographes. Elle a dix-sept ans à peine. Elle s’appelle Nancy Stein. Lorsque la grande actrice Myrtle Gordon franchit enfin le seuil du théâtre, lunettes noires et bonnet de laine, Nancy se précipite, tombe à ses genoux. Inlassablement, elle répète « Je vous aime, je vous aime », seuls ces mots peuvent sortir de sa bouche, Myrtle est son idole, Myrtle est l’omniprésence qui l’aide à vivre, concrètement, au jour le jour, la chambre de Nancy est recouverte de photos du visage yeux bleus cheveux noirs, elle porte le même parfum… (de Francis Kurkdjian), Myrtle est bouleversée par sa passion, sa fraîcheur, sa beauté. Voit-elle en son modèle, la jeune fille pleine d’espoir qu’elle fut au même âge ? L’instant d’après, Nancy est renversée par une voiture sous les yeux de son idole. Elle est tuée sur le coup… On s’arrête, on regarde, tout le monde ira au restaurant comme prévu mais Myrtle ne peut pas, Myrtle qui n’oublie pas va s’enfoncer dans l’insomnie et dans l’obsession pour déchiffrer ce que lui dit cette mort, la jeune Nancy (ici sous les traits de la Zoé Adjani, nièce d’Isabelle et elle même comédienne, dont la beauté mélancolique trouble et hante la pièce) va revenir, vrai fantôme ou construction d’Isabelle / Myrtle… une véritable actrice est prête à tout traverser, même l’Achéron, fleuve au delà duquel commence le royaume des enfers…

La première ce soir à Angers était comme blanche, il y avait du Bergman sur le plateau, du Claude Régy, Isabelle était comme vidée d’elle-même, Myrtle dans son eau de feu, l’alcool… Isabelle ou Myrtle abandonnées à elles mêmes comme Lol V. Stein dans Le Ravissement le roman de Duras… la proposition de ce soir était celle d’une pellicule cramée, surexposée, la troupe de Cyril Teste était comme ces Désaxés de John Huston, à attendre dans la chaleur suffocante du désert du Nevada, attendre, quoi, on se sait pas, une direction, un espoir, un sens à tout ça, ou que quelqu’un dise Action !
Et Marilyn hurle dans le désert, seule contre tous, contre le monde des hommes qui tuent l’innocence, capturent les mustangs sauvages, les prive de liberté, elle seule mais avec toutes les femmes contre les hommes Harvey Weinstein, les hommes Zulawski : « Killers ! hurle Marilyn, Murderers ! You liars ! All of you liars ! You’re only happy when you can see something die ! Why don’t you kill yourself to be happy ! You and your God’s country ! Freedom ! I am not kidding you, you’re three sweet damned men ! » Et Isabelle scande sans fin la révolte des femmes contre toutes les oppressions, « Meurtrier ! Menteur ! Voir quelque chose mourir c’est seulement ça qui te rend heureux ! Voir quelque chose mourir c’est seulement ça qui te rend heureux ? », il y a du negro spiritual dans cette voix, c’est Adjani mais c’est aussi Billie Holiday ou Nina Simone qui chantent ensemble Strange fruit, c’est plein de la douleur des siècles depuis la nuit des temps, la douleur des sorcières brûlées en place publique, des jeunes femmes excisées, violées, celle des épouses forcées et battues, muettes… Isabelle prolonge le cri de ces femmes qui est aussi celui de Marilyn, celui d’une résistance et d’une affirmation de soi, qui dit Non ! Isabelle rend ainsi hommage aux actrices majuscules, celles qui ont fait ou qui font ce métier dangereux en impliquant leur vie, de Hollywood à nos jours, celles dont les voix se font entendre depuis peu, et Marilyn pour toujours pleure et crie dans les déserts… comme si certains êtres venaient au monde pour porter les larmes du monde lui-même…
Manque de bol une critique du Monde avait fait le déplacement, et le lendemain le papier était mauvais : « spectacle raté », etc. Et en effet Isabelle n’imite pas Gena Rowlands car elle a mieux à faire, parfois comme des clins d’œil les mains s’animent toutes seules, elles deviennent expressionnistes et nerveuses, petites chorégraphies saccadées, mais ne pas oublier que la gestuelle de Gena Rowlands (grimaces sur le visage, etc.) est aussi celle d’une fumeuse, c’est les années 70, ça clope à mort et de façon compulsive. Ce que la critique du Monde nous rappelle c’est qu’on a des attentes avec ce spectacle, à l’insu de son plein gré ou pas on a fantasmé des choses, tricoté dans son inconscient (on désire dans un paysage, on agence, le désir est une construction), même les spectateurs bienveillants attendent Blandine dans l’arène, il y a toujours une dimension jeux du cirque dans le théâtre, on veut Blandine attachée, prise au piège, on veut voir les fauves dévorer la sainte, on veut avoir peur de la peur, télé réalité ou presse people, c’est pareil. Si on a pas ça, il se peut qu’on soit déçu ou frustré. En revanche si on accepte d’être dérangé et déplacé, si on fait confiance et s’abandonne, le voyage ne sera pas celui de Cassavetes avec Gena mais il sera aussi beau et aussi fort, j’en fus le témoin. Et puis comme dit Myrtle / Isabelle sur scène : « Allez, ce n’est qu’une pièce de théâtre »… Le lendemain (et la critique du Monde n’est plus là, comme quoi ça tient à peu de choses), Cyril Teste arrive au théâtre gonflé à bloc, on casse tout on recommence, il décide d’accélérer, remettre du jazz et des sourires, de la danse, plus de cinéma encore…
Je marche en direction de mon hôtel, je crois que je me suis un peu perdu, je pense à ce que c’est que cette chose étrange, le théâtre… Frédéric Pierrot ou son personnage dans la pièce dit que ça fait quarante ans qu’il en fait et il ne comprend plus rien. Magnifique Frédéric Pierrot, acteur discret et délicat, attentif et prévenant, qui peut se révéler très physique, la voix de Frédéric ou plutôt son phrasé fait penser à celle de Depardieu dans Le Camion, le film de Duras. Bon, on se reprend, dit le metteur en scène, Morgan Lloyd Sicard jouant Many, jeune loup souple comme un léopard, rusé comme un renard, c’est le réal à la mode, hyper bankable tout le monde se l’arrache, il est un peu énervant mais il est jeune on na va pas lui reprocher cela, d’autant qu’il a du talent. Allez, on reprend dans cinq minutes, silence sur le plateau ! et toi la star, s’il te plaît ma chérie, mon amour, Myrtle ou Isabelle ou qui tu voudras, tu me lâches pas ce soir, hein ? Je compte sur toi et bonne chance, fais-toi plaisir ! Il l’embrasse sur le front.
Quand je suis perdu ou troublé je me raccroche aux mots, c’est ma méthode, les mots sont mes bouées, je reviens aux définitions et à l’étymologie comme on ouvre un herbier. Le théâtre est un art, c’est un lieu, un édifice, c’est aussi un moment précis dans le temps, un direct live. Du Latin theatrum, et venant du grec theatron, et du verbe theasthai signifiant « voir », « être témoin » (le suffixe tron – τρον – dénote un lieu, un endroit). En grec le mot thea (θεα) est « l’acte de regarder », c’est aussi « un objet de contemplation »», le « théâtre » enfin est le « lieu d’où l’on regarde ou dans lequel on (se) donne à voir ». Donc théâtre-monde, théâtre du monde, caverne de Platon, un théâtre dans le monde, le beau monde du théâtre, celui qui regarde est regardé, on place un miroir devant un autre, c’est tout ça aussi, et Marilyn regarde la petite danseuse de Degas, et Isabelle regarde Rodin, ou bien l’inverse.
Avec cet Opening Night qui fera date, qui est déjà un événement, je suis dans le public et je me dis que c’est beau ces gens qui continuent malgré tout, qui offrent de l’évanescent, je pense à Isabelle. Que cherche-t-elle ? D’où lui vient cette fraicheur, cette énergie ? Après tout elle n’a plus rien à prouver… Je prends une leçon de vie, j’en prends de la graine. Le théâtre, comme l’art, tous les arts, ça sert à se forger une âme, à dilater les consciences à la mesure de toute la vie.
Il y aura deux sortes de spectateurs, ceux qui ont vu le film de Cassavetes et ceux qui ne l’ont pas vu. On pourrait ajouter une autre dichotomie, ceux qui connaissent et aiment « leur” Isabelle Adjani, ses films, ses pièces, ses rôles, et ceux qui voient moins… ces différents spectateurs ne verront pas le même spectacle — comme disait Proust : « Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même » — mais aucun spectateur ne sera oublié, le théâtre de Cyril Teste est exigeant, extrêmement intelligent mais il n’est en rien élitiste, ou snob, « prise de tête ». Ici c’est l’histoire de personnes qui se rencontrent et se plaisent (« Tu me plais, quel événement ! », Duras), qui tâchent de vivre ensemble, essaient de s’aimer et n’y arrivent pas, la vie ? La vie c’est un jour plus un autre jour plus un autre jour plus un autre jour… J’irai les revoir à Lyon.
Opening Night, actuellement en tournée, au Théâtre Le Quai d’Angers jusqu’au 16 mars, au Théâtre des Célestins de Lyon du 26 mars au 30 mars 2019, à Bonlieu scène nationale d’Annecy du 6 au 12 avril 2019, au théâtre de Nice du 24 au 27 avril, à Paris aux Bouffes du Nord à partir du 3 mai 2019…
PS : Il y a souvent une bonne fée quelque part, qui se penche sur le berceau, elle s’appelle ici Laurence Azouvy qui habille, coiffe et maquille Isabelle Adjani, à la vie (avec Cédric Chami notamment) mais aussi sur la scène dans ce projet, délicieuse Laurence qui semble tout droit sortie d’un film avec avec Arletty… il faut enfin rendre grâce à Valérie Six qui travaille depuis longtemps à l’Odéon et à France Culture, qui accompagne Isabelle depuis quelques années (le retour d’Isabelle sur scène, en lectrice, au plus près des textes, c’est elle, les lectures « de Duras à Dickinson », la correspondance Casarès / Camus, etc.), Valérie Six est une femme de théâtre comme on parle de gens de lettres, de l’école Chéreau-Bondy, elle est une de ces femmes qui s’épanouit dans l’ombre de la création, à la racine, pour mieux faire advenir les choses, pour protéger, qui n’aime rien moins qu’insuffler de la vie aux projets voire à la vie elle-même. C’est Valérie qui a eu l’idée d’Opening Night, qui a organisé la rencontre entre Isabelle et Cyril Teste, on lui dit bravo et merci.