Ségolène Dargnies : la nage, la musique (Piano ostinato)

Détail couverture Piano ostinato

« Mille mètres de crawl, autant de brasse coulée, et cinq cent mètres de papillon » : Piano ostinato, récit étroitement resserré (comme l’est le livre, long d’à peine quatre-vingt dix pages), dure ce que dure un entrainement de natation un peu soutenu, tôt le matin (entre 7h 09 et 8h 15 très exactement) dans une piscine du 19è arrondissement de Paris.

Piano Ostinato, premier roman de Ségolène Dargnies publié en janvier au Mercure de France, fait ainsi le choix d’enserrer dans un cadre spatio-temporel très strict l’histoire de Gilles Sauvac, pianiste de son métier, qui se retrouve à pratiquer assidûment la natation pour la première fois de sa vie après que le majeur de sa main droite s’est bloqué douloureusement au milieu du concert qu’il était en train de donner, l’obligeant à interrompre pour un temps indéterminé sa carrière, à modifier les conditions matérielles de sa vie et à remettre plus largement en question ce qui a fait jusque là son existence.

Un premier opus qui témoigne d’emblée, tant dans son organisation narrative que dans son écriture, d’une sureté et d’une maîtrise que l’on ne peut que saluer. Ainsi de l’art avec lequel il dessine en quelques traits les différentes figures qui gravitent autour du personnage principal : Sylviane, la maître nageuse déjà évoquée, Clara, son amie, qui le quitte pour un autre, Franck, son agent, qui régente sa carrière, le professeur S. qu’il finit par aller consulter ou une tante qui lui dispense des conseils plus ou moins aléatoires pour se soigner. Quelques traits suffisent, parfois soulignés d’humour, pour les mettre en mouvement.

Le texte déploie aussi ses phrases selon un rythme souple et régulier à la fois qui semble mimer cette aisance et cette élégance de la nage dont le personnage travaille l’art subtil en s’efforçant de suivre les conseils de sa maître nageuse qui l’entraîne et l’encourage, et dont le secret est, comme pour la musique, « une affaire de tempo ». Mais le texte sait opérer aussi, chaque fois qu’il le faut, des ruptures de rythme ou de tonalité, avec parfois des accélérations soudaines, parfois l’usage de termes ou d’expressions plus libres et plus familières qui servent de chutes à certains paragraphes ou chapitres et teintent d’humour ou de désinvolture soudaine un développement à l’écriture presque trop maîtrisée. Des ruptures de rythme et de ton que permet en particulier l’aisance avec laquelle, la narratrice glisse, parfois à l’intérieur d’une même phrase, de l’usage de la troisième à celui de la première personne, comme c’est le cas, par exemple, au moment fatidique du concert où le protagoniste est confronté à la douleur qui irradie de sa main droite : « Gilles plonge dans une nuit noire, la douleur fait vriller sa tête, je joue, je joue encore, je déroule mes arpèges […] ».

Mais on admirera surtout la maîtrise de l’auteur quand il s’agit de déployer toute une série de développements narratifs avant de revenir avec souplesse au récit principal de la séance de natation pour en continuer le cours. Ce sont ces développements qui permettent, à travers les pensées qui traversent l’esprit du personnage pendant qu’il nage, d’avoir accès aux événements qui ont précédé ladite séance, dont, bien sûr, le concert où la douleur ressentie l’a conduit à interrompre sa carrière de pianiste et à découvrir aussi, un peu plus tard, les vertus et les plaisirs de la natation, si éloignés jusque là de ses préoccupations. Ce sont eux qui, remontant un peu plus avant dans le temps, racontent aussi des bribes de sa vie antérieure et sa jeunesse occupée à l’apprentissage rigoureux et exigeant du piano. Eux qui racontent comment le pianiste, cédant non sans réticence aux conseils de son agent, décide de répéter le Concerto en la mineur opus 54 de Schumann en vue de ce fatidique concert où sa main le lâchera. Au fil de ces analepses, l’auteur compose son texte selon tout un jeu subtil de reprises et de modulations, faisant de surcroît varier avec beaucoup de justesse le rythme de son récit – soit, ici aussi, une affaire de tempo –, jouant sur la vitesse quand il s’agit d’évoquer les années d’apprentissage de son personnage ou ralentissant au contraire pour détailler les heures qui précédent le concert.

Ce sont aussi et surtout ces développements qui construisent petit à petit un effet de miroir entre Schumann (assez vite surnommé familièrement Bobby par le pianiste qui s’adresse volontiers à lui en le tutoyant) et le personnage principal : « paralysie brutale » de la main qui obligea elle aussi Schumann à renoncer en son temps à son projet initial de devenir pianiste de concert ; tentative ou velléité de suicide de Gilles (vite surmontée au demeurant) se jetant dans la Seine depuis le Pont-Neuf, construite en écho avec le geste supposé de Schumann se jetant dans le Rhin lors d’une crise qui lui vaudra d’être interné à l’asile d’Endenich, où il restera jusqu’à sa mort.

Un effet de miroir qui place en abyme, au cœur du livre – et en quelques traits vivement dessinés – la vie de Schumann et fait par là de la musique son sujet véritable. Une musique omniprésente à travers la bande-son virtuelle que livrent en creux les noms de compositeurs ou les titres de pièces émaillant l’ouvrage – « de Josquin Des Près à Pierre Boulez » en passant par Bach, Mozart, Liszt, Messiaen et quelques autres –, comme autant d’invites musicales suggérées, mais sans lourdeur aucune, au lecteur. Une musique que le texte rend omniprésente aussi à travers son absence même jusqu’à ce que, dans l’ultime phrase du livre, Gilles, après avoir réappris une seconde fois et tout autrement ce qu’il avait dû d’abord apprendre puis désapprendre, se mette au piano.

Désapprendre puis réapprendre afin d’arriver à saisir « le juste tempo du monde ». Un peu comme pour écrire un premier roman.

Ségolène Dargnies, Piano Ostinato, Mercure de France, janvier 2019, 96 p., 9 € 80 — Lire un extrait