Abandonnez toute affaire cessante les livres que vous lisiez pour vous précipiter sur Nino dans la nuit de Capucine et Simon Johannin qui vient de paraître aux éditions Allia. Deux ans après L’Été des charognes, ce roman s’impose incontestablement comme un des récits les plus vifs et remarquables de nos années 10. Loin des clichés réactionnaires bourgeois d’un Houellebecq, Nino dans la nuit est le grand roman de cette rentrée, celui qui s’offre, à travers la figure incandescente de Nino, comme un grand récit sur la nuit du contemporain, la folie de ses corps à la recherche de la grande vie du monde. Rencontre le temps d’un grand entretien avec les auteurs de ce puissant roman à quatre mains.
Ma première question portera sur l’origine de l’écriture de votre très beau et très fort Nino dans la nuit. Comment vous est venue l’idée d’écrire l’odyssée aussi bien nocturne que crépusculaire de ce personnage de Nino égaré dans une trajectoire contrariée sinon âpre ?
Simon : Nino dans la nuit c’est simplement l’envie d’écrire sur ce qu’on connaît. Sur un monde plus urbain, plus ancré dans notre réalité que pour L’Été des charognes.
C’est le roman d’une expérience partagée avec ceux qui ont traversé ces âges-là avec nous. La précarité, comment s’opère la marginalisation. Comment elle mène à une sédition avec le système en place. L’amour aussi, c’était le point de départ du livre, et le reste est venu naturellement.
Avec tout ça, on voudrait faire naître chez les lecteurs un désir de confronter le mensonge dans lequel baigne l’époque.
Capucine : A travers le récit on voulait transmettre le témoignage d’une certaine jeunesse, un peu à part, dont les difficultés d’insertion, d’accès à l’éducation, à l’emploi, à la santé, sont très peu visibles. La dimension sociale du livre est apparue de plus en plus nécessaire au fur et à mesure de l’écriture. Que la lecture soit active, qu’elle pousse le lecteur à se questionner, à questionner ses convictions comme le font les personnages. A revoir tout un tas de certitudes transmises par l’éducation, les institutions, qui ne sont pas beaucoup plus qu’un bagage toxique, qui pousse plus à l’anxiété, à la culpabilité qu’à la réalisation de soi.
Existe-t-il une scène ou aussi bien une image précise qui aurait présidé à la genèse de ce roman à la manière de ce qui avait déjà œuvré à l’écriture de L’Été des charognes dont vous aviez dit au moment de sa parution qu’il procédait d’un travail photographique ?
Capucine : Le rapport aux photographies est différent entre les deux livres, pour Nino on a exhumé un tas d’archives, des ambiances traversées qui ont donné le décor du récit, à partir desquelles les souvenirs reviennent.
Simon : Elles sont comme les balises du chemin intellectuel qu’on suit au hasard pendant l’écriture, quelques images fixes au milieu du flou dans lequel on avance, et qui se précise de page en page.
Si L’Été des charognes était un roman signé de Simon seul, Nino dans la nuit s’affirme comme un récit qui, en revanche, s’est écrit à quatre mains et en couple pourrait-on dire.
Comment avez-vous été conduit à écrire tous les deux d’un même geste ? Comment cela s’est-il organisé concrètement dans le quotidien de l’écriture ?
Capucine : C’est pour nous le prolongement logique d’une collaboration artistique démarrée il y a plus de huit ans. Depuis la fin de l’adolescence nous travaillons et réfléchissons ensemble. Notre conscience du monde on se l’est donnée mutuellement à travers la découverte des expériences de l’autre. Mais pour la première fois avec Nino dans la nuit, on commence à trouver nos places, à comprendre ce que chacun peut apporter au projet et pourquoi cette complémentarité est nécessaire à sa réalisation.
Simon : Ce qui nous unit dans l’écriture c’est une vision et une utilisation cinématographique des mots. Nous avons pour l’un intensifié la pratique de l’écriture, et pour l’autre la pratique de l’image. Je fais couler de la poésie sans trop comprendre d’où elle vient dans les moules d’une structure narrative définie par Capucine. Je vais user l’écriture pour transmettre ses idées, mais elle va me dicter le ton nécessaire pour que la compréhension du texte soit la plus large possible, éviter l’enfumage lyrique.
Est-ce votre première expérience conjointe d’écriture à quatre mains ou bien s’agit-il du prolongement évident de ce que vous aviez peut-être commencé à mettre en place plastiquement avec L’Été des charognes ? Capucine, est-ce que vous considérez l’écriture, en particulier le roman, comme la continuité naturelle de votre pratique de photographe ? Assignez-vous au roman un destin plastique qui fait écho à la photo ?
Capucine : Ce livre est un palier passé dans l’invention de nos rôles, au-dessus on vise une dimension collective plus intense, c’est pourquoi il nous tient à cœur de travailler avec d’autres artistes qui partagent avec nous un certain regard sur le monde, avec lesquels les univers se mélangent parfois de manière troublante, comme par exemple avec le collectif de vidéo et de musique électronique Contrefaçon, qui signe un clip basé sur le livre dans lequel ils nous ont mis en scène dans la peau des personnages.
Simon : On a comme ça, avec eux ou d’autres des réflexions communes qui deviennent parfois des envies de braquages. On voudrait sortir un peu de l’individualité.
Quant à l’organisation du travail, elle est très instinctive, c’est un aller-retour permanent entre nous deux. On commence à comprendre que même si à la fin il ne reste que le texte, les apports de chacun, quelque soit leur nature, des mots, des idées, des coupes, tous sont essentiels pour arriver à une forme finale satisfaisante.
Passer de l’image au texte, c’est toujours pour nous créer une mémoire collective, la transcender et la laisser rouler vers les autres.
Je voudrais à présent évoquer plus particulièrement Nino le protagoniste de votre roman : s’il a pour patronyme Paradis comme s’en étonne le sergent de la Légion étrangère, le moins que l’on puisse dire est que Paradis est l’antiphrase exacte de son parcours. Car, si « Paradis » est le premier mot du roman, le dernier est, comme une boucle négative, « les enfers ».
Entre ces deux mots, votre personnage paraît endurer tout au long du roman un véritable purgatoire qui, entre enfer et paradis, lui fait traverser aussi bien la Légion étrangère que différents petits emplois mais se présente surtout comme la mule de différents trafics de stupéfiants. Comment qualifieriez-vous votre personnage ?
Simon : Nino est un peu naïf, il n’a pas une instruction extraordinaire mais il a l’esprit clair et un sens de l’observation aigu. Il navigue entre un caractère doux et soumis et l’expression d’une masculinité pouvant parfois faire des dégâts.
Capucine : Il flotte un petit peu au-dessus de tout ça, il enregistre et analyse tout ce qu’il voit mais l’amour le porte et il est, dans le fond, moins atteint que d’autres autour de lui.
S’agissait-il pour vous de peindre une époque faites d’effondrements sinon une génération hantée de noirceur à travers le double destin de ce jeune homme, aussi bien halluciné de drogues qu’extrêmement lucide sur sa précarité matérielle ?
Simon : Nous n’avons pas eu l’idée d’écrire sur une génération, mais au contraire sur une bande de jeunes un peu à part, pas dans les clous, qui par l’expérience de la vie et les échanges entre ceux qui la compose finit par faire le constat des échecs des générations précédentes et de leurs valeurs.
Capucine : Ils comprennent que ceux de leurs proches qui ont joué selon les règles édictées ne sont ni heureux, ni récompensés, mais simplement utilisés par un système qui les dépasse. Que les vies sont gâchés tout doucement, jour après jour.
Leur situation est plus violente car l’époque s’est durcie, aujourd’hui les gens payent cher, s’endettent parfois pour travailler, et eux payent aussi le travail par des maux physiques et psychologiques. Petit à petit le refus de tout ça s’installe en eux, mais alors que faire ? Quelles sont les options au-delà d’une précarité plus sévère ?
Simon : On cherche la remise en cause d’un système culturel basé sur la compétition, parce que ceux qui imposent la compétition sont les mêmes qui sont sûrs de gagner. Il y a quelque chose de pourri dans nos structures, notre organisation. Nos personnages ne savent pas ce que c’est, mais ils en sentent l’odeur. Avant la dignité n’avait rien à voir avec la richesse, maintenant tout est basé sur l’argent, et la dignité aussi.
Capucine : La nuit c’est l’espace où ce qui a échoué le jour peut peut-être prendre vie. Ils ne font pas des soirées tisanes, et s’ils se réunissent dans la défonce c’est qu’elle leur permet de s’affranchir des conventions, de faire chuter la pression et d’oublier pour quelques heures la position humiliante qu’ils occupent la journée. La nuit peut détruire autant, voir plus que le jour, si ce n’est l’âme au moins le corps. Et eux, qui doivent choisir entre les deux préfèrent garder leur âme.
Diriez-vous de la même façon que le trajet de Nino a été ainsi conçu par vous comme un purgatoire ainsi que je le disais à l’instant, une sorte d’odyssée du négatif qui, par ailleurs, n’est pas sans faire penser au Vernon Subutex de Virginie Despentes mais travaillé depuis un lyrisme âpre et sans concession ?
S’agissait-il ainsi pour vous plus largement d’écrire, comme en écho à L’Été des charognes qui se présentait déjà comme un récit d’initiation au milieu des champs, Nino dans la nuit à la manière d’un récit de désapprentissage en quelque sorte, un roman d’apprentissage nocturne, double noirci où Nino, homme des villes, apprend, épisode après épisode, à se défaire presque organiquement de ses certitudes et à perdre ses dernières illusions ?
Capucine : On voulait avant tout dresser des portraits, de celles et ceux qui ont beaucoup à donner mais pas vraiment d’opportunités, qui suffoquent et dont on écoute pas les mots. On voulait partager leurs galères, leur quotidien, ce à quoi ils sont confrontés, les barrières qu’ils doivent franchir chaque jour.
Ils ont grandi bercés d’illusions, de fausses promesses et cherchent à chaque instant la raison pour laquelle ça ne marche pas comme ça devrait. A qui la faute ? Qui a menti ? Ont-ils raté quelque chose, ou bien est-ce la société qui est détraquée ?
Simon : Nino et les autres confrontent ce qu’on leur a toujours dit, l’idéologie dans laquelle ils ont grandi, les valeurs qu’on leur a transmises avec ce qu’ils voient autour d’eux, dans la rue, au travail, partout. Petit à petit naît de tout ça un sentiment de révolte, plus ils se défont de cette arnaque où les mots liberté, travail, famille, égalité se mélangent pour faire un piteux écran devant la merde qui monte, et plus chez eux se dessine un refus.
Impossible ensuite de parler du trajet de Nino sans évoquer l’amour presque infini que le jeune homme éprouve pour sa jeune compagne Lale avec qui il partage son existence. Entre eux, il existe un amour d’une violence sans retour qui conduit parfois Nino à des extrémités. Est-ce que par la peinture de leur passion vous avez cherché à faire de Nino dans la nuit le roman, pour reprendre un titre d’André Breton, d’un amour fou ?
Ce récit d’une passion amoureuse contraste avec la peinture plus sèche et rugueuse engagée dans L’Été des charognes mais iriez-vous jusqu’à dire que Nino dans la nuit peut se lire comme un roman romantique ? Comme celui d’un romantisme contemporain, celui qui permet de dire à Nino : « j’ai le cœur plastique » ? Dans son dernier récit, Villa Crimée, Célia Houdart développe l’idée d’un « romantisme musclé », d’un romantisme de la lutte : cette expression vous paraît-elle rendre compte de votre travail, vous qui faites dire au lieu d’un « Je t’aime » un « Je m’emmerde de toi mon amour » ?
Il est clair qu’on avait envie de raconter, à travers le récit, une grande histoire d’amour. Mais si elle apparaît comme décalée ou folle c’est involontaire. Pour nous elle est sincère et authentique, à l’image de ce qu’on connaît.
L’expérience de l’amour c’est ici aussi la promesse d’un côte à côte. Ils n’exécutent peut-être pas l’amour selon ses représentations ordinaires, réduction d’un système marchand qui envisage l’amour comme un produit à cultiver avec d’autres produits. Leurs vies sont intenses et mises sous pression, par conséquent leurs sentiments aussi.
Sans, autant ne pas se battre et se laisser couler, c’est dans le collectif que la fureur de vivre apparaît.
Nino lui cultive un esprit romantique qu’il tient d’une réalité malgré tout moins dure que celles des autres. Cet esprit lui permet d’avancer comme dans un songe, un peu à part du reste, un peu protégé.
Impossible enfin de parler du trajet de Nino sans évoquer ses comparses de la nuit au milieu desquels figure en tête le flamboyant Malik : à la différence des autres personnages qui gravitent autour de Nino, Malik a les allures d’une « explosante fixe », d’un point inouï de stabilité au cœur pourtant d’un chaos constant, celui dont Nino dit : « Malik mon frère le jour, ma sœur la nuit, mon ange Gab’ quand il me prête des thunes. » En quoi était-il important narrativement d’ancrer le destin flottant et contrarié de Nino à cette figure tutélaire et peut-être même paternelle ? En quoi fonctionne-t-il comme un paradoxal repère au milieu de la nuit ?
Le fait que Malik soit un repère pour Nino n’est pas un paradoxe. Ils ont un passé commun, et Malik et à la fois celui dont l’envergure est la plus importante parce que les forces qu’il a dû déployer pour se construire sont énormes, et en même temps celui qui, parti de plus loin, a pu arriver seul à une stabilité. Nino l’admire beaucoup pour ça, pour la liberté qu’il a su conquérir. Il connaît les dangers de la vie et son apparente dureté envers Nino est une manière de le prévenir, lui qui jouit plus que les autres du luxe de faire des erreurs, d’avoir des faiblesses. Nino voudrait pleurer souvent, alors que Malik à lui dépassé les larmes. On met rarement en scène l’amitié entre garçons hétérosexuels et homosexuels.
Malik fait parti de celles et ceux pour qui être soi même équivaut dans cette société à une mise en danger, et Nino l’admire, mais est aussi un peu dépassé par ça.
Ce qui ne manque également pas de frapper le lecteur de Nino dans la nuit c’est la puissance des observations sociales qui se multiplient sous la plume de Nino : chaque situation ou chaque individu est l’occasion d’une violente et juste remarque sociologique : « On va manger quoi ? Des animaux morts, du lait de vache violée, des crevettes pêchées par des esclaves ou du dérivé de tomates italiennes à base du sang de l’ennemi du clan qui tient l’usine. J’ai l’impression que derrière chaque article dans chaque rayon, quelqu’un quelque part s’est fait baiser ou essaye de me la mettre à moi. » Aviez-vous ainsi le désir de formuler une critique sociale à travers votre roman ? Parleriez-vous d’un roman politique sur la société actuelle ?
Il était en tout cas important pour nous que le discours politique ne soit pas formulé en tant que tel, imposé au lecteur mais qu’au contraire, à travers le parcours des personnage et leurs expériences, il apparaisse comme une évidence. C’est au fur et à mesure des constats que font les personnages sur le terrain que la critique se construit. Encore une fois on avait le désir très simple de parler de ce qu’on connaît, de ce qu’on voit autour de nous. Parce qu’il nous semblait important de mettre en lumière des destins d’aujourd’hui qu’il est plus confortable pour tous de laisser de côté, face auxquels il est plus facile de rester sur le lieu commun selon lequel chacun reçoit ce qu’il mérite. D’ouvrir une porte sur une réalité peu ou mal traitée en littérature alors que la force vitale et l’inventivité qui l’habitent sont extraordinaires. Les parcours sont complexes, la délinquance ne prend pas la place qu’elle prend dans la vie d’un jeune sans une histoire singulière derrière. La chance joue aussi beaucoup dans le destin de chacun. Dans le détail de tout ça, on espère amener un peu d’empathie.
Au-delà de la critique de la société qui porte Nino dans la nuit, on perçoit surtout que le social se donne dans une grande violence verbale qui n’est pas sans faire écho à l’écriture de Koltès. Comme si Nino rimait avec Zucco. Diriez-vous que Koltès a pu avoir une influence dans l’écriture de votre roman ? On peut penser en découvrant le parcours de Nino à cette phrase de Koltès dans Une part de ma vie : « Au théâtre, on ne dit pas « Je suis triste » mais « Je vais faire un tour. » Diriez-vous qu’une telle réflexion éclaire le trajet de votre héros ? Ou l’influence de Koltès s’offre-t-elle essentiellement depuis l’écriture, notamment par la violence lyrique de celui qui ne cesse de clamer « j’ai le seum au milieu des galériens, des prêts à crever canon en avant pour un smic » ?
Simon : Certains livres de Koltès, dont Roberto Zucco ont été des lectures marquantes de mon adolescence mais leur influence dans la construction de Nino est mineure, ou alors inconsciente. Si rapprochement stylistique il y a, c’est peut-être qu’il nous tient aussi à cœur d’utiliser tous les moyens possibles pour être compris du plus grand nombre. Peut-être que le rapport au cinéma joue son rôle là-dedans, puisque comme lui, on visionne beaucoup plus qu’on ne lit.
Quant à cette phrase que vous mettez en avant, elle peut sonner juste pour Nino qui sort les poubelles quand il juge humiliant de donner sa colère en spectacle devant les autres. De façon très littérale, il va faire des tours.
Je voudrais à présent que nous évoquions la puissance des drogues, des prises de différentes substances, des nuits imagées de Nino. Puissante, sans limite et ouvrant l’infini des images dans la conscience ou l’inconscience du héros, la drogue est traitée dans Nino dans la nuit comme une expérience plastique à part entière – un poème dont les images font arrêt sur parole. Est-ce ainsi que vous l’avez conçue ? Plus qu’à la littérature américaine ou française, on pense plutôt ici au cinéma, à l’usage précisément des images issues des drogues comme chez Gregg Araki notamment ? Araki constitue-t-il une des références cinégraphiques pourrait-on dire et cinématographique à laquelle, plus généralement, vous avez songé durant l’écriture de Nino dans la nuit ?
Simon : On pense au début que la drogue change en profondeur la perception qu’on a du monde, c’est faux. Après il faut juste s’en remettre, l’écriture permet simplement de faire quelque chose de bien avec les traces un peu moche qu’elle peut laisser en soi. On voulait transmettre des états, une brûlure tout en se tenant loin de tout ce qui pourrait lui donner un aspect glamour.
Capucine : La passion qui nous unit c’est le cinéma. Les films nous ont constitué et influencent beaucoup notre travail. Que ce soit le cinéma américain des années 90, Gregg Araki, Harmony Korine, Gus Van Sant ou Larry Clark ou un cinéma européen contemporain à travers les films de Gaspar Noé, Sebastian Schiffer, Michael Noer et d’autres. On y songe pas vraiment, on a vu tout ça mais on ne s’est pas replongé dedans pour écrire Nino.
A part Victoria de Sebastian Schiffer qu’on a découvert pendant le travail. La seule œuvre qu’on a un peu étudiée, relue avec un œil attentif en amont c’est Preacher, le comics américain de Dillon et Ennis.
De manière plus générale, il apparaît que Nino dans la nuit désire s’écrire à même la violence du monde, dans un livre qui, paradoxalement, refuse le livre (d’ailleurs, dans le roman, les quelques livres qui apparaissent sont des livres d’occasions aussitôt revendus comme un geste paradigmatique de l’écriture elle-même). Car ce qui domine la parole de votre roman paraît relever d’un imaginaire filmique, comme Koltès se disait d’ailleurs plus influencé par le cinéma que par la littérature : est-ce également votre cas ? Nino écrit-il le film de sa vie ?
Nino entretient un rapport fictionnel et grandiose à l’existence, comme peut l’être le cinéma. Avec toute l’estime qu’on a pour la littérature, celle qu’on produit ne cache pas sa volonté de rompre avec le reste. De se tenir éloigné des livres qui font références aux livres, qui embrassent la culture. On préfère à la manière de Dubuffet se nourrir directement aux crudités de la vie plutôt que de trop approcher les digestions des autres. La culture c’est aussi un outil pour dominer ceux qui ne la possèdent pas. On est pour notre part convaincu de notre capacité à produire un texte intelligent qui ne tient pas sur des béquilles, qui ne cherche pas à prouver sa valeur en appelant à lui tout ceux qui ont fait les belles lettres. Quand à la place des livres dans le notre, ils sont effectivement réduit à leur nature marchande, comme tout le reste, ils ne sont que la somme d’argent qu’ils représentent.
Ma dernière question portera sur la matière même de la nuit que traverse Nino. Cette nuit, si elle domine de sa noirceur la vie de Nino, ne paraît être finalement qu’une étape première à la venue d’un monde plus solaire que cherche à entrevoir à tout prix Nino. Diriez-vous ainsi qu’il s’agit d’un roman plein d’espoir, celui d’un grand cri de vie comme l’indique d’emblée l’épigraphe d’Albert Cossery : « Et on les appelait mendiants ou bien voleurs suivant leur insistance à vivre » ? Faut-il interpréter cette épigraphe comme l’appel à une vita nova qui irradie dans tout le roman ?
Oui il y a de l’espoir, mais la dimension solaire du monde à venir c’est peut-être l’embrasement du monde actuel. C’est l’idée qui, petit à petit, germe chez les personnages.
Ce qu’il y a de beau dans cette phrase de Cossery, c’est qu’elle dépeint le voleur, et Nino en est un, comme celui dont la force vitale est suffisamment importante pour qu’il mette en place le nécessaire à sa survie au-delà de la morale imposée. La société aura beau souffrir de l’avoir en son sein comme elle souffre de porter Nino, parasite romantique mais parasite quand même, il ne sera pas fait de concession sur ce qui sera décidé comme nécessaire à l’existence. Un voleur peut aussi voler parce qu’il tient la vie en plus haute estime que les autres.
Capucine et Simon Johannin, Nino dans la nuit, Allia, janvier 2019, 279 p., 14 €