Houellebecq : Homais romancier (Sérotonine)

Michel Houellebecq (détail de couverture : Poésies, éd. J'ai Lu)

Sans doute Flaubert n’imaginait-il pas en écrivant Madame Bovary qu’un jour Homais, l’apothicaire bavard d’Yonville, sauterait le pas et que, près d’un siècle et demi plus tard, de simple personnage et parlure folle ressassant toutes les idées reçues de son époque, il deviendrait à son tour un jour romancier. Sans doute Flaubert n’aurait-il pas ainsi osé imaginer que, prenant la plume, Homais romancier serait ainsi, à l’horizon des années 10, spectaculairement admiré de tous et qu’il aurait, pour l’occasion, pris une nouvelle identité : Michel Houellebecq.

Ou bien plutôt : Flaubert n’avait-il pas précisément prévu, à travers la figure de Homais, le triomphe rutilant et sans partage de la grande Bêtise entendue culturellement comme le docte déversoir jusqu’à l’écœurement des opinions les plus courantes et les plus violemment véhémentes ? Tout porterait en effet à lui donner raison, et cela doublement, à considérer non seulement le dernier roman paru ces jours-ci de Houellebecq, Sérotonine, au titre sans surprise de pharmacopée à la Homais, mais aussi bien l’émeute médiatique qui l’a entouré et qui a bientôt viré à la liesse critique, seule à même, pour la presse, de pouvoir saluer le retour triomphal du héros national en librairie.

Car la sortie d’un roman de Michel Houellebecq ne s’effectue jamais seule. De nos jours, les poètes qui, à l’instar de l’auteur de Soumission, se croient encore maudits, et font perdurer ce folklore indigne même de Lagarde & Michard, sont désormais les mondains les plus avertis et les publicitaires d’eux-mêmes les plus aguerris. De fait, Michel Houellebecq sort toujours accompagné. De la même manière qu’on n’imagine pas Homais sans discourir devant les notables de son bourg, on n’imagine pas Houellebecq sans sa meute de zélateurs. Unanime et d’un enthousiasme sans partage encore rarement atteint, la presse est devenue au contact de Houellebecq une manière d’Yonville qui s’ignore.

Si bien qu’il conviendrait d’emblée de préciser au moment de se saisir de Sérotonine que, dans son œuvre même, la phrase de Michel Houellebecq mêle, de manière conjointe et inextricable, deux discours. S’y tient, d’une part, la matière textuelle que Houellebecq lui-même met en œuvre mais, d’autre part, au moment même où il écrit, s’y surimprime sans cesse la masse critique et journalistique qui ne cesse de rendre compte de Houellebecq. Comme si, dans un vertige nauséeux, Houellebecq ne pouvait s’écrire ni se lire sans ce qui s’écrit sur lui, et cela sans que, à la manière de la poule et de l’œuf, le lecteur puisse parvenir à démêler lequel de ces deux discours vient en premier dans la phrase.

Car, devenu une petite mythologie médiatique pour une époque en mal de messie, le texte houellebecquien doit se lire comme un palimpseste pervers et perverti tant Houellebecq paraît comme écrire non depuis son émetteur mais depuis son récepteur : un texte de la meute pour la meute. En ce sens, Houellebecq est bien un écrivain mais, parce qu’il procède depuis la doxa, il n’est autre en fait qu’un écrivain public : l’écrivain public de l’opinion commune. De telle sorte que le texte houellebecquien s’affirme, en s’écrivant, comme un effet d’opinion concerté, une opinion en action, fait encore partie de l’opinion en venant en être l’un des rouages les plus rutilants tant il s’agit d’un texte uniquement, fébrilement, délibérément endoxal. Si bien que parler de Houellebecq aboutit à l’exercice euphonique ou incestueux : donner son avis sur une opinion.

Mais alors qu’en est-il dans et de Sérotonine qu’on nous présente, la face barbouillée d’extase et la bouche déformée d’hyperboles, comme « le roman définitif » sinon « l’indiscutable chef-d’œuvre » de son auteur ? Rien hélas de tout ceci mais bien plutôt, à l’évidence, le point aveugle de la fiction et de la diction de Houellebecq, le moment nul où se donne à nu, dans toute son expression désemparée d’elle-même, l’arc idéologique de sa phrase et où, en toute logique forcenée, elle trouve son point d’effondrement le plus manifeste et la nécessité absolue de sa relance désespérée par d’autres moyens : où elle avoue qu’elle n’est qu’une matière doxologique qui voudrait se parer des oripeaux d’un texte.

Alors, de fait, comme l’ont très justement salué tous ses thuriféraires, Sérotonine s’ouvre sans attendre comme la reprise avouée et sans variation aucune de tous les schèmes les plus avérés de la trame narrative houellebecquienne. Sans surprise, l’action débute ainsi à l’horizon évidemment désabusé d’un homme. C’est un mâle évidemment blanc. C’est un homme évidemment bourgeois. C’est un homme évidemment dans la deuxième moitié de sa vie, 46 ans, répondant du nom de Florent-Claude Labrouste. Si le prénom, longuement et péniblement glosé au nom de cette « combinaison Florent-Claude ridicule », apparaît comme poussif, comme une espèce de surcodage de tous les signes houellebecquiens, c’est que peut-être, d’emblée, Sérotonine s’emballe.

On parle souvent de l’apathie de Houellebecq, de la mollesse dépressive de ses personnages mais rien n’apparaît sans doute plus en contresens flagrant que cette lecture tant, à la vérité, Sérotonine ouvre à l’hystérisation absolue des signes houellebecquiens. Il faut le dire : s’il ne cesse de parler de dépressifs, Houellebecq offre en fait la dépression la plus euphorique de l’histoire de la psychanalyse car, si chez Flaubert avec Homais, les imbéciles sont heureux, l’imbécile houellebecquien n’est pas un homme tout à fait malheureux. La Bêtise y est dépressive mais n’oublie pas d’être toujours ivre d’elle-même : comme en parade constante sur un char dévalant à toute allure le boulevard de la provocation facile.

Il n’est qu’à considérer ici les premiers chapitres de Sérotonine pour se rendre compte que le romancier paraît avoir comme organisé un bingo des thèmes récurrents de sa propre œuvre à l’occasion sans doute de la kermesse d’Yonville. Peut-être plus que l’auteur lui-même, chaque critique y reconnaît ses pions gagnants, avec le soulagement de l’ivrogne qui se souvient de son digicode au petit matin. Ainsi, à la figure gentiment dépressive du héros ingénieur agronome qui s’interroge sur le sens de sa vie vient s’adjoindre l’inévitable rhétorique houellebecquienne qui vise à choquer, depuis le bourgeois, le bourgeois lui-même – comme si, finalement, Houellebecq et les journalistes n’avaient pas saisi combien son œuvre était en fait le couronnement et le dernier avatar du roman bourgeois. Comme si Houellebecq était encore profondément un notable du 19e siècle qui, un demi-siècle plus tard, voulait encore se donner le frisson du Mal – avec un Mal de synthèse comme on parle de drogue de synthèse.

Si l’homme houellebecquien agit peu, il parle en revanche bien trop, et à tort et à travers, comme on peut donc encore très vite en faire l’amer constat. La discursivité est folle, en panique de provocation, décoche ses flèches en tous sens comme un sniper frappé d’un strabisme foudroyant au moment de tirer. Comme s’il n’avait pas pu parler depuis longtemps (ah la Marianne bâillonnée des fascistes !), le narrateur fait de son texte un immense défouloir à l’air libre de tout ce qu’il imagine que la Société réprouve et réprime moralement : comme si l’inconscient avait enfin la chance de trouver une parole qui ne soit pas l’ordre du lapsus. Et comme si, sans s’en rendre compte, Houellebecq admettait que son œuvre était à tenir comme le lapsus calami d’une Société dont il révélerait la vérité axiologique désabusée. Et c’est vrai que chaque mot, comme dans tout lapsus, est un mot de trop.

Dans la bouche de Florent-Claude, se déverse alors tout le folklore maniaco-dépressif du réactionnaire et de l’anarchiste de droite : sa compagne japonaise, Yuzu (comme le citron), se livre à la zoophilie avec des chiens peu réticents, la misogynie y tient le premier rôle, le sexisme sans peine qui se confond avec un érotisme tarte et bien évidemment le tout est saupoudré d’homophobie qui revient comme une scansion discursive pour faire rimer le texte avec une haine bon teint. On ne compte plus « le paradis des pédales » ou autre « inconsistante lopette ». A lire ces derniers propos, on ne peut, avant d’aller plus loin, manquer de poser un constat simple qui, pour l’instant et à notre connaissance, n’a pourtant effleuré aucun journaliste dans leur éloge de l’homme, de l’œuvre et de son influence. On voit bien l’homophobie mais tout se passe, visiblement pour eux, comme si c’était de l’homophobie mais pour rire, vous comprenez. C’est tellement drôle. Il ne le pense pas vraiment, il n’insulte personne, voyez. Sauf que le souci c’est que, comme il n’y a pas beaucoup voire pas de pensée dans le reste du livre, on est tenté de croire que c’est la seule qui s’y exprime. L’homophobie devient donc ici la matière non à une interrogation, une mise en perspective mais à un pur et simple divertissement : on s’amuse entre nous. A l’heure où on se fait encore casser la gueule parce qu’on est homosexuel, c’est vrai que c’est ce qu’on a lu de plus drôle depuis très longtemps. Parler de nihilisme, excuser le tout par du pessimisme aigu et la sacro-sainte misanthropie à la française ou, pire encore, citer Schopenhauer comme on installerait des guirlandes de Noël sur une bombe n’empêche pas celle-ci d’exploser. On imagine mal ainsi comment, comme d’aucuns le soutiennent aussi bien, Houellebecq pourrait consoler qui que ce soit de quoi que ce soit. Houellebecq ne réconforte pas : il conforte dans les idées les plus répugnantes.

Peut-être faudrait-il également en conclure provisoirement ceci : si, on s’en souvient, pour Gracq, il suffisait de pousser les portes d’un roman de Stendhal pour entrer en Stendhalie, ici toute autre est la chanson : il suffit de pousser les portes d’un livre de Houellebecq pour entrer en Infamie. Car chez Houellebecq, la discursivité sciemment réactionnaire ne repose pas sur des faits de langue mais sur des pets de langue : des déchets de langage devenus fonds commun du dire. Et visiblement, comme dans les foires de la fin du 19e siècle, les pétomanes, même entre apathie et hystérie, ont encore excellente presse dans la France de 2019.

Cependant, assez vite, la machine houellebecquienne tourne à vide. Au cœur du roman, un malaise diffus puis de plus en plus net s’installe au cœur même de la parole du narrateur. Le roman se grippe. Pourtant, Homais étant Homais, il veut poursuivre de plus belle et enchaîne à l’horizon de la prise de médicaments, du Captorix, la parole pseudo-scientifique qui a fait le succès du personnage de Flaubert et qui, chez Houellebecq, fait jouer de sa joie la puissance scientiste et opinioniste. Décidément, Houellebecq est ici comme Homais : Homais est, chez Flaubert, la voix de la Bêtise majuscule, celle de son époque, le point nul de son discours, comme autant de paroles qui tournent dans l’air : un idiot de village mais sophistiqué, comme traumatisé par le savoir dont il est la version négative.

Et c’est ce qui précisément rattrape le narrateur de Houellebecq et Houellebecq lui-même à mesure que Sérotonine se déroule ou plutôt enroule jusqu’à l’étouffement sa propre parole endoxale : tout y est cliché. Cliché sur cliché. Voulant jouer de la provocation, Houellebecq ne cesse de buter sur ses propres provocations qui sont toutes non pas désabusées mais usées. Il est comme pris au piège de son système discursif qui ne repose que sur la doxa. Car, s’il y a 20 ans, il redécouvrait la puissance de la Réaction et du folklore éristique en littérature, il bute désormais sur la fin de l’extension de son propre domaine. Il a comme buté sur sa propre limite. Son domaine à force de s’être étendu est dorénavant condamné à se restreindre. Car l’époque a changé. Les années 10 sont passées par là. Houellebecq a vieilli, démesurément vieilli. Il est même l’écrivain le plus âgé de notre temps, plus vieux sans doute que notre temps lui-même, une manière de Charlus croisé avant le Bal des Têtes.

De fait, les multiples provocations auxquelles Houellebecq se livre avec une énergie bientôt désespérée et lucide de leur nullité se déploient dans une espèce de métadiscursivité qui les livrent au lecteur non comme autant d’archétypes de la pensée de Houellebecq mais, bel et bien, comme autant de banalités confondantes. C’est qu’entre la fin des années 90 où il fit une entrée tonitruante par sa Réaction littéraire et son dénigrement rouge-brun de mai 68 et les années 10, Houellebecq n’a pas perçu un élément clef : la France est devenue plus réactionnaire que Houellebecq lui-même. Houellebecq est désormais le pléonasme de notre propre temps : rien de plus trivial que des propos réactionnaires dans une époque qui l’est. Endoxal, Sérotonine est la tautologie active de notre époque comme si les cercles s’étaient accomplis sur eux-mêmes et comme si Houellebecq rencontrait avec notre temps et avec le temps sa grande banalité du Mal, la chose du monde actuellement la mieux partagée en France.

Peut-être comme conscient du danger à faire de son écriture une opinion parmi d’autres, Houellebecq décide de quitter, à mesure que son livre s’enfonce, les tristes bords des provocations réactionnaires qui ne parviennent plus qu’à s’effondrer dans la parodie de soi : comme si les clichés se disaient au carré et les coups d’estocs réactionnaires devenaient risibles devant leur médiocrité. La République devrait ainsi trembler quand le narrateur nous apprend qu’il ne met pas le verre dans la bonne poubelle du tri sélectif. On perçoit aisément le ridicule d’un tel acte subversif. Il faut donc changer pour que Houellebecq puisse continuer à écrire, et sans doute est-ce ici que Sérotonine devient quelque peu intéressant pour comprendre comment, au moment d’en faire le choix, Houellebecq rate la littérature.

Car, dans un effet miroir, si Florent-Claude va chercher à quitter sa vie avec Yuzu et à progressivement et durablement disparaître, Houellebecq va à son tour chercher comme à disparaître de sa propre parlure endoxale et à trouver, par cette disparition, un nouveau projet d’écriture – sa relance même, l’écriture trouvant ici une nouvelle manière mais qui, malheureusement, échoue parce que, décidément, loin de trouver son classicisme et de trouver son point de classicisation, Houellebecq trouve son hélas vérité : un contresens devant la littérature qui est toujours la vérité d’Homais.

Ainsi Houellebecq veut faire disparaître Houellebecq de son livre : tel serait le défi ultime de Sérotonine, et cela de deux manières qui toutes deux se donnent dans un échec patent.

La première relève d’un fantasme chrétien de classicisme : toutes les œuvres de la maturité, dit la vulgate critique, voudraient se donner comme une grande ligne claire, celle de la rédemption après les égarements. Alors évidemment il faut se faire moraliste, et non plus sociologue. Les aphorismes commencent alors à se multiplier dont notamment : « Une pute ne choisit pas ses clients, c’est le principe, c’est l’axiome, elle donne du plaisir à tous, sans distinction, et c’est par là qu’elle accède à la grandeur ». Cependant, ce qui ne manque pas de frapper, comme on le voit, c’est l’absence de sens de la formule chez Houellebecq. Il ne parvient absolument pas à trouver l’aphorisme frappé au coin du sens, bon ou mauvais. Sa phrase se traîne et finit par mourir d’ennui en s’écoutant elle-même ne point parvenir au point d’énonciation souhaité. Comme si La Rochefoucauld était violemment frappé d’aphasie. On mesure l’étonnement.

Mais le plus grand point d’effondrement et incidemment révélateur du manque à écrire du roman se donne comme celui de la disparition même. Florent-Claude est l’homme qui cherche à disparaître, retrouvant là, mais visiblement sans bien le savoir, la grande obsession de la littérature du 20e siècle, celle de la désapparition à soi, de la défection désirée au monde et aux autres. Mais, très vite, c’est Homais lecteur de Camus et de Blanchot qui se donne à lire. De fait, Houellebecq paraît remonter l’autoroute de la littérature du 20e siècle en contresens et à toute vitesse. Visiblement, il n’a aucune idée ni de la sémiologie des sens interdits ni même compris le sens moderne de la disparition en littérature. Les disparus, tels l’homme qui dort de Perec ou l’étranger de Camus, sont des hommes dont la disparition sociale ne se donne pas uniquement comme un acte, comme un fait, comme un épisode. Dits paradoxalement à la première personne ils pointent, tout le monde le sait, vers un épuisement de la parole même, sa désapparition : la fin de tout bavardage. Ici, Houellebecq fait démesurément parler son Florent-Claude et ses deux prénoms de trop : il ne cesse de bavarder encore et encore. Comme s’il bavardait la modernité romanesque pour la détruire et la nier.

Partant, le roman ne peut s’offrir que comme un objet lui-même narrativement réactionnaire : le personnage devenant à son tour la parlure de ce qui, pendant plus d’un siècle, n’avait sciemment pas parlé. Là où le silence devrait régner depuis la parole, c’est le trop-plein de ce qui ne sait se donner autrement que par le rejet qui fournit l’enjeu discursif. Houellebecq, c’est Musil filmé par Max Pecas. L’homme sans qualités y est devenu l’homme qui se suffit à lui-même : l’homme suffisant. Houellebecq, c’est, enfin, un Bartleby qui a décidé de parler plus qu’on ne pensait : qui préfère ne pas ne pas parler. Alors, inévitablement, il faut crier sa haine de la modernité, dire combien on est un homme du néo-naturalisme. Alors logiquement il faut se moquer de Blanchot, préférer faire du porno à lire Blanchot sur France Culture comme si la bêtise de Houellebecq était à elle-même sa propre fatalité.

C’est peut-être ici, dans ce rejet poujadiste de la modernité, que se donne, dans le ratage de Sérotonine, l’expression la plus dévoilée de la littérature alittéraire comme on dit apolitique de Houellebecq. L’enjeu de la non-littérature est toujours un enjeu politique tenu par la Réaction la plus véhémente. C’est, par ailleurs, à ce titre qu’il séduit tant la presse puisque s’y donne à voir ce que Robbe-Grillet nommait à juste titre à propos de Houellebecq même l’avènement de la « littérature de contenu » contre tout travail d’écriture – contre toute littérature dont la détestation et la grande haine se donnent comme le point de nervure ultime de sa parole. Ironie même d’une société du spectacle dont il se joue et dont il apparaît comme l’icône parodique, Houellebecq écrit, peut-être même malgré lui et sans que ses adorateurs s’en rendent compte, en haine de toute Littérature. Les yeux enfiévrés, d’aucuns parlent à son propos de romantisme (Ô Hölderlin ! Ô Schlegel !) mais le seul et unique courant, contre-littéraire par excellence, auquel il puisse être rattaché ressortit de l’opinionisme, celui qui, de manière flamboyante, porte chaque parole de Homais.

Et sur les cendres meubles de cette littérature désertée se tient, enfin, le point le plus problématique dont la presse ne cesse pourtant de se faire l’écho : l’impossibilité même de Houellebecq à être contemporain, à habiter l’époque et à l’aimer. Réactionnaire, il incarne ce que j’ai pu nommer dans Après la littérature, par son amour de l’histoire au détriment des questions du récit, le sommet du primitivisme narratif, à savoir une variété de mécontemporain : de ce qui manque le contemporain, de ce qui n’est pas dans l’écriture et ce qui refuse son temps, donc l’Après littérature et se tient, irréversiblement, dans un grand avant-littérature. De son côté, la critique journalistique et universitaire ne manque pas de percevoir cette absence d’écriture flagrante de Houellebecq et cet homme tourné vers le passé. Mais niant à son tour le contemporain, elle préfère, pour sauver son héros et assurer sa survie, le faire regarder vers l’avenir, ce qui témoigne en fait de ce que notre présent est son grand trou. Incapable d’être la littérature au présent, il faut bien que Houellebecq arrive à dire le journalisme au futur.

Alors, inévitablement, Houellebecq est « un prophète », un « visionnaire », un « homme qui voit l’actualité avant qu’elle n’ait lieu ». La jacquerie des paysans, armés jusqu’aux dents, annoncerait bien entendu les Gilets Jaunes. On croit rêver. On est bien plutôt dans le passé et la grogne des agriculteurs en 1992. La critique ne voit pas que les pythies sont bègues et les voyants sont borgnes. On ne peut dès lors que sourire devant de telles assertions qui, à la vérité, ne renvoient avec véhémence qu’au désert politique dans lequel gît la critique aujourd’hui. Mentionner les Gilets Jaunes, et leur intime prémonition au cœur de la parlure houellebecquienne, n’apparaît ainsi en rien innocent car, comme l’a très bien dit Stéphane Delorme dans son édito de janvier des Cahiers, la presse a été incapable de rendre compte des Gilets Jaunes hors de la voix policière dont elle est, pour une large part, le relais le plus fidèle. Il apparaît alors normal pour elle d’en déléguer la vision de ce qu’elle n’a pas vu à quelqu’un qui a cru les voir. Et, décidément, Homais ne quitte pas la parole de Houellebecq tant à le considérer comme un sociologue, en dépit des efforts moralistes, la sociologie de Houellebecq se tient à la sociologie ce que la « pomologie » de Homais est à la culture des pommiers. On pourrait ajouter que Homais devenu romancier avec Houellebecq déploie la « paumologie » : la science du paumé.

On l’aura compris : Sérotonine est une fable désenchantée pour notables mais révélatrice du trou critique et politique dans lequel on voudrait tenir le contemporain. On lira ainsi avec bien plus de profit Nino dans la nuit de Capucine et Simon Johannin, sans doute le plus grand roman de ce début d’année et d’ores et déjà un des récits marquants de nos années 10 : un grand roman sur la nuit du contemporain, la folie de ses corps à la recherche de la grande vie du monde. Toute autre chose, on l’aura décidément compris, que Sérotonine dont le couronnement sera décidément semblable, pour son auteur, à celui de Homais à la fin de Madame Bovary qu’on ne peut que paraphraser pour finir. Car un certain nombre d’écrivains se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant Houellebecq les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autorité le ménage et l’opinion publique le protège.

Houellebecq vient de recevoir la croix d’honneur.

Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, janvier 2019, 348 p., 22 € — Lire un extrait