Cher Facebook,
Je te le dis sans ambages mais avec toute la délicatesse qui me caractérise et j’espère sans trop te froisser : je te quitte.
Je pourrais très bien commencer par des banalités unilatérales et invérifiables telles que « ce n’est pas toi, c’est moi » ou « mais non, tu n’as rien fait » ou « non, je n’ai pas rencontré quelqu’un d’autre et de toute manière, tu ne la connais pas » … Je pourrais, mais par souci d’honnêteté je préfère m’en tenir à une franchise qui m’honorera le temps de voir mon prochain post disparaître de mon fil d’actualité, remplacé par une photo de chaton qui joue les apprentis rémouleurs sur la nappe en vinyle du salon ; éclipsé par un article de Nordpresse qu’un élu de l’opposition a partagé en le prenant pour un extrait du Journal Officiel de la République de Twitter ; effacé derrière les innombrables changements de photos de profils de mes amis en ligne parce que ton algorithme permet désormais de publier sa tronche dans un cadre bucolique digne d’un canevas grand-parental au-dessus d’un buffet de style Félix Faure représentant des faunes cornus entrain de pique-niquer en plein après-midi en compagnie de nymphes lascives.
Je te quitte parce qu’il faut se rendre à l’évidence, ce n’est plus comme avant, la routine s’est installée sans que l’on s’en rende compte, entre nous un désamour que je n’aurais pas imaginé connaître un jour a remplacé l’affection que je portais à ton interface bleutée qui m’a longtemps rappelé le ciel immaculé de Santorin avant que des cohortes de congés payés débarquant de paquebots bondés ne viennent le souiller de leur inculture populacière à grand renfort de selfies grotesques.
Je te quitte parce qu’il n’est de bonne compagnie qui ne se sépare. Dans une relation, il faut savoir aussi se dire quand ça ne va pas. Si on n’a pas cette possibilité de dire ce qui nous pèse, ce qu’on a sur le cœur (sur le <3 devrais-je plutôt écrire), ça ressemble fortement à ces couples qui sont malheureux sans se l’avouer et qui continuent de déjeuner tous les dimanches chez leurs beaux-parents respectifs en alternance avec un week-end chez des amis choisis qui ont un terrain de tennis aux beaux jours ou par mauvais temps chez ce copain qui a installé un home cinéma hors de prix dans sa studette sous les toits.
J’aurais pu, homme de peu d’inspiration, reprendre des paroles de chanteurs à texte pour adoucir la mauvaise nouvelle et te dire que « tu te laisses aller » ; que « tes larmes n’y pourront rien changer » ; ou m’en aller « sans même te l’écrire » (en Miossec dans le texte et comme des millions d’utilisateurs désabusés ou à l’égo insoumis et revanchard)… ou te demander « mais qu’est-ce que ça peut faire comme bruit un kangourou » – ce qui nous aurait éloigné de mon sujet. J’aurais pu mais je ne le ferai pas car je ne te ferai pas donc l’affront de me répandre en vaines justifications et en excuses alambiquées : je te quitte parce que je ne t’aime plus.
Je ne t’aime plus et tu le sais puisque tu sais déjà tout de moi. Tu sais que je ne viens plus aussi souvent qu’avant, quand je passais mes journées à liker, poster, publier, commenter, messager, poker… On ne va pas se mentir, tu t’en doutais un peu. Si, si, reconnais-le : tu le savais déjà par mes heures de visites aléatoires, mes jours de connexion de plus en plus espacés, mon désintérêt croissant pour les groupes que tu me suggères, les pages que tu me proposes d’aimer ou ma propension à bloquer tes conseils d’amis que je connais « peut-être »… Tu sais tout de moi parce que je t’ai tout dit ou pas loin : ce que j’aime lire, écouter, voir, les lieux que je visite, que je photographie, les gens que je rencontre et que j’identifie pour être bien sûr qu’ils me le rendent via un émoji cireux ou un GIF servant à tout et surtout la paresse de celui qui le poste. Je t’ai tout raconté et tu t’en es servi à ta guise à mon corps consentant : tu as vendu mon adresse mail, mes goûts enregistrés, mes clics sur tes pages sponsorisées, tu as lié ton logiciel avec tout ce qui peut s’enregistrer sur la toile pour devenir ouvertement le réseau des réseaux, tu as sous-traité le traitement de ces datas planétaires à des sociétés louches qui sous couvert d’analyses made in Cambridge ont œuvré à enrôler et à formater les esprits grâce à de puissants algorithmes (encore eux) à même de cultiver encore et encore un entre-soi coupable.
Alors oui, tu as essayé de ranimer la flamme entre nous : tu m’as proposé un plan à plusieurs – quand tu as racheté Instagram et WhatsApp – , quand tu m’as invité à m’exprimer autrement que par un pouce en l’air avec de nouvelles mentions telles que « j’aime, j’adore, Haha, Wouah, Triste, Grrr » en m’infantilisant au possible et en ne me donnant pas la possibilité de dire carrément « j’aime pas » comme ces mioches à qui l’on propose des brocolis bourrés de vitamine C plutôt que tu les bonbons gavés de sucre à caries de Mémé pourtant hors d’âge et périmés depuis le passage de la majorité de 21 à 18 ans.
Tu as peut-être craint d’être submergé par les dislikes. C’est compréhensible. On peut imaginer que le réseau où tout le monde il s’aime, tout le monde il est beau ne pouvait se permettre de donner la possibilité à des fâcheux d’afficher leur détestation des uns des autres au grand jour et hors d’un pseudonymat avantageux. Tu as empêché tes utilisateurs de s’exprimer franchement et d’une manière lapidaire grâce à un pouce inversé telle la réponse de l’Empereur romain auquel le gladiateur méritant mais vaincu demande grâce après s’être fait salement embroché par un rétiaire barbare sur la piste rougeoyante de l’autel du panem et circenses antique. En lieu et place, tu as préféré laisser à tes membres la licence de pouvoir déverser leurs tombereaux de haine tapuscrite dans des fils de commentaires non modérés.
Si je ne t’aime plus, c’est aussi parce que j’ai relu tes conditions générales d’utilisation et ton credo – « C’est gratuit et ça le restera toujours » – et parce que tes appels répétés à me faire dépenser des euros que je n’ai pas afin de booster mes publications ont eu raison de ma patience et de ma capacité à ignorer ces scories spamesques qui encombrent régulièrement « mon » fil d’actualité. Marketplace, vidéos suggérées, pages proposées, disparition des fils d’infos auxquels j’étais abonné et qui me permettaient de lire l’actualité… Tes changements d’algorithmes successifs ont radicalement changé notre relation de lecteur-diffuseur. Qui plus sans le moindre mot pour me prévenir des modifications passées ou à venir : pas un MP sur ta messagerie obligatoire, pas le moindre mail d’avertissement sur mon adresse désormais ouverte à tous tes annonceurs payants. Rien. Le silence. Et tu sais ce que c’est quand dans un couple l’un des deux se mure dans un mutisme coupable : c’est comme planter la graine de la suspicion dans le jardin de la transparence. (Oui, j’aime bien citer du Jean d’Ormesson à l’occasion, considère ça comme un hommage). Qui plus est, puisque je ne peux plus lire les informations des journaux qui ne trouvent plus grâce à tes yeux numériques, je dois me contenter des publications de mes amis (réels ou virtuels), de mes proches éloignés géographiquement et dont je suis les aventures via ton réseau mondial, de presque inconnus dont j’ai accepté les invitations dans un moment de faiblesse ou de distraction, de gens intéressés à défaut d’être intéressants et qui me proposent tous les jours de partager leur prose anémique ou d’aimer leur page auto-promotionnelle inutile.
D’ordinaire, je ne suis pas quelqu’un de vénal – au sens de l’actionnaire lambda qui perçoit ses dividendes en sirotant un Spritz les doigts de pieds en éventail sur l’acajou de son bureau d’affaires dans n’importe quel paradis offshore – mais je dois reconnaître que ta déculottée en bourse récente m’a quelque peu miné un moral qui avait pourtant repris des couleurs grâce à l’équipe de France de football qui a eu le bon goût de gagner la Coupe du Monde avant la sortie médiatique de l’affaire Benalla. Sinon, on n’en aurait jamais entendu parler de cette conquête historique. Demandez aux organisateurs du Tour de France ce qu’ils en pensent.
Tant qu’on est à parler d’argent : plus de 100 milliards de dollars de perte de capitalisation boursière ! Non mais c’est quoi cette gestion de panier percé ? Tu voudrais ruiner l’économie du couple que tu formes avec tes abonnés que tu ne t’y prendrait pas autrement ! Et puis quoi encore ? Comment on va faire pour partir en vacances si tu dépenses des milliards que tu n’as pas ? Et les fournitures scolaires du petit ? Tu y as pensé ? C’est ma mère qui avait raison. J’aurais dû l’écouter au lieu de supprimer mon compte Google+…
Voilà, c’est fini. Tout est fini entre nous. Ne m’écris pas. Ne m’appelle pas. Ne me propose pas de mettre mon compte en veille. Ne me demande pas d’inscrire un légataire universel pour que mes données survivent dans le cloud après mon départ.
Je te laisse, je dois aller rompre avec Twitter.