Le récent épisode médiatico-idéologique autour du film Sausage Party a mis en lumière un phénomène pas si nouveau sur les réseaux sociaux : la montée en puissance des fâcheux et de la « fâcheux-sphère » que l’on pourrait définir comme le comportement des imbéciles pratiquants qui croient devoir et pouvoir gouverner la pensée d’autrui pour d’obscurantistes raisons.
D’un strict point de vue sémantique, le fâcheux est par définition quelqu’un «d’importun ou gênant, difficile à supporter ou à contenter». Ainsi, est-il reconnaissable à sa capacité à fédérer autour de lui des réactionnaires que la modernité et l’évolution des mœurs rebutent ou des nostalgiques des privilèges et d’un temps que ceux qui ne se marient pas avec leur cousine ne peuvent pas connaître. Si l’on devait faire un bref résumé historiographique, on pourrait dater leur apparition vers les années 20 après Georges Clémenceau et après un relatif passage à vide que l’on situerait entre 1945 et 1986 de notre ère, on assiste depuis trois décennies à un retour en grâce du fâcheux, désormais organisé au sein d’une sphère dans laquelle il consanguine allègrement et prône des valeurs qu’il voudrait actuelles. Physiologiquement parlant, le fâcheux peut être apparenté à l’australopithèque moyen avec son cerveau peu volumineux et sa capacité très marquée à grimper dans les tours à la moindre avancée sociétale. Malgré une propension à la bipédie en rang serré dans les manifs pour tous (et qui n’a rien à voir avec son orientation sexuelle), le fâcheux n’en demeure pas moins un être fruste, qui mange maigre le vendredi avant de se goinfrer d’hosties et de gigot aux flageolets deux jours et une messe en vieux latin plus tard.
Parce qu’il s’y entend pour prendre en otage les enfants, la morale, la famille et la patrie, Dieu et son droit, les racines de la France… au nom de croyances plus ou moins avérées et foncièrement datées, le fâcheux s’est encore récemment illustré dans son combat rétrograde contre Sausage Party, film d’animation américain scénarisé par Seth Rogen mettant en scène le contenu parlant et gesticulant d’un réfrigérateur US qui découvre à son apport nutritif défendant qu’il est un des maillons de la chaîne alimentaire.
Le pitch est potache, simple, voire simpliste, et la qualité de l’œuvre certainement discutable. Cela étant, alors que l’histoire ressemble fortement à Toy Story ou The Secret Life of Pets, la parabole est peut-être grossière mais l’arc narratif est rigolo par avance : il y aurait une vie après que les humains ont quitté la maison ou une fois la porte du garde-manger fermée. Que celui qui n’a jamais pensé à ce qu’il se passe en son absence dans le placard à conserves me jette la première pierre à aiguiser les couteaux de cuisine.

Pour ceux qui n’auraient pas entendu parler de Sausage Party avant que les fâcheux ne s’en emparent, il faut préciser que ce n’est pas tout le film qui est pointé, ni même critiqué pour des raisons objectives ou le choix discutable de Cyril Hanouna prêtant sa voix à une saucisse. C’est une scène, une seule, qui a déclenché la colère d’associations religieuses et de l’avocat des sacristies André Bonnet : une séquence finale de 3 minutes (sur 1h30 de film) montrant une orgie sexuelle alimentaire et anthropomorphique. Accusé de corrompre la jeunesse, le long métrage d’animation s’est donc attiré les foudres des fâcheux sur Internet et l’association Promouvoir a porté le cas devant les tribunaux, demandant l’interdiction du film au moins de 17 ans (au lieu de 12 initialement). Malheureusement pour les plaignants-gniants, le tribunal a tranché contre les arguments des fâcheux autoproclamés policiers de la pensée et de la vertu des têtes blondes qui auraient pu être «corrompues» par le spectacle d’aliments fornicateurs en images de synthèse.
Ce « fâchisme » – comprenez l’action de ceux qui se veulent le bras séculier au bout duquel s’agite un glaive vengeur – est d’autant plus critiquable qu’il procède d’un manque de culture et de mémoire certain. Il n’y a pas si longtemps (38 ans à peine), dans Grease, comédie musicale et teenage movie aujourd’hui devenu culte, les réalisateurs avaient (certes non sans malice) glissé en arrière plan ce qui est certainement la première image de sexe impliquant une saucisse et un petit pain au cinéma… tandis que John Travolta – Danny Zuko éperdu d’amour adolescent chantait son désespoir dans un drive-in et d’une voix de fausset scientologique.

On pourrait gloser à l’infini sur les pères la pudeur qui voient le mal (voire le malin pour rester dans le grenouillage de fond de bénitier) partout et se moquer grassement de ces censeurs de joie si le phénomène n’était pas inquiétant. Prise en étau entre la récupération idéologique et le moralisme outrancier, la création artistique doit-elle craindre un retour du carré blanc ? La classification des films, livres, disques doit-elle être révisée ? Et si oui, en quel honneur ? Parce qu’une minorité d’importuns multiplie les actions en justice ? La liberté de créer serait dès lors clairement en danger si elle devait craindre, ante, d’être frappée d’interdit. Pire : une telle crainte pourrait influencer le ou les auteurs qui ne produiraient pas l’œuvre souhaitée à l’origine.
Il n’y a pas pire manipulation que celle qui avance parée des beaux habits de la morale. Attaquer le film de Greg Tiernan et Conrad Vernon n’est qu’un prétexte pour exister médiatiquement. Gageons que sans ce pain à hot-dog bénit à l’approche des fêtes de fin d’année, la « fâcheux-sphère » se serait benoîtement étiolée jusqu’à la messe de minuit. Et l’on aurait certainement évoqué (voire pas du tout, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes) Sausage Party en d’autres termes. Comme dans Le Monde par exemple qui parle d’un film qui « offre une critique truculente de la société de consommation ».
Si l’on a parfaitement le droit – on n’est pas encore en dictature, profitons-en (au moins jusqu’en mai prochain) – de ne pas aimer Sausage Party, on est en revanche également en droit de ne pas se laisser commander ce que l’on doit voir ou ne pas voir au nom d’un conservatisme suspect. Le moment politique est d’ailleurs à prendre en compte, alors que la primaire de la droite et du centre vient de s’achever et consacrer un François Fillon qui se verrait bien chanoine à la place du chanoine. Et le cas de Sausage Party est à rapprocher de celui du soi-disant « plug anal » de McCarthy place Vendôme, du retrait des visas d’exploitation de La Vie d’Adèle, de Nymphomaniac, Love ou Antichrist.
Fâchisation du discours politique, fâchisme larvaire des populistes. Les fâcheux semblent partout et de plus en plus nombreux. Mais avec Sausage Party, ils sont tombés sur un os : saluons le jugement rendu qui confirme le visa d’exploitation et l’interdiction aux moins de 12 ans dans une ordonnance aux conclusions proprement surréalistes.
Enfin, précisons à l’attention de la « fâcheux-sphère » qui aura tôt fait de se refaire la cerise (pour user à dessein d’un idiotisme culinaire) les éléments suivants :
– La délivrance du visa d’exploitation cinématographique s’accompagne de l’interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans (sans être classé X), lorsque l’œuvre ou le document comporte des scènes de sexe non simulées ou de très grande violence (…). Sausage Party est un dessin animé. Mesdames et messieurs les fâcheux, quand bien même la séquence finale est explicite, ces scènes de sexe sont non simulées… par des personnages en images de synthèse.
– Au risque de vous surprendre, comme le souligne le jugement du Tribunal Administratif, Sausage Party est une parodie et « une relation sexuelle mimée entre une boîte de gruau et une boîte de crackers ne paraît pas figurer un viol à caractère raciste ». Et non, tandis que vous allez à Vêpres, le concombre ne copule pas avec l’ananas dans votre dos dans le frigo.
– Aucun aliment n’a été maltraité durant le tournage. Plaquette de beurre comprise.