Jane Sautière : Les animaux donc que je suis (mort d’un cheval dans les bras de sa mère)

Zebra © Christine Marcandier

Tout part, dans le dernier livre de Jane Sautière, de la poésie elliptique d’un titre : Mort d’un cheval dans les bras de sa mère, une énigme qui vaut art du récit. Le cadavre exquis qui peut aussi être lu comme un zeugme unit ce qui ne peut l’être que par un léger décalage du discours ou par un décentrement anthropomorphique. Un cheval et des bras ? Oui, quand l’animal est au centre du regard, qu’il est l’être dont tout part, et d’abord le récit fragmentaire de soi à travers les animaux qui ont accompagné une vie. L’animalité n’est qu’une vraie/fausse altérité.

L’animal est aussi ce compagnon d’une existence, pluriel, en constante métamorphose, puisqu’il sera, tour à tour, cheval, chat, corbeau, brebis, etc. dans sa présence absolue et irréductible. L’enfance est « vie animale et végétale », animiste : « un chien a été mon frère et j’ai noué des amitiés avec des arbres ». Les animaux ne sont pas de compagnie pour l’enfant, quoi qu’en fixe l’expression lexicalisée, ils sont une « présence », celle que déploie ce livre pour dire leur « folle beauté » et leur « présence si parfaite », la manière dont ils deviennent un « axe cosmographique ».

L’animal est plus encore l’étrange uni à l’intime : enfant Jane Sautière se pensait cheval, faisant justement « de brusques écarts ». Le cheval est ce qui peut dire un moment d’exil intérieur et d’incompréhension du monde, il est le « fétiche » de l’auteur, à la fois mythe fondateur, incarnation de son enfance (« je suis cheval »), métonyme de douleurs tues (les enfants morts avant elle). Le titre est la citation d’une phrase du père, origine du récit comme une butée. « Mort d’un cheval dans les bras de sa mère. Il me faut beaucoup de temps pour comprendre qu’un cheval n’a pas de « bras de sa mère » que par ironie du langage humain, c’est hélas moi qui ai une mère. Une mère de cheval n’a pas de bras, elle a des jambes ». L’animal est le témoin d’une vie, d’abord pour l’infans en apparence dénué de langage, puis pour l’adulte, l’auteur, qui voit dans la phrase énigmatique du père un clé, celle qui ouvre les différents fragments du texte, ce puzzle animalier, comme de « ténus et isolés arguments de mémoire ».

Le texte de Jane Sautière, « roman animal », joue d’une hybridité fondamentale, s’offrant comme une véritable « constellation » : il n’est pas (ou pas si simplement) un bestiaire, s’il est une fable, ce serait « alors une fable pour de vrai » ; il est tout autant poétique que politique, engagé que fragmentaire, comme l’étaient l’expérience des prisons de Fragmentation d’un lieu commun (2003), « l’ailleurs sans ici » de Nullipare (2008), les pièces d’une garde robe de Dressing (2013) ou les stations de métro de Stations (Entre les lignes) (2015).  Le texte se meut entre différents pôles, ne fixant jamais le sens, proposant plutôt une réflexion sous la forme d’un itinéraire, ici les animaux qui partagent nos vies, ceux que l’on mange, ceux que l’on considère comme nuisibles, ceux que l’on se remémore parce qu’ils sont une part du tissu de nos vies, ceux que l’on côtoie, feint d’oublier, ceux que l’on aime.

Toujours il s’agit de refuser les frontières ou le sens confortablement fixé, comme sur la photo de couverture : ces poils de chat, en gros plan, semblent crinière de cheval. Il n’est pas plus de frontière entre l’animal que l’on a pu penser domestiquer et l’animal qu’on a été. « Avoir » et « être » ou l’axe double d’une remise en question, dans et par les récits qui composent ce livre : Possède-t-on l’animal ? Nous possède-t-il ? Sommes-nous l’animal ? Qui est-il ?

Ces interrogations, qui trouent le texte, passent par le commentaire de Derrida, Deleuze, Pasolini ou Franju. Elles ne sont pas strictement identitaires, ou plutôt elles le sont dans la gravité politique de la notion si fondamentale et complexe d’identité, en tant que questionnement aux résonances éthiques. La présence absolue de l’animal est aujourd’hui réduite tant il est chosifié, instrumentalisé, tant sa mort et sa consommation sont invisibilisés, comme d’autres formes de vie que nous écartons de notre regard, de notre considération. L’animal dit tant de nous, du monde qui nous entoure, d’une société de l’industrie et de l’abattage, du « désespoir politique ».

Regarder et raconter l’animal, c’est renouer un fil perdu, nous confronter à notre part d’(in)humanité, à notre constante pratique de la « colonisation anthropomorphique ». Voir l’animal, le dire, c’est refuser les « deux aberrations » qui nous tiennent « en tenaille » : « l’anthropomorphisme qui écrase l’animal par l’humain et l’anthropocentrisme qui dote les humains d’une supériorité excluant tout partage ».

Sans doute faut-il regarder et penser autrement, leçon de cet animal qui hante encore le présent, ce chien abandonné en Iran au moment de l’exil, et « l’univers décentré par l’absence ». Dans le livre, au-delà de ce qui surgit, des fragments qui rappellent et racontent, c’est le blanc qui impose sa présence, matérialisation sur la page de ce qui ne peut être dit : « (Que harde-t-on d’un être qu’on a aimé ? Pourquoi s’en tenir à ces micro-événements, ces anecdotes qui sont censés l’évoquer alors que rien n’est résumable, que ce qui manque, c’est la totalité d’une présence, une vie battante fluide ou heurtée, mais qui va son cours ».

Jane Sautière, Mort d’un cheval dans les bras de sa mère, Verticales, février 2018, 192 p., 17 € ­—­ Lire un extrait