En 1959, Raymond Queneau publiait Zazie dans le métro. Jane Sautière qui traverse rames et lignes dans Stations pour nous offrir des tranches de vie sociale, des éloges de la lecture et un voyage intérieur, pourrait être sa petite-fille contemporaine, une Zazie qui étend ses lignes à l’ensemble de nos transports en commun.
Stations (entre les lignes) de Jane Sautière est un livre traversé de chemins de fer, RER, bus, métros et tramways comme autant de points de repères biographiques, réseaux de sens et lignes de vie. Un quadrillage par fragments, bribes de vie, scènes vues, observations et détails, mêlant récit de soi, vie des autres, fictions. Tout est prétexte à un voyage multiple, à travers soi, les autres ou les textes. Emprunter les transports en commun, c’est traverser l’espace comme le temps, s’offrir un inventaire de saynètes et de rencontres de hasard. Il s’agit de « circuler », « en évitant les heures de pointe », entre documentaire et fiction de soi, dans une collection impressionniste. Le plan du métro est une cartographie biographique, un réseau de souvenirs et les chapitres de Stations (comme autant de stations, justement) suivent l’ordre des adresses successives d’une vie, celles où Jane Sautière a travaillé ou vécu.
Le métro, par exemple, et l’écriture n’ont-ils pas tout un vocabulaire en commun, ne parle-t-on pas de « rame », de « ligne » ? Tout y est question de navigation, d’invitation au voyage : « On m’explique que le strapontin était, à l’origine, un matelas posé sur le pont d’un bateau et replié lorsqu’il ne servait pas. On dit aussi le quai d’un métro, on parle de la rame. Oui, on embarque, nous sommes reliés par ces lignes, on circule, comme le sang neuf, chaque traversée nous met en contact, il s’agit bien d’un réseau. Je suis frappée par cette évidente perfection. »
Jane Sautière, se déplaçant, aime savoir avec qui elle voyage, moins savoir que deviner d’ailleurs, extrapoler, « romancer ». Les gens rencontrés deviennent personnages d’un texte intime et sensible, les lieux disent une histoire, « entre les lignes », une expression figée à laquelle l’écrivain donne son plein sens poétique. Voyager revient à raconter des déplacements en soi, ce qui la traverse, la transforme, à creuser l’entre-deux entre l’intime et le lieu commun, à dire des « stations », des stases entre deux déménagements, deux lieux, deux espaces d’une vie ou de travail, jusqu’aux vaporettos de Venise, l’ivresse qu’ils procurent.
Ce cheminement dans l’espace dit une géographie intérieure, feuilleter ces moments est la nouvelle Fragmentation d’un lieu commun, pour reprendre le titre de l’un de ses livres (2003), le parcours de mues, comme celles que racontait son Dressing (2013). Stations est aussi un parcours en creux de chacun des livres de Jane Sautière, comme s’il était composé à partir de leurs lignes de fuite. Elle les prolonge, les retrouve et redécouvre, dans un livre à l’image de ce « curieux immeuble » qu’elle habite aujourd’hui, porte de la Villette, « que j’ai aimé immédiatement, sans doute parce qu’il contenait tant de mes anciens paysages ».
Tout commence à Franconville, dans un pavillon du Val-d’Oise, inconfortable et insalubre, au bord de la voie ferrée, si loin de l’Iran des premières années de jeunesse. Cette maison, inconfortable et insalubre, est un paradoxe, un présent ouvert vers l’ailleurs (avec la voie ferrée qui longe la maison) comme vers le passé (un grand-père cheminot et syndicaliste). « J’étais fascinée par l’entrée dans mon champ de vision des locomotives« . Jane, alors, ne prenait pas le train, elle le regardait passer. Mais nulle nostalgie dans ces pages, traversées par le rire d’aujourd’hui, « par-dessus le temps passé, pour dénouer l’amertume des sources disparues qui emportent avec elles des enfances non moins vives et des dames Jeanne qui vieillissent« . Le pavillon de Franconville inaugure une série de gares, de stations de métro dont les noms rappellent des fragments de vie — Courbevoie, Saint-Lazare (« longtemps ma porte d’entrée dans Paris« ), Notre-Dame-de-Lorette, Poissonnière, La Garenne-Colombes —, sans nostalgie, dans l’énergie permanente d’un avenir à construire, la « soif d’une vie gaie ».
Seul importe le déplacement, par peur panique de l’enfermement (donc de l’avion, maudit), « la crainte d’être enfermée, physiquement enfermée, me restera finalement toujours comme le risque majeur de mon existence, une métaphore de la terreur du destin qui est la clôture majeure ». Jane Sautière en fera un métier, éducatrice pénitentiaire, « sûrement pour aller éprouver les modalités de la résistance ou des accommodements à l’incarcération ». De même, contre « l’indifférence atroce » qui « engorge, détruit, intoxique » le métro parisien, en réaction à « l’absence de regard, tout le temps, partout », elle regarde l’autre, la misère, les SDF. « Les transports permettent de voir cela, la criante, visible, manifeste ségrégation sociale et ethnique. » L’observation est regard engagé, politique, par notations sèches, la Seine Saint-Denis parent pauvre des transports en Île-de-France :
« La Seine-Saint-Denis s’est bâtie avec ces injustices et contre elles, laissant des cicatrices et des fragilités que chaque nouvelle vague de population, assez régulièrement indésirable ailleurs et trouvant là une terre d’accueil, se droit de se redéployer pour son propre compte. Mais cela fait aussi histoire, une histoire qui met les larmes aux yeux, de rage et d’admiration« .
Stations (entre les lignes) est en équilibre entre regard documentaire et fiction de soi, des autres. Des lignes, des stations éveillent la mémoire, correspondent à des lieux de vie, des amours éteintes, des emplois successifs. Ainsi se compose une vie qui est un « trajet », dans la singularité d’un regard, l’espace du livre est pleinement un palimpseste et un regard tourné vers autrui, jusqu’aux plus anonymes, jusqu’aux délaissés, la vérité d’un moment comme d’un lieu (tout ce qui « fait histoire« ) se trouvant dans les marges et les prétendus détails.

Réseau de regards, scènes et « transports », Stations compose un tableau mouvant, qui tient du retable peut-être (autre sens possible de ce titre), comme à travers les vitres du TGV la nuit monte de la terre, une image que l’on garde longtemps, « rangée dans le missel atone de nos vies ». Elle s’ajoutera aux autres pour composer l’un des points de ces panneaux du métro, « une joie si fine que je l’avais presque oubliée : l’usage des plans indicateurs lumineux d’itinéraires (c’est ainsi qu’on les appelle), ces panneaux vitrés qui permettaient d’afficher une destination en appuyant sur le clavier des boutons chromés portant le nom des stations. S’illuminait alors la série de points qui éclairaient le chemin que nous devrions emprunter », et une constellation qui est l’art poétique de ce livre.

Chacune des séquences ou stations du livre déploie un roman potentiel — tissant un ample récit — depuis les choses vues, ressenties, infusées puis transmises, l’articulation d’un « mais » : « Sur un strapontin, une femme correctement vêtue, sac à main, élégance décontractée, grosse écharpe en laine, baskets en cuir, mais affalée sur son siège, les cheveux gris, longs, lui balayant le visage, jambes écartées, immobilité inquiétante. Malaise ? ivresse ? Sommeil d’une SDF ? Non, elle relève la tête, lisse son sac d’une main aux ongles vernis. Manifestement une alcoolique mais pas une clocharde. Quelle importance de savoir qui elle est, à supposer qu’on puisse l’épingler dans une catégorie sur une séquence aussi brève ? Savoir avec qui on voyage, avec qui on partage cet espace clos, peut-être. Mais aussi romancer, attribuer des vies et placer des histoires sur des portemanteaux humains« .

Jane Sautière glane, rassemble, compose et relie, « le regard ne se pose pas, intercepte, capture et par un effet de persistance rétinienne élabore le paysage, l’embrasse. C’est bien d’un baiser qu’il s’agit ». Raison pour laquelle elle avoue peu lire dans les transports :
« Il me semble qu’il y a toujours quelque chose à voir, ou plutôt à ne pas perdre de vue. Il y a le besoin d’être présente à ce moment, en laissant l’esprit divaguer, emmenée, vacante, vivante, petite particule, satellite minuscule et invisible d’un ensemble plus vaste qui tourne maintenant sans moi et dont j’ai pris le soin depuis si longtemps de noter les battements. » Chacun, dans les « transports en commun », mène une expérience distincte, et « voilà comment finalement on garde singulier son espace, le sien ».
Jane Sautière, Stations (entre les lignes), Verticales, 137 p., 14 € 90 — Lire un extrait