Après Éclaircies sur le terrain vague et Avis d’orage en fin de journée, Christian Rosset, compositeur mais aussi producteur sur France Culture, revient à l’écriture avec un splendide nouveau texte : Les Voiles de Sainte-Marthe, remarquablement édité par Hippocampe. Si le propos paraît porter sur les notes d’Atelier de création radiophonique, l’écriture très vite s’ouvre à autant de récits autobiographiques où, dans la jeunesse de Rosset, se donne le portrait d’une époque, celle de la revue Change mais aussi bien de l’effervescence artistique des années 70. Se déploie ainsi une autobiographie voilée et neuve sur laquelle Diacritik a désiré, le temps d’un grand entretien, revenir en détail avec son auteur.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre nouveau et très beau livre : Les Voiles de Sainte-Marthe. Comment en est née l’idée ?
S’agissait-il de poursuivre le travail que vous avez entrepris depuis déjà 10 ans bientôt avec Avis d’orage en fin de journée ou plus récemment encore avec Éclaircies sur le terrain vague ?
En quoi s’agissait-il de rendre notamment compte de votre expérience radiophonique, vous qui êtes aussi bien producteur à France Culture que musicien et compositeur comme vous le rappelez sans attendre ?
Est-ce là l’origine de ce texte ?
L’idée de ce livre a commencé à germer vers le milieu des années 1990. J’avais alors accumulé depuis déjà presque vingt ans un certain nombre de textes liés à mon travail, ininterrompu depuis 1975 (j’avais alors dix-neuf ans), à l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture : aussi bien des courts essais (des notes de travail, des réflexions) que des fictions (de brefs récits écrits pour être portés par des voix enregistrées par des micros), ces deux catégories se frottant en permanence l’une à l’autre, toute fiction relevant de l’essai et réciproquement. J’ai commencé à écrire très jeune, comme pas mal de ceux de ma génération. Les choses allaient alors assez vite : certaines de mes tentatives juvéniles ont été rapidement publiées en revue dès la fin des années 1970. Mais, quand mon premier ouvrage personnel (Avis d’orage en fin de journée) est sorti en librairie en janvier 2008, j’avais déjà dépassé la cinquantaine… C’est dire si j’ai pris mon temps avant de passer à l’acte.
Auparavant, mes livres ne m’apparaissaient qu’en rêve, je voyais plus ou moins clairement leur couverture, parfois leur titre, mais ne savais pas grand-chose de leur contenu, sinon que ça avait l’air d’échapper aux genres convenus. Donc : ni roman, ni recueil de poésie, ni essai (au sens universitaire ou journalistique). Je rêvais d’inventer une sorte de lieu à l’écart où, non seulement l’écriture au jour le jour, mais aussi sa cristallisation sous forme-livre, pourraient s’opérer. En octobre 1995, ce lieu s’est précisé ; j’ai commencé à en tracer intérieurement la topographie et l’ai nommé : terrain vague. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que j’ai pu faire tomber mes résistances à l’idée de rassembler ce qui m’apparaissait fugitivement comme des palimpsestes, des carnets secrets, des brouillons à retravailler sans fin (mais comme la vie n’est pas éternelle, ça ne pouvait plus durer !). Bref, une fois conceptualisé ce terrain vague, j’ai commencé à composer ce qui, un peu plus de vingt-deux ans après, vient d’être publié par Gwilherm Perthuis aux Éditions Hippocampe sous le titre Les Voiles de Sainte-Marthe.
Longue histoire, d’une quarantaine d’années (le fragment le plus ancien date de 1977, le plus récent, ajouté au tout dernier moment, d’avril 2018), avec de nombreuses, et parfois très longues, interruptions. Il m’aura fallu passer par la rencontre (en 2003) avec Jean-Christophe Menu, l’éditeur de mes trois premiers livres à L’Association (dont un cosigné avec lui), pour que je surmonte mon aversion quasi-viscérale de tout ce qui serait fixé une fois pour toutes (mes compositions musicales sont toujours, autant que possible, ouvertes et volontairement non éditées, de manière à ce que je puisse les reprendre, les retoucher, même très légèrement, à chaque nouvelle exécution).
Donc, il ne s’agit pas de la poursuite du travail entrepris avec mes Avis d’orage et autres Éclaircies – les Voiles ayant été conçu bien avant –, mais d’un autre projet, mené parallèlement, qui tisse cependant des liens avec ces ouvrages publiés par L’Association (notamment Avis d’orage dans la nuit, déjà très autobiographique – et même « autoradiographique ») et avec le livre collectif que j’ai dirigé aux Éditions Phonurgia Nova, Yann Paranthoën, l’art de la radio, pour lequel j’avais écrit un long essai intitulé Le Fantôme de l’atelier. J’espère que tous ces bouquins forment une sorte de constellation. Quant à l’idée de « rendre notamment compte de mon expérience radiophonique », oui, bien sûr. Un livre lui-même expérimental à partir d’une série d’essais radiophoniques (j’ai toujours pensé la radio comme une sorte de laboratoire – mais cependant pas une tour d’ivoire, car il est plus que jamais nécessaire de garder en tête l’idée de « faire passer »).
Afin d’entrer plus avant dans la matière de ce livre, il convient d’emblée de remarquer que, peut-être davantage que vous précédents livres, ce nouveau texte assume une part autobiographique plus prononcée : vous livrez en effet nombre de souvenirs à la fois de votre jeunesse mais aussi de vos débuts comme compositeur et producteur. Parleriez-vous ainsi des Voiles de Sainte-Marthe comme d’un livre de souvenirs parce qu’il semble qu’on ne puisse parler d’autobiographie au sens strict, le « je » s’effaçant devant un « tu » en une instance dédoublée que vous assumez pour vous désigner ?
Ne s’agit-il pas ici pour vous de livrer, par ce que vous qualifiez aussi bien d’« autofiction », d’une autobiographie voilée et pudique ? « Voilée » et « pudique » au sens que vous donnez aux voiles de Sainte-Marthe, à savoir que « Les voiles sont un support où la pudeur se dépose » ? Une autobiographie se dit-elle ici qui ne dévoile pas mais prend le contre-pied actif en voilant la vie ?
Chaque fragment de ce livre est comme la transcription d’un état, à la fois instantané (comme procédant d’une forme d’écriture automatique – et c’est vrai qu’il m’est arrivé de transcrire certaines choses dans un état second ; je me rends compte que, vingt ans après, au moment de leur relecture, j’ai quasiment perdu le souvenir de qu’elles pouvaient bien signifier : ce livre est en partie une enquête à leur sujet) et intensément retravaillé (afin de faire passer une forme de « vérité de la sensation » que je premier jet ne peut qu’amorcer), dans lequel se trouve, provisoirement (car, comme le dit avec justesse Paul Louis Rossi, « il n’y a que des états provisoires »), celui qui ne dit pas toujours « je », non seulement par pudeur, mais aussi par « stratégie » (l’usage du « tu » s’est imposé très vite comme mode de distanciation, à la manière de Paul Auster, par exemple, dans certains de ses livres autobiographiques comme Chronique d’hiver). Le mot-clef, s’il y en a un, pourrait être « variations », au sens notamment musical (mais pas seulement). Ce livre, au fond, c’est une construction à partir d’une longue série de dévoilements, par le langage, de ce qui m’a hanté, me hante encore, me hantera probablement jusqu’à mon dernier souffle. Donc : une extériorisation de ce qui s’est agité et s’agite encore « dans ma tête ». Écrire, composer, tracer des signes, jouer, s’exprimer directement parfois, se mettre en retrait souvent, c’est avant tout tenter de vivre le plus intensément possible, tant dans sa vie diurne que nocturne. Il convient donc de faire tomber quelques voiles, révélant ainsi des choses plus ou moins intimes. Le sous-titre d’Éclaircies sur le terrain vague était : Mise à nu. Mais il est vrai que je suis du côté des pudiques, car je n’aime pas le « sensationnel », ce qui fanfaronne, qui clame bruyamment, de manière, sinon autoritaire, disons faisant montre d’un excès de contentement de soi, sa petite vie, ses petites idées, ses opinions, dont personne n’a cure. Je préfère explorer les choses secrètes qui s’activent dans les recoins les plus étranges de cette « intériorité » que j’imagine avoir en partage avec mes lectrices et mes lecteurs. Je tente, par l’écriture, d’établir des liens amicaux entre nos différences sensibles. Vie non voilée (du moins, intégralement) : plutôt comme un souffle qui fait vibrer le tissu des voiles qui, jamais, ne la retiendront prisonnière (même si le Terrain vague est quelque part aussi une forme de Prison imaginaire ; car, comme je l’ai écrit, dans le temps, en préfaçant le formidable livre d’André Boucourechliev sur Le langage musical : « quel que soit le domaine pratiqué, l’invention artistique ne se fait pas dans le but de créer de l’évasion, mais bien davantage de partager des modes de traversée – donc des modes de vie –, dans ces labyrinthes en forme de prisons – dans ces prisons labyrinthiques –, qui ne sont pas des lieux de punition mais de plaisir ».)
S’agissant toujours de ces voiles autobiographiques, il apparaît que les souvenirs qui étoilent votre parole et emportent le récit que vous livrez de vous-même répondent aussi d’une volonté plus large non pas tant de vous peindre (vous êtes comme le grand fantôme de votre propre livre) mais comme le portrait collectif, fragmenté et sauvé d’une époque : celle de la revue Change notamment. Diriez-vous ainsi que Les Voiles de Sainte-Marthe appareillent vers le souvenir collectif d’une époque comme pour la livrer aux plus jeunes générations ?
Oui. Absolument. Pas seulement de la revue Change, d’ailleurs. Mais de cette constellation d’écrivains, d’artistes, de penseurs (etc.), qui faisait que, quand j’ai commencé à écrire, à dessiner, à composer de la musique ou de la radio, il y avait de l’énergie dans l’air, des éclairs dans la nuit – on ne parlait pas encore d’obscuration. Je suis du genre fidèle et reconnaissant. J’aimerais faire passer en effet ce que j’ai vécu aux plus jeunes générations, non pas pour la ramener en donneur de leçons (en vieux con qui s’imagine que c’était mieux avant – je déteste ce genre d’arrogante nostalgie), mais pour marquer ce qui persiste, ce qui refuse de disparaître, autrement dit : l’inactuel, le résistant, ce qui se défie des modes et procède d’une autre conception du temps que de celui de la pure consommation. Et quand je dis « ce que j’ai vécu », il faudrait plutôt comprendre : « ce que nous avons vécu », dont je ne serais, comme chez Antoine Volodine, qu’un porte-parole parmi d’autres. Beaucoup de celles et de ceux que j’ai rencontrés quand j’avais 20 ans, et qui m’ont encouragé à devenir ce que je suis, sont, pour beaucoup trop d’entre eux, soit morts, soit très affaiblis (mais il y en a encore, heureusement, qui sont encore en forme). Comme les morts ne peuvent plus défendre leur travail, certains, et non des moindres, sont en train de disparaître des radars. Donc j’apporte ma contribution à l’entretien de certaines flammes, comme un veilleur. Quant à « fantôme de mon propre livre », j’aime assez l’idée. Tant que ce n’est pas « de ma propre vie », tout va bien…
Plus largement, dans ce patient tissage biographique et autobiographique, vous livrez un portrait d’une époque en suivant, en définitive, une définition assez neuve du portrait que vous donnez au cours de vos réflexions. Vous indiquez ainsi : « Qu’est-ce qu’un portrait ? Une tentative d’être avec, au plus près de ce qui survit, de ce que la mémoire nous restitue, d’abord par les voix. »
Ma question sera double : aussi bien dans vos émissions radiophoniques que dans votre livre, s’agit-il pour vous en écrivant d’écrire sur quelqu’un ou bien plutôt d’écrire avec ? Enfin, comme le suggère votre définition du portrait, en quoi faire un portrait consiste à retrouver une voix ? En quoi Les Voiles de Sainte-Marthe livre le portrait vocal d’une époque et de notre présent aussi bien ?
C’est un livre avec. Michel Butor disait que c’était le plus beau mot de la langue française. Sur sonne de manière trop identique à sûr. Or, je n’aime pas les certitudes. Avec doit toujours être relancé par ces coups de dés que sont les rencontres. Si j’ai tant aimé faire de la radio, c’est qu’il s’agit d’un médium concret. Même quand on se trouve, par la parole, au bord de l’abstraction, on est toujours dans le son – dans la chair du son devrait-on dire, rien de plus charnel qu’une voix. Le livre cherche, quasiment à chaque page, à chaque phrase, à chaque mot, le moyen de faire passer ce que l’encre et le papier ne sont pas en mesure de retenir, d’imprimer, matériellement : le son – non seulement les timbres des voix, mais tout ce qui vibre dans le monde et nous traverse. L’oreille compte beaucoup dans ce travail. C’est probablement une déformation professionnelle, mais, pour moi, un livre est comme une partition : le lecteur doit aussi faire montre d’imagination auditive, non pour décrypter ce que, personnellement, j’entends, mais pour y mettre du sien, placer « ses » voix et ainsi s’y retrouver comme chez lui. Sinon, je n’ai pas la prétention de « livrer le portrait vocal d’une époque et de notre présent aussi bien », ce serait bien au-dessus de mes modestes moyens. Mais je retiens quelques mots qui me sont chers : portrait, vocal, présent.
Ainsi que nous le suggérons depuis le début de cet entretien, Les Voiles de Sainte-Marthe se distingue narrativement par son formalisme là aussi comme voilé. Il existe chez vous, à vous lire, un souci formel mais aussi bien une pudeur formelle qui place votre livre sous le signe de l’hybridité. Vous notez immédiatement que, dès votre plus jeune âge, « écrire, dessiner, composer, c’était la même chose. » Mélange de propos théoriques, fragments autobiographiques ou encore récits fictionnels, votre ouvrage compose, pourrait-on dire.
Seriez-vous d’accord pour affirmer que votre art d’écrire repose sur le fantôme ou l’incarnation même de l’activité technique sur laquelle vous livrez vos réflexions : le mixage ? Diriez-vous que la loi fondatrice de votre texte est celle que vous énoncez à propos du mixage : « équilibre entre urgence et nécessité de toujours expérimenter » ?
Enregistrement, montage, mixage : dans l’ordre les trois opérations (mais parfois, ça peut se faire de manière moins linéaire, passant en tous sens d’une activité à l’autre, selon les besoins) qui conduisent à produire les diverses formes de radio élaborée (essai, création sonore, radiophonique). Ce livre enregistre d’abord quelque chose qui s’agite intérieurement par le moyen de l’écriture (au départ, comme déjà dit, le plus souvent un peu automatique : au feeling, à la manière dont on écrit son journal intime), dans un état de semi-veille. On obtient, à force, un certain nombre de moments de prose qui sont ensuite montés, agencés selon un certain ordre. Quel serait l’équivalent du mixage dans cette affaire ? Surement pas la superposition de pistes sonores ayant des dynamiques différentes (il n’y a pas de « fond sonore » dans un livre). Il y a cependant recherche polyphonique. Mixage, c’est aussi « mélange » d’ingrédients divers, un terme emprunté à l’art culinaire. En tout cas nulle recherche de « pureté » : hétérogénéité revendiquée, même s’il y a un long effort pour établir une continuité (mais il est possible de lire ce livre de la première à la dernière page, comme de sauter à son gré d’une station à l’autre). Je suis aussi conscient de la nécessité de voiler les intentions. Il y en a forcément, mais le travail de mixage a pour « mission » de faire en sorte qu’on ne puisse les deviner du premier coup. Partant d’une idée, d’une volonté d’exprimer quelque chose, il est nécessaire d’arriver, à force de travail – tant manuel qu’intellectuel –, à dépasser l’intention première pour atteindre autre chose, de plus partageable. Il est clair, par exemple, qu’il y a des stations de mon livre dont la matière première vient de situations auxquelles j’ai été intimement associé, mais que je me suis efforcé de transformer, afin de sortir de ce « moi » peut-être pas « haïssable », mais qui, si on ne fait pas assez attention, peut devenir très vite insupportable.

Un exemple ? Je me suis (en 1995-96) portraituré en Kurt Cobain. Étrange, non ? Je ne lui ressemble guère. Ceci dit, il m’a fasciné et je l’écoute encore aujourd’hui bien plus souvent que les « idoles » du temps de mon adolescence. La nouvelle de son suicide est tombée très précisément à un moment où moi-même, comme dirait Gainsbourg, je ne me sentais pas très bien. Cette identification (qui est le fruit d’un travail d’écriture et non d’un délire personnel) m’a permis d’exprimer des choses difficiles à faire passer au sujet de certaines choses, très partageables en effet, comme la fragilité des rapports amoureux, ou ma propre angoisse du vieillissement. Le Kurt de mon histoire vient vivre ses derniers jours à Montmartre. Il est aussi, le temps de telle ou telle séquence, la réincarnation du Capitaine Némo ou de Long John Silver. Et même de Kurt Schwitters (car, sur la tombe de l’artiste à Hanovre on peut lire cette inscription : Mann kann ja nie wissen – on ne sait jamais, on ne peut jamais savoir). J’ai appelé cet ensemble de micro-récits Histoires Kurt. Le sujet du livre (un de plus), ce sont les métamorphoses, donc les effets du temps sur les corps. Effectivement, c’est bien cette expérimentation sans fin qu’est la vie, où urgence se conjugue avec patience (comme dirait Toussaint, mais aussi, bien avant lui, Rimbaud) qui doit se traduire, se remettre sans cesse en jeu, dans nos pratiques artistiques (je préfère me penser artiste que « professionnel de la culture » – tous ces mots étant depuis longtemps devenus impossibles à utiliser en toute innocence ; mais, tant qu’à faire, gardons celui-là qui n’est pas si faux).
Plus largement, votre art de l’hybride, de la radio au dessin, de la musique à l’écriture, ne vous paraît-il pas entrer en résonance avec un certain romantisme, celui des Frères Schlegel que vous citez par ailleurs, et pour qui, comme le rappelait Walter Benjamin, l’art n’est jamais un éclatement des genres mais, au contraire, un vaste « continuum de formes » ? Seriez-vous en accord avec une telle formule ?
Vous touchez là à ce qui est probablement le plus paradoxal dans ma démarche. Je me dis minimaliste, notamment contre une certaine vision du romantisme. Mais, en fait, c’est la part sentimentale, le pathos – et aussi la conception plus ou moins démiurgique de l’artiste souvent attachée au romantisme – qui me font prendre distance avec ce qui, du temps des frères Schlegel, était nouveau et passionnant. Mon « art de l’hybride » vient du fait que j’ai toujours eu envie d’avoir simultanément plusieurs pratiques, non interchangeables, mais en désir de s’interroger les unes les autres. C’est quelque chose de non admis au pays d’Émile Zola (qui pensait que pour « faire une chose bien, il faut faire une seule chose »), ce qui renforce mon envie de m’y engager à fond, même si je dois passer pour un mec pas sérieux (entendre : pas assez coincé – et aussi : pas assez calculateur). C’est effectivement une forme de romantisme, j’en conviens. La formule de Benjamin est parfaite. À condition évidemment de comprendre que ce continuum est troué de toute part (mais c’est physiquement impeccable : notre monde est tissé de discontinuités qui tendent cependant à créer, pour donner le change, une illusion de continuité ; tout dépend de la distance où on se trouve avec notre sujet d’observation). C’est comme la vie : les secondes se succèdent l’une après l’autre ; mais rien, en réalité, n’est, du moins de manière claire, irréfutable, continu. Comme l’a bien titré Ligeti : Clocks and Clouds – les deux agissent, se frottent, se métamorphosent, simultanément. Au fond le montage et mixage, solidairement travaillés, c’est manière de raccorder des discontinuités en créant une illusion de continu. Comme une forme paradoxale d’« illusion sans illusions » qui rend possible l’immersion dans l’œuvre. Je m’accorde aujourd’hui sans aucun problème avec la recherche de fluidité (on a assez donné dans le « hérissé » volontariste). J’aimerais que l’on plonge dans Les Voiles de Sainte-Marthe comme dans un fleuve. Mais en songeant à ce qu’en a dit Borges…

S’agissant aussi de la puissance formelle des Voiles de Sainte-Marthe, on ne manque pas de penser, pour leur patient mixage, à trois figures que vous convoquez et évoquez comme des pères de votre œuvre : Perec, Roubaud et Claude Ollier. En quoi y aurait-il du Je Me souviens de Perec dans vos Voiles ? Est-ce que Peut-être ou la nuit de dimanche de Roubaud a eu une quelconque influence également ? Peut-on aussi bien voir dans votre science du montage mais aussi bien dans vos récits nocturnes et diurnes la puissance fabulaire et mythique que Claude Ollier savait convoquer dans des récits fragmentés comme son splendide Cahier des fleurs et des fracas ?
Je me souviens de Perec, c’est sûr ! Je le vois comme un fantôme bienveillant, j’entends sa voix, je suis souvent tiraillé par le désir d’inventer une machine à remonter le temps afin de reprendre ce qui n’aura été que de brèves conversations autour de quelques verres… Mais Je me souviens n’est pas convoqué dans ce livre (plutôt Espèces d’espaces). De Jacques Roubaud, je suis rappelé récemment du contexte de notre première rencontre, à la lumière d’une petite lampe qui ne nous permettait pas de nous dévisager avec précision : nous étions, dans les locaux déserts de Change comme les ombres de deux inconnus appelés à se lier durablement… Alors, j’ai vite compris que ce qui crée un lien, ce qu’il faut entretenir, c’est justement cette lumière discrète, jamais éteinte. Ce que ce que nous avions en commun au premier jour, c’est ce peu de goût pour les projecteurs (comme nous nous protégeons contre le soleil blanc, bien plus terrible que le noir). De Roubaud, j’aime les choses les plus mélancoliques, les plus archaïsantes, les plus rudes, les plus objectivistes aussi. Ollier, oui, c’est lui qui m’a conduit au bon endroit au bon moment – à savoir l’Atelier de Création Radiophonique. Il a eu cette intuition que j’y serais à ma place et je lui dois donc beaucoup. De même qu’à la lecture de son livre Our ou vingt ans après (paru fin 1974), j’ai eu immédiatement l’intuition que c’était lui qu’il me fallait rencontrer sans plus tarder. La deuxième station du livre, La Cité palimpseste, lui est dédiée parce qu’il avait réagi très favorablement à sa lecture et m’avait alors vivement encouragé à m’engager davantage et de la manière la plus exigeante possible dans l’écriture littéraire (on peut dire qu’il a été le premier à me délivrer mon inhibition en ce qui concerne l’idée de composer un livre – mais, comme je l’ai dit, il m’aura fallu encore plus de dix ans pour passer à l’acte). On a développé pendant les quarante ans qu’ont duré nos échanges une sorte de solidarité des marges. C’est une figure tutélaire du Terrain vague. Mais le monde des lettres est cruel à son égard : plus il s’est montré inventif et profond dans son travail, moins il a été défendu par les prétendus passeurs (mais les véritables écrivains le respectent et, même, l’admirent : Jacques Roubaud parle de cette injustice de manière très juste et touchante dans l’émission que nous venons de faire ensemble ; et j’ai aussi entendu Bernard Noël parler d’Ollier, avec un mix d’humour et de sérieux, comme étant le « meilleur d’entre nous »). Cahier des fleurs et des fracas est un très grand livre, pas seulement pour ses qualités littéraires, la langue splendide qui s’y déploie, mais pour son côté visionnaire. Les ignorants l’enferment dans un passé qui n’est pas le sien, il est un écrivain pour le futur. Je dois ajouter qu’il y a quelques autres « pères » de mon œuvre ! Et pas que des écrivains. Je ne vais pas les énumérer ici, ils sont dans le livre. Ce qui est étrange, d’ailleurs, c’est que je ne les ai jamais perçus comme des « pères », mais comme des « frères » aînés (sans oublier quelques « sœurs » et non des moindres).

Je voudrais à présent en venir à une question qui vous est chère, qui revient, décidément comme un fantôme lumineux, dans chacun de vos livres : la mélancolie. Pourriez-vous nous dire en quoi elle tisse chacune de vos pages, et en est, contre la mollesse de la nostalgie à laquelle vous l’opposez systématiquement, la force active de votre texte ? Pourquoi, du célèbre mot d’Aby Warburg remis au goût du jour par Georges Didi-Huberman, l’art est-il un fantôme pour grandes personnes ? Les voiles de Sainte-Marthe, ne faut-il pas également les lire comme les patients et ardents voiles noirs du deuil ?
Pourquoi, enfin, choisir de définir votre art comme ce qui est, paradoxalement « Matériellement fantomal » : ce paradoxe est-il au cœur de toutes vos pratiques artistiques ?
Histoires de fantômes pour grandes personnes, en effet. Qui n’auront jamais cessé d’être traversé(e)s par des souvenirs d’enfance. La mélancolie, ce n’est pas la nostalgie – du moins en nos contrées, car la Nostalghia tarkovskienne est un autre nom pour dire la mélancolie, au sens le plus précis qui soit. J’ai un livre en cours sur le sujet qui ne verra peut-être pas le jour, même s’il est assez avancé ; mais c’est exact que dans tous mes livres aujourd’hui publiés, il est question de cette opposition entre « mal de l’âme » et « vague à l’âme ». La raison principale en est très simple : c’est un mal qui me touche depuis longtemps et le meilleur remède que j’ai trouvé pour le repousser, c’est l’écriture, sous toutes ses formes. Au travail, dans la solitude et à l’écart, au plus loin du carnaval médiatique. Dans le terrain vague, il y a pas mal de mélancoliques, au moins autant que de minimalistes (pour l’essentiel, ce sont les mêmes). Il faudrait un Jim Jarmusch pour en tirer un film. « Fantôme lumineux », c’est bien vu. On ne se complaît pas ici dans la noirceur, on ne broie pas du noir pour faire des choses fumeuses, on s’amuse et on noue des relations amoureuses (on boit aussi, probablement parfois un peu trop). « Matériellement fantomal » me semble l’expression la plus juste pour caractériser ce que je trace : ce jeu d’apparitions/disparitions, de voilement/dévoilement, où on gomme en même temps qu’on accumule. Les Voiles de Sainte Marthe, au moment de ma relecture-réécriture, il y a tout juste un an, faisait plus de 500 pages, et j’en ai éliminé plus des trois quarts en tentant de cristalliser l’essentiel, avant de rajouter pas mal de pages nouvelles. C’est épatant de tailler dans sa prose, de l’alléger de tout ce qu’elle charrie de répétitions vaines, d’obsessions ressassées, de vanité conservatrice : on revit. Finalement, ce livre est constitué de plus d’une centaine d’histoires en tous genres. J’espère qu’il sera pris pour ce qu’il est : une suite de contes à dormir debout, à lire avant de plonger dans le sommeil.

Une des images récurrentes de votre travail s’attache au « terrain vague », mais dans ce nouveau livre, cette image s’accompagne et devient comme le fantôme d’une autre : celle du crépuscule. Vous livrez ici un livre de nuit mais d’une nuit qui s’épuise à la frontière du jour, à sa venue pressentie mais reculée : comme un livre de frontière. En quoi cette image crépusculaire qui hante le livre peut-elle apparaître à l’instar de ce que vous racontez dès le début de votre texte, comme l’emblème d’une époque qui s’ouvre et qui, dans le même temps, n’est que fin, indéfiniment repoussée ? En quoi s’agit-il finalement d’un livre à la manière d’une topographie d’une cité fantôme, pour reprendre un titre d’Alain Robbe-Grillet cette fois ?
Ce n’est pas le livre de Robbe-Grillet que je préfère, mais, comme toujours, le titre est beau. Dans le labyrinthe correspondrait mieux à ce que je tente de faire. Quand je faisais des études d’architecture, je m’intéressais à ce concept de cité fantôme. C’était le temps où on commençait à bâtir des ruines dans les cités nouvelles. Où on redécouvrait certaines choses du Baroque que l’on remettait en jeu afin de réveiller les avant-gardes déjà moribondes. La radio – France Culture pour être précis – m’a le plus souvent programmé à la tombée de la nuit, c’est le moment où l’attention des politiques se relâche, où on gagne en liberté, où nos inventions n’ont plus à être justifiées, même si on doit séduire, peut-être plus que jamais, qui écoute. D’ailleurs, je n’ai rien contre certaines formes de séduction – bien au contraire : ce que je compose, de sonore, de graphique, de verbal, n’a aucune intention de déplaire. Simplement, tout ça, même si ça se fait et se défait au présent, n’a cure de l’air du temps, et ça ne plaira qu’à qui s’en contrefout également. Un jour, lors d’un échange en public, quelqu’un s’est étonné que je puisse rechercher ce qu’on entend, de la manière la plus classique qui soit (je n’ai pas dit « convenue »), par « beauté », comme si c’était incompatible avec notre goût encore vif pour la modernité. La beauté se tient à la frontière au crépuscule notamment. Bien vu ! C’est là où je l’attrape au passage dans mes rets (il faut décidément rester en permanence à l’affut). On vit plusieurs époques simultanément. Un présent non figé et, bien au contraire, toujours recommencé.
Enfin ma dernière question voudrait vous voir commenter un très beau passage de votre texte, celui où vous dites ainsi : « Une vie suffit-elle à construire un lieu où se poser à l’abri du regard d’autrui ? Où pouvoir attendre le moment de reprendre haleine ? Une antichambre, un vestibule où guetter la remontée du souffle ? A-t-on le temps, en une vie, de bâtir un espace où s’éteindre en toute tranquillité ? » En quoi peut-on tenir ces quelques questions comme la visée ultime, selon vous, de votre texte même ?
C’est comme dire : toute œuvre est à la fois un don et un tombeau. Donc quelque chose d’ouvert et de fermé. J’ai mis du temps à comprendre ça et c’est pourquoi je n’ai commencé à publier qu’après avoir passé la cinquantaine : la seule manière de ne pas figer son travail est paradoxalement de lui donner la forme la plus précise possible. Ce qui la fera bouger après notre passage sur terre, ce seront les lectures qui en seront faites. Il faut donc à la fois fixer la matière, tout en faisant son possible pour que, jamais, les significations ne soient fermées. Donc, encore et toujours, ne pas s’encombrer d’intentions : faire et défaire, désirer disparaître pour que de nouvelles apparitions soient possibles. Je crois que c’est le but de tout art véritable : s’effacer en apparence pour mieux hanter qui a l’œil ou l’ouïe suffisamment exercés pour déceler une présence au-delà du premier degré des mots.
Christian Rosset, Les Voiles de Sainte-Marthe. Micro-récits et notes d’atelier, Lyon, Hippocampe éditions, juin 2018, 240 p., 18 €