De qui Nathaniel Rateliff est-il le nom ? À quelle énigme du genre doit-on se référer, à l’heure où paraît avec succès à travers l’hexagone l’incandescent et sublime Tearing at the Seams, son dernier opus riche en riffs rétros et magnétiques ? C’est que le nouvel élu de la black musicestampillée 926 East MacLemore Avenue, à Memphis – adresse muséale destinée aux têtes de gondoles du légendaire label de Stax Records – n’est pas plus de Nashville que de Saint Louis, ou de quelque autre bourgade longeant l’axe chimérique de la route 55, reliant les apologues du blues du sud aux vapeurs d’alcool de l’électrique Chicago.
Nathaniel Rateliff vient d’un hameau de quelques âmes à peine, perdu dans le fin fond du Colorado. Un coin pétri de religion, où il s’est longtemps senti à l’étroit. Aujourd’hui installé à Boston, Rateliff refuse de céder aux sirènes californiennes qui attirent le gratin du genre et ses éminences grises – depuis John Lee Hooker ou Brownie McGhee jusqu’à l’auguste B.B. King. Il se contente d’arpenter à un rythme effréné tout ce que les États-Unis comptent de clubs chics et de bouges étriqués depuis plus d’une décade maintenant. Mais il lui faudra attendre de constituer sa formation actuelle, auprès des Night Sweats, pour percer véritablement. Qu’on se le dise, Rateliff a réussi avec eux le pari de faire pour la Staxce qu’Eminem a jadis fait pour l’histoire du rap, alors extirpé de l’anonymat par le magnat Dr.Dre : casser les stéréotypes, et proposer la magie d’une soul music opérée avec maestria par un blanc quasi-inconnu au bataillon. Rateliff n’a, comme le punchliner de Détroit, ni le physique de l’emploi, ni la couleur pour, mais l’évidence s’impose à quiconque l’écoute : ça sonne comme aux plus belles heures du mythe, et c’est heureux pour son auditoire.
Certes, il y avait auparavant bien eu une première étincelle avec l’album Wheel en 2007, et trois ans plus tard, le remarquable In Memory of loss. Il faudrait tout autant parler du jeu scénique déjà très étoffé dont il fit montre en 2013, assumant les premières parties de la tournée des Lumineers jusqu’à parfois éclipser le groupe passé au crible des représentations spectaculaires de Rateliff. Mais sa carte de visite, ce dernier l’acquiert définitivement en signant en 2015 chez Stax Records, avec ce son délicieusement daté, cette voix rauque et nasillarde, et ce grain de folie caractéristique de la formation des Night Sweats. À l’époque, Rateliff délègue peu, surtout lorsqu’il s’agit des compositions. Mais le résultat dépasse l’entendement : le déjanté « Never get old » pesait alors très lourd dans la balance, avec son groove aussi finement soul que les paroles étaient ordurières et sophistiquées sur le cultissime et intraduisible « S.O.B » (« son of a bitch »). Le succès ne se fit pas attendre auprès de la presse spécialisée, pas plus qu’auprès des fans et des télévisions. Un public était donc enfin acquis, séduit par la fracassante collision musicale à mi-chemin entre Otis Redding et la soundtrack d’O’Brother. Doit-on alors aller jusqu’à parler de bluegrass ? Probablement pas. Rateliff joue les cabots mais maîtrise l’art de l’étouffement. Il porte en lui tout l’héritage d’Elvis Presley et du gospel endimanché, pétrit allègrement la pâte d’un rhythm’n’blues épuré, saupoudrée de ce qu’il faut de running gags à l’humour potache.
Le résultat, grandiose, dépassait déjà à l’époque toutes les attentes du public. On était donc en droit d’être anxieux, sinon rétifs, à la sortie de ce nouvel opus. L’alpiniste Rateliff pouvait-il aller plus haut ? La réponse tient en un seul mot : assurément. Plus jeune, le songwriter confessait avoir la monomanie de collectionner les portes. C’est certainement l’habileté inhérente à son obsession qui fait de cet album un grand disque : derrière la frontière d’une pièce de bois, il s’agit de découvrir d’autres mondes. Soit tout le génie de Rateliff sur Tearing at the Seams. Il n’y reste plus grand-chose de l’adolescent qui passait ses journées à jouer en boucle les meilleurs riffs de Led Zeppelinet Nirvana. L’énergie, elle, est cependant intacte, comme en atteste l’épique introduction de « Shoe Boot », titre Stax à souhait, emblématique d’une école, sinon pur manifeste esthétique. Avec un son estampillé « made in Shaft », Rateliff pose les bases de l’album, et celles-ci sont plutôt musclées. L’organon y est nerveux, le riff funk saillant, les cuivres délicieusement chaloupés. Le tout servi par une voix située à parfait angle droit entre Gregory Isaak et l’émail de la tradition folk. Goguenard, le songwriter lorgne également du côté du delta du Mississippi et son blues traditionnel, lorsqu’il s’agit de chanter l’amour : si celui-ci frappe à la porte, alors peut-être n’en a-t-on pas la clé, susurre-t-il, un sourire au coin des lèvres. Est-ce, en définitive, si désespérant, de rester en rade sur l’autoroute de l’amour ? Rateliff nous dit que non, et il le fait dans les pas d’un Robert Johnson ou d’un Taj Mahal. Il traîne la patte, rit de nos petites misères – cabot soupe-au-lait, à condition d’y ajouter une goutte de whisky. C’est que, dans le pas d’Alexandre Vialatte, il faut comprendre que chez Rateliff, « l’homme n’est que poussière, c’est dire l’importance du plumeau ».
Le houssoir utilisé par Rateliff à ces fins lorgne volontiers vers la déclaration décalée, comme sur le titre « Be There ». Sur «A Little Honey », le compositeur explore le sentier ardent du syncrétisme musical, avec un thème fleurant bon l’hymne fédérateur, emprunt du parfum des années 70 – tube en puissance qui scrute la lorgnette de la soul tout en gardant un pied dans les grands standards de la folk américaine. La question de l’héritage s’inscrit en faux ainsi qu’un des thèmes centraux, d’une chanson l’autre, comme avec l’entêtant « Say it louder », où Rateliff se plaît d’abord à bruire d’une voix de crooner, avant de littéralement lâcher les chevaux vocalement à l’occasion du pont final, qui précède un retour à l’impératif catégorique de la pop et son refrain enivrant, s’encrant dans l’oreille de quiconque l’écoute jusqu’à la pure obsession.
Ce que nous dit également ce titre, c’est que l’organon des Night Sweats donne un supplément d’âme à chacune des compositions d’orfèvre de Rateliff et sa bande. Avec « Hey Mama », il dévoile aussi un talent pour les chansons plus intimistes, notamment par le biais d’une introduction où la guitare sonne comme une douze cordes à faire pâlir d’envie un groupe de la trempe des Eagles. La présence des cuivres induit, une fois encore, une orchestration plus confortable, conférant à l’ensemble le velouté enveloppant propre à traduire en musique les paroles, qui sondent le territoire d’une mère en délicatesse avec la prise de risque dans la course au bonheur. Rateliff opère ici un retour en terre tout en tendresse et onctueusement folk. Aimant à jouer avec la pendule, il remonte celle-ci d’une bonne quarantaine d’années lorsqu’il s’agit de chanter le très sixties « Baby I know » – somptueux écrin rhythm’n’blues dans la plus pure tradition héritée des Platters, Wilson Pickett et autres Otis Redding. Les chœurs y sont d’une autre époque, l’amour y brûle langoureusement, et consume tout. Soit probablement l’un des exercices auxquels Rateliff excelle le plus. Sur son « Intro » – autre moment héroïque qui compose l’album, les références abondent à foison : Rateliff rend hommage au son de la Stax et à la légende d’Otis Redding. Il en épouse la scansion, chante de manière saccadée à la mode du mythique « Can’t turn you loose », dont cette composition semble un ersatz sublimé par les furies solistes des saxophones qui l’accompagnent.
La suite de l’album est à la hauteur de ses ambitions les plus inespérées avec le très polisson « Coolin’ Out », dans lequel maître Rateliff, sur les chemins des écoliers, exhorte ses élèves à n’être raisonnables que ce qu’il faut. Célébration débridée du flirt sur fond de bal de promo, l’hymne à l’amour façon Rateliff se fait une fois encore par les chemins de traverse. Sorcier de la fusion et de toutes les symbioses, chaman génialement dépravé, il nous propose ensuite avec son « Baby I lost my way » sa propre variation à l’illustre « Wipe out » des Safaris, tout en en explorant le versant groove, quelque part à la lisière du « Night Train » de James Brown.
Car la musique de Rateliff est ultra-référencée. Le chanteur possède tous les codes de la soul et de la grande tradition ‘guitare-voix’ américaine, héritée de la musique country. Toute l’alchimie réside alors à savoir être moderne lorsque cela paraît nécessaire. Et ça l’est, justement, sur un titre comme « You worry me », pur diamant taillé pour les stations de radios pop et rock. Empreint d’une nostalgie palpable, l’opus possède un refrain soul à rendre blêmes d’envie un Moby ou une Dido en panne d’inspiration. Deux artistes faits sur mesure pour la FM, que Rateliff relègue par la même occasion à l’arrière du pick-up. Les deux derniers titres de l’album méritent eux aussi un écho, notamment avec le très beaux « Still out running » et son grain de voix rocailleux, qui se propose de faire l’inventaire du sentiment amoureux auquel Rateliff tente de se soustraire – quitte à « pousser la voix » quand « tous les mots » viennent à manquer. Ça sonne dans son cas comme une émouvante mise en abyme, et l’œuvre elle-même en ressort grandie, quand l’artiste en haillons tient à livrer ses failles. Lui vient chanter ce qu’il advient quand de l’amour et de l’amitié il ne reste que des cendres. Il en tire une chanson à la beauté fragile, qui puise sa superbe dans la délicatesse des sentiments avec le réel.
Rateliff crie ce qui s’envole au gré des bourrasques du temps qui passe. Ça peut sentir la gnôle et les regrets, mais c’est dit avec un certain atticisme – et d’autres fois, avec le goût d’en rire. Dernier titre de l’album, Tearing at the seams propose de clore le chapitre dans les pas des plus belles chansons de Percy Sledge. Rateliff s’y fait souvent délicat, charmeur et courtois, avant une ultime embardée dynamitée, qui emprunte aux codes de l’hystérie reddingienne. Là encore, on se dit que si la route est longue, le plein vient d’être fait avec panache.
Écouter un disque comme Tearing at the seams, c’est accepter ce qu’il faut d’amour et de poussière, mais le faire entre des mains expertes. Quand il en va de l’or de la soul comme de la boue du non-dit, semble grommeler langoureusement un Rateliff décidément au sommet de son art.
S’il met volontairement le doigt dans la plaie, il le fait avec un jeu suffisamment solide pour conquérir tout son public. Triste histrion aimant à jouer des coudes, il sait jouer d’une musique à la fragilité toujours palpable, jamais cachée. Qu’il susurre pour cela. Qu’il aboie, acclame, s’emporte, brame ou enrage. Ainsi en va-t-il lorsqu’il s’agit de chanter les affres d’un cœur qui ne se suffit pas. C’est là l’acte de bravoure d’un Nathaniel Rateliff : mettre son physique de bûcheron et sa folle énergie au service d’un art élégant, sinon raffiné, de la composition. Ses connaissances stratosphériques de la musique noire américaine auraient également pu le desservir. Mais les pores de l’épiderme de la création ne sont jamais obstrués par la gangue de l’étymologie et de la note de bas de page. La voix, elle, reste toujours sur le fil, dans un perpétuel sursis qui ne rencontre jamais son point de rupture. L’héroïsme bourru de Rateliff, c’est bel et bien de donner à voir la lézarde des sentiments, mais de le faire d’une voix de crooner, dans une geste performatrice dont la symphonie emprunte aux géants de l’histoire de la Stax. Quelque part entre le marteau du tremblement amoureux et l’enclume du grand impossible.
Adoubé par Paul McCartney après un passage chez Jimmy Fallon, Rateliff a franchi l’aquilon en arpentant les routes à un rythme effréné aux côtés des Night Sweats, durant l’année 2016. Avec eux, il se produira dans une quinzaine de pays en moins d’un an, effectuera 250 shows durant cette même période. De quoi prendre une certaine assurance, avoir aussi enfin l’envie de s’affranchir de Sam Cooke, Sam and Dave ou du mythique groupe canadien The Band – ses points cardinaux – pour enfin écrire sa propre soul, par-delà tous les panthéons musicaux. À mi-chemin entre le vintage et ses contemporains, et d’une voix plus gutturale au gré des années qui passent, Rateliff explorera également durant ce premier zénith le chemin tourbeux de l’alcoolisme, nimbé du halo de lumière de celui qui sera plus tard appelé à la table des abstinents. Il mettra fin à ses errances éthyliques durant les sessions d’enregistrement de Tearing at the Seams. La sainte trinité semblait donc promise à celui dont la puissance de la voix contraste avec le doute qui s’y loge.
Fils d’un charpentier fauché, Rateliff vient magistralement confirmer avec cet album que s’il est capable d’échafauder de bien solides toitures, il sait aussi en chanter les fuites. À défaut de les réparer, il les apaise à merveille avec son Tearing at the Seams. Soit le divin portrait en seulement douze pistes d’un artiste tiraillé entre les affres de l’équivoque et une lumière filtrant par-delà les persiennes d’une musique du diable. Un chant de fièvre qui laisse derrière lui le sentiment d’un ultime grand frisson – coup de maître qui suffirait à balayer derrière lui une décade de mauvaises critiques. Car Rateliff, et plus encore sur scène, c’est encore la preuve que l’art ne supporte pas l’écueil du mensonge. Sa prestation au Trianon fin avril en atteste, entre reprises des standards de la soul, songwriting et covers de Bruce Springsteen : la preuve tangible qu’une formidable mystification pouvait opérer sans aucun filet. Écoutons donc l’antihéros Rateliff chanter son blues, engagé et ductile comme le sang dans les artères d’un monde qui ne demande qu’à aimer. L’alchimiste Rateliff y change le plomb du temps dans les métaux précieux des plus belles harmonies. Il dit en lettres d’or la légende jamais surannée d’un son estampillé « Stax » qui ne peut pas vieillir, semble tourner comme une horloge, dans un nouvel âge d’or où les riffs anciens embrassent l’horizon tels l’indéfectible promesse d’un nouvel Eden.
Nathaniel Rateliff & The Night Sweats, Tearing at the Seams (Caroline/Stax Records) – 12 €99