Megan Hunter, née en 1984 à Manchester, est poète. Elle investit pour la première fois le roman avec La Fin d’où nous partons. Plus encore, elle se saisit du roman d’anticipation, genre par essence hybride, croisant peurs ancestrales, désenchantement présent et angoisses futuristes. Elle en fait la forme romanesque à même de dire l’intériorité complexe d’une jeune mère et les désordres climatiques et politiques d’un moment. La fin d’où nous partons narre une double crise, intime et collective, dans un texte qui tient de l’épopée à rebours, une fois réduite en fragments de prose par l’apocalypse.
Tout début est une fin, l’apocalypse une renaissance, comme le soulignent les vers des Quatre Quatuors de T.S. Eliot auquel Megan Hunter emprunte le titre de son récit, des vers rappelés en épigraphe :
Ce que nous nommons le commencement est souvent la fin
Faire une fin c’est commencer.
La fin est là dont nous partons.
(What we call the beginning is often the end. And to make an end is to make a beginning. The end is where we start from)
La narratrice est sur le point de donner naissance à un bébé, ses amis ont peur de ses cris et lui tendent des bananes « comme si j’étais un animal imprévisible, un gorille lourd, au ventre bas ». L’eau monte à Londres, déluge annoncé, aux accents bibliques, tous sont face à « l’inévitable, planqué et qui attend quelque part au-dehors ». Notre présent est « le temps de ce qui finit ». Ce n’est pas seulement la crue du siècle qui menace mais bien l’apocalypse, et dire ce présent cataclysmique ne peut se faire qu’en citant, en italiques, les textes de fin du monde, empruntés à la Bible comme aux mythologies les plus diverses. Tout est écrit, à la fois imprévisible et annoncé. Ce qui fut début, dans les textes fondateurs, eau, arche, sera-t-il cette fois la fin ? Les invariants sont là : fuir et survivre, pour une humanité que la nature s’attache en retour à décimer. Les métaphores sont appelées, l’hôpital est une « arche », son couffin fait de Z qui vient de naître un nouveau Moïse malgré lui, la narratrice doit fuir, tout n’est plus qu’instinct bestial.
Le récit qui couvre une année avance par courts paragraphes, dans un morcellement qui serait celui d’un deuil de tout vers possible quand tout est décimé, dans la fragmentation d’un journal construit sur des ellipses, celles des noms réduits à des initiales, celles des dates. Tout est brouillé, tout « flotte », identités, lieux et moments, dans cette histoire qui a perdu tout repère. Le minimalisme est une puissance de suggestion exponentielle, l’ellipse le creuset d’un récit qui tient de la légende, atemporel, aux accents de fable. L’humanité est réduite à sa part d’animalité, l’homme est-il autre chose qu’un animal ?
La narratrice, accompagnée de R et de Z, l’enfant à l’initiale de fin alors qu’il est l’espoir d’un renouveau, fuit, parents et enfant sont repoussés de halte en halte par les eaux qui montent et la guerre qui gronde. Les éléments se déchaînement, eau puis feu. C’est le retour à une vie animale (« je dors comme un requin, traverse la nuit en nageant »), à une survie à la Robinson (« nous faisons pousser nos propres légumes (…) nous sommes des héros éco-durables »), à un rapport au temps qui n’est plus fait que de provisoire (« le voyage sans fin qu’est devenue notre vie »). Peu à peu le monde d’avant perd tout contour, les souvenirs s’estompent, « les années s’étirent devant ou derrière nous, ce n’est pas clair ».
La narratrice, R et Z sont toujours poussés plus haut vers le Nord, une île écossaise.
« Quand je me réveille, R est assis plus droit et il y a un minuscule frottement rose sur ses joues.
On a passé la frontière, dit-il, et il sourit. Les mots sont un vide, une distance signifiante que je ne peux pas traverser ».
La présence du bébé, dont la croissance suit la montée des eaux, démultiplie la peur, la rage de survivre, malgré pertes et arrachements, la disparition (ou la fuite ?) de R. Partout « des gens sur le bord de la route, qui marchent en groupes. Comme une opération massive d’auto-stop et personne pour les prendre ».
Le monde n’est plus qu’eaux et mots, les souvenirs qu’on se raconte pour tenter de reprendre pied, les récits apocalyptiques qui donnent un sens à l’inexplicable, des chansons qui font retour dans le « terne-froid » qu’est devenu le monde. Dans la course en avant, des gens disparaissent et des solidarités s’organisent, des bateaux pris avec des amis d’avant et toujours les mots pour tenir qui « prennent forme dans le paysage que nous traversons, s’enroulent telle de la gaze autour des arbres, se posent sur des maisons abandonnées, nouvelles toiles d’araignée ».
Le roman de Megan Hunter est singulier, tout entier construit sur le fil étroit qui unit d’apparents contraires : prose et poésie, fragments et unité narrative, avant et après, fin et recommencement, évidence jusqu’à l’absurde (la rupture des eaux de la narratrice qui inaugure la crue du siècle) et recomposition du monde : « Nous nous y sommes faits si facilement, comme si nous savions depuis le début ce qui allait arriver », l’apocalypse est face à nous, évidente, annoncée depuis le fond des âges, immémoriale et pourtant d’une actualité si brûlante. Qui n’a pas vu, déjà, ces eaux qui engloutissent ceux qui fuient, qui recouvrent nos présents et ces groupes qui suivent des routes avec « personne pour les prendre » ?
Megan Hunter, La fin d’où nous partons (The End We Start From), trad. de l’anglais par Aurélie Tronchet, Gallimard, février 2018, 176 p., 16 € 50 (11 € 99 en version numérique) — Lire un extrait