Le canular « Claude Simon » ou la déroute des Flandres

Claude Simon, ce serait, décidément, mort ou vivant, l’éternelle bataille de la phrase. Telle serait la conclusion hautement morale et finement désabusée qui viendrait conclure le canular dont chacun depuis lundi s’émeut : deux amis, Serge Volle, écrivain et peintre de 70 ans et un « ami écrivain très connu dont Volle ne veut pas dire le nom » affirment qu’aucun éditeur aujourd’hui « n’accepterait de publier Claude Simon ». Décision est alors prise d’envoyer 50 pages du Palace, roman de Claude Simon, à « dix-neuf éditeurs, petits et grands ». Le constat est sans appel : sur les 19 éditeurs dont le nom demeure un mystère dans l’histoire de l’humanité, 7 ne prennent pas la peine de répondre quand 12 le refusent au prétexte notamment de « phrases sans fin… qui font perdre le fil au lecteur ». La démonstration serait donc faite, et elle prendrait les allures d’un crime de lèse-majesté de la Littérature même : le Prix Nobel de 1985 ne pourrait plus être publié en 2017.

On aurait beau dire, on aurait beau faire : plus que jamais, ce serait la déroute des Flandres. Pourtant, derrière l’anecdote qui peut paraître plaisante mais qui est profondément réactionnaire, un tel canular ne manque pas de poser question non pas tant sur la réaction des éditeurs qui l’ont refusé que sur les postulats mêmes de l’entreprise. La modernité n’est pas toujours là où l’on croit, surtout quand elle est morte depuis bientôt quelques décennies.

« ça, c’est Palace… »

De fait, il convient d’examiner sans attendre les soubassements quelque peu étonnants d’une telle entreprise afin de remarquer, d’emblée, que la faiblesse du dispositif sociologique et critique du canular ne peut manquer de frapper. Une telle absence de rigueur donnerait même des palpitations à Marcela Iacub. Plusieurs problèmes se posent qui pointent une défaillance dans le protocole et la méthodologie suivis : on ne peut à ce titre parler d’expérience mais, on le verra, d’autant d’erreurs qui renvoient davantage à un sous-texte réactionnaire et somme toute naïf qu’à une véritable expérience comme telle. Parce qu’on ne démontre rien avec la littérature si on oublie qu’elle est la somme du temps, prise dans son temps et ouverture au temps. Ce canular, c’est un peu l’histoire du Cousin Pons de Balzac : un homme de 1802 qui pense toujours être à la mode en 1844 et qui se promène dans les rues comme si Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heures – ici pour 50 pages du Palace.

Qu’on énonce ici brièvement les erreurs sinon les aberrations dudit canular : elles tiennent en deux points sensibles et aigus. À commencer par le choix de l’œuvre elle-même qui ne peut, d’emblée, manquer de poser question : les potaches ont jeté leur dévolu sur un roman de Claude Simon, Le Palace paru en 1962 qui présente, notamment, un récit fragmenté, décomposé et recomposé, tentative de restitution de la Guerre d’Espagne à laquelle Simon lui-même avait pris part. Il s’agit du 8e roman de Claude Simon, pris entre la déflagration en 1960 de La Route des Flandres et son récit de la débâcle de mai 40, et la parution tonitruante en 1967 d’Histoire et son récit impossible par cartes postales du père et de l’histoire familiale. Le Palace est donc choisi de manière perverse – parce que ce texte de Simon n’est pas le plus connu et sera donc difficilement reconnaissable. À la décharge des éditeurs qui, de fait, ne l’ont pas reconnu (honte à eux), on ne va tout de même pas commencer à reconnaître ce qui est méconnaissable.

Mais, nous répondrons les potaches, précisément, si l’œuvre est moins en lumière que d’autres, c’est commettre un contresens : le « Récit de l’homme-fusil » (est-ce le « fragment » choisi ? On ne sait pas…) n’est peut-être pas connu comme la mort du capitaine de Reixach. Peu importe. Claude Simon ne raconte pas : Claude Simon est une phrase. C’est un style, c’est un homme. On voit combien Buffon est appelé à la rescousse des bouffons.

Claude Simon serait donc réductible à une phrase, à un tour syntaxique qui le rendrait reconnaissable entre tous – certes, cela est vrai mais n’en demeure pas moins un contresens critique actif sur la lecture d’une œuvre. On aura beau faire, on aura beau dire, Ricardou aura beau avoir raison : si le Nouveau Roman est moins l’écriture d’une histoire que l’histoire d’une écriture, difficile d’oublier avec Simon que la phrase traverse une histoire personnelle et qu’elle vrille, à mains nues, dans l’Histoire même. Une phrase n’est jamais une œuvre, un beau vers un poème (sauf, à tout prendre, « Cordeau » d’Apollinaire qui en joue). On ne reconnaît pas les Variations Goldberg à une note de musique : il y en a plusieurs autres tout de même. Ou aussi bien comme si ce canular consistait à faire un blind test avec un chanteur bègue.

C’est dire le préjugé qui trame un tel canular : un retard critique sur l’appréciation de l’œuvre. La littérarité d’un auteur n’est pas une marque de chaussure ou l’habile travail d’un chausseur. Il lui manque le récit, l’histoire, la traversée du Temps dans le Temps – ce qui fait sens dans une époque. On comprend beaucoup mieux les auteurs du canular : s’ils choisissent un texte de 1962, c’est qu’ils vivent peut-être encore eux-mêmes en 1962. Ce n’est pas notre temps qui est anachronique à la littérature, indigne de littérature mais ce canular qui, en soi, est anachronique. On sait que la Poste est lente mais, tout de même, il faudrait savoir si ces manuscrits envoyés ne l’ont pas été effectivement en 1962 et ont sommeillé depuis bientôt un demi-siècle à Libourne – ce qui permettrait de racheter quelque peu ce canular littéralement attardé.

À ce premier souci d’échantillonnage où la phrase d’un écrivain n’est jamais la métonymie de son œuvre mais sa couleur de temps, vient s’ajouter un autre souci lié à la fragmentation, qui pointe à son tour vers un contresens épais de douleur pour qui s’intéresse à la littérature. Extraire une œuvre, ce n’est pas donner l’œuvre – c’est métonymiser un travail au mépris d’une totalité qui était, pour l’auteur, l’œuvre à laquelle il œuvrait, pléonasme qui fait la douleur et la grandeur de la littérature. Curieusement, il y a dans ce canular un contresens stylistique certes mais aussi bien un mépris du travail de Claude Simon, un mépris de l’œuvre comme œuvre, un mépris de sa poétique de la poïesis même de son œuvre – et une contradiction : si on extrait une phrase de Claude Simon pensant que l’artisan sera reconnaissable, on oublie que l’artisan œuvre à un objet, ici le roman comme totalité, même manquée. Le Palace, ce n’est pas 50 pages : Le Palace, c’est précisément 230 pages. Quand on sait, notamment pour La Route des Flandres, le soin apporté, couleurs à l’appui et destin de peintre révolu, par Simon à la composition presque sérielle des motifs de son œuvre, ses retours harmoniques et ses efflorescences thématiques et dramatiques, on ne peut qu’être étonné par le procédé du canular qui se retourne contre leurs auteurs : les hommes chargés de démontrer la grandeur de Claude Simon n’ont su par leur blague qu’être les traîtres les plus lumineux et confus à son œuvre.

Et c’est enfin oublier que Le Palace de Claude Simon est pris plus largement dans une œuvre, comme « Un amour de Swann » dans Du Côté de chez Swann lui même pris dans À la recherche du temps perdu. Ce roman sur la Guerre d’Espagne est une trame trouée de vie : en prendre un extrait, c’est trouer deux fois l’œuvre. Or le poinçonneur des Lilas le sait : on ne troue pas deux fois le même trou. Ici, comme il a déjà été suggéré plus haut, Le Palace occupe, de surcroît, une place singulière dans l’œuvre de Simon, entre deux livres-monuments, comme un trait d’union d’œuvre, un tiret d’œuvre qui lui livre un statut particulier, celui d’un roman révolutionnaire au sens géométrique du terme donné d’emblée par l’exergue tiré du dictionnaire Larousse dudit roman : « Révolution : Mouvement d’un mobile qui, parcourant une courbe fermée, repasse successivement par les mêmes points. » Le Palace démontre combien l’œuvre d’un auteur ne répond pas à un modèle paradigmatique : rien n’est remplaçable ni permutable : l’œuvre d’un auteur ne s’entend que dans une chaine syntagmatique mobile qui, comme toute phrase, doit comprendre une respiration. Le Palace est, à ce titre, un pneuma d’œuvre : un souffle continu comme l’haleine des morts dans Histoire. Difficile alors de reconnaître un auteur à son haleine, sauf peut-être en fin de soirée.

Le second point qui ne laisse pas de poser un problème méthodologique de fond est la question de l’éditeur. On nous dit, comme une légende irréversible et goguenarde, que « 17 éditeurs ont refusé Simon, le Prix Nobel. » Certes, on n’est pas sérieux quand on a dit 17 ans mais il n’est pas non plus très sérieux de ne pas livrer les noms d’éditeurs et de maisons d’édition en question. Qui sont-ils ? Quels sont déjà leurs catalogues ? Quelles sont leurs considérations critiques ? Quels auteurs publient-ils ? Autant de questions qui démontrent qu’un éditeur n’est pas un imprimeur mais qu’il œuvre à des choix critiques qu’on ne peut pas lui reprocher quand le canular vient justement, dans un tour pervers, à leur dénier toute possibilité à être. En ce sens, sans les noms d’éditeur, le canular ne saurait démontrer sa propre démonstration et est renvoyé à sa propre et hurlante inanité. S’agit-il, par exemple, des éditions de Minuit ? Ont-elles refusé un auteur qu’elles éditent ? On en doute sérieusement. Alors qui sont ces maisons ? Des maisons qui, en leur temps, ont déjà refusé Claude Simon ? Des maisons qui ne l’auraient pas publié de son temps ? La question n’est en rien anecdotique et aurait été bien plus productive si, décidément, elle avait été soumise avec plus de rigueur. S’agit-il d’Albin Michel chez qui Simon avait été tenté de publier Les Géorgiques dès 1978 ? S’agit-il de Gallimard chez qui, pour les mêmes Géorgiques, Claude Simon voulait trahir Jérôme Lindon ? On ne sait pas, ce qui est bien dommage, reconnaissons-le.

On le comprend dès lors sans peine : la démonstration apparaît comme peu convaincante. Car elle commet un contresens majeur sur le geste même d’écrire, sur ce qui le porte à être de tout temps son propre contemporain. Il existe, disait Ricardou, une muraille du contemporain, une ligne de forteresse impossible à franchir pour une œuvre, sa part impossible à rédimer à être de son temps, c’est-à-dire à pouvoir creuser dans son temps propre à chaque fois son contemporain. Simon a dit à son temps, depuis son geste d’écrire, ce que son temps ne pouvait plus être (le néo-balzacisme) et ce que son temps allait être (sa phrase lancée dans sa propre bataille à dire la décomposition du monde). En ce sens, un tel canular n’apporte strictement puisque, indéfectiblement, il ne comprend pas, depuis son erreur de potache, que Claude Simon (et ce n’est pas lui évidemment offense) n’est plus à l’endroit exact de l’écriture contemporaine. On a beau retourner les chiffres dans tous les sens : l’histoire n’est pas une partie de Yams : 1962 n’est pas 2017. On ne peut dès lors guère s’étonner de ce que Le Palace soit refusé parce que Le Palace n’est pas de son temps – ou plutôt ce fragment du Palace n’est plus notre contemporain. S’il a pu l’ouvrir, lui donner la chance d’apparaître, si Claude Simon est un des pères de notre temps, il ne peut pas être, dans le même temps, son propre fils : le temps est soit tragique soit parodique mais jamais incestueux. N’est pas Œdipe qui veut.

Le canular trahit aussi, de manière terrible, un piteux jugement critique sur le contemporain. Il rejoue avec autorité et grande maladresse le théâtre de tous les cassandrismes possibles, celui sur lequel on clame que le contemporain n’existerait plus. Le contemporain ne répondrait plus à la puissance d’une écriture dont Claude Simon serait, malgré lui, le porte-étendard. Le grand pessimisme de ce canular sinon sa violence réactionnaire pointe sur l’extrême sécheresse du jugement critique qui est donné : nous vivrions une époque vidée d’écrivains et de jugements critiques qui, dans sa médiocrité hurlante aux accents pathétiques, ne publierait non seulement plus d’écrivains de la trempe des Claude Simon mais serait impuissante à pouvoir, s’ils viennent à nous, les identifier, les reconnaître, les publier et leur donner la lumière. Si d’aucuns ont pris soin de cacher l’identité de l’écrivain connu, on n’aura pas de peine à hasarder que derrière une telle entreprise réductrice (qui réduit même le texte de Simon à 60 pages, réduisant d’avance ce qu’on va réduire), on pourrait pêle-mêle donner Richard Millet comme auteur ou Alain Finkielkraut (mais on se souvient que cet éditorialiste névropathe n’écrit en rien).

Ce que rejoue ainsi ce canular, c’est le préjugé de la mort de la littérature non pas jouée sur la scène des livres mais la mort de la littérature jouée au Café du commerce (le Café de Flore par exemple) où, en se donnant des coups de coude, se rejouent tous les clichés les plus veules : « je te l’avais dit, ils sont incultes de nos jours ! », « je te l’avais bien dit, les gens ne reconnaissent plus l’écriture quand il y en a ! » et « je te l’avais bien dit, la littérature est morte : on n’écrit plus rien de valable ! » : pire « Aujourd’hui, il n’y a plus de littérature ! ». La littérature, c’était avant, un grand et terrible avant que l’époque ne peut plus atteindre, une époque qui ne sait plus se donner les moyens d’être à l’écriture. L’écriture, c’était hier. La littérature, c’était avant-hier. Nous sommes désormais les orphelins borgnes et tristes d’un temps moralement indigne de toute littérature. Car il en va d’un jugement moral sur la contemporain qui rejoint le fonds indistinct d’impuissance critique du fascisme et du chevénementisme qui crie à l’imposture sur tous les tons mais depuis une seule langue et un seul mot d’ordre : comme s’il existait une littérature souche (la modernité) dont le contemporain serait l’indigène veule et le grand barbare indigne.

En définitive : ce canular, c’est encore un coup des théoristes, c’est-à-dire des gens qui aiment leur objet d’un amour toujours forcément maladroit et qui ont laissé notre temps comme un trou d’œuvre dont ils sont toujours heureux de montrer l’inanité. Ces gens-là n’ont pas d’histoire parce qu’ils ne lui opposent qu’une mythologisation du passé à la hauteur duquel le présent ne saurait se hisser, qui est alors de fait nié et détruit par sa propre vanité en quelque sorte à ne pas être. Ce canular qui livre Claude Simon à un anachronisme critique et qui voudrait vider notre temps de son écriture ne nous fait clamer qu’une chose : il y aujourd’hui des écrivains, il y a Célia Houdart, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Olivier Cadiot, Simon Johannin, Christophe Honoré, Laurent Mauvignier, Julia Deck, Camille de Toledo, Arno Bertina, Antoine Wauters, Stéphane Bouquet et d’autres encore qu’on me pardonnera de pas citer ici in extenso. L’époque n’est pas vide – la littérature a commencé à revenir mais elle n’a pas oublié pour autant Claude Simon – elle n’a pas oublié que l’écriture n’est pas un inconditionné, que le Claude Simon de 1962 n’est pas non plus celui de 1997 ou celui plus tard du Tramway, que sa phrase elle-même change : parce que, comme disait Proust (ou Simon à la fin de La Route des Flandres), elle est « – dans le Temps ».