Nathalie Quintane : l’espoir d’être un peu moins asservis (Création et politique 2)

Nathalie Quintane © Jean-Paul Hirsch / éditions P.O.L

Quels enjeux critiques et politiques traversent le travail d’écriture ?
Après Véronique Bergen la semaine dernière, Nathalie Quintane répond aux questions d’Emmanuèle Jawad. Création et politique, 2.

Dans une perspective critique, vos livres – avec ces dernières années Grand ensemble, Tomates, ou encore Les années 10 – marquent clairement un positionnement politique. Dans quelle mesure la critique peut-elle et doit-elle se faire explicitement ?

La critique se fait le plus souvent explicitement, sauf en littérature – en tout cas, telle que je la conçois et essaye de la « pratiquer ». L’un des livres les plus ouvertement politiques serait, pour moi, l’Humble proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays, de Swift. Autant dire que ce n’est pas explicite, puisque ça passe par l’ironie et qu’il faut en déplier tout le feuilleté pour saisir ce qui se joue dans ce texte.

Des noms propres comme Tarnac ou Sarkozy fonctionnent comme des indices de ce que là où ils sont lus, c’est plus politique qu’avec, par exemple, Saint-Tropez ou Chaussure. Or, les lecteurs peuvent être légitimement déçus, puisque Tomates est tout aussi tarabiscoté que Saint-Tropez, dans un autre genre. Je ne sais pas si mes derniers livres sont – beaucoup – plus politiques que les précédents, mais ce qui est sûr, c’est que l’époque que nous vivons tous nous force à l’être. Aujourd’hui, je pourrais publier un poème sur Les roses nouvelles, et il serait politique – même si les roses en question ne renvoient pas au Parti Socialiste.

Nathalie Quintane, TomatesDans Tomates, en amorce du livre, ce qui semble un autoportrait se compose avec la récurrence du terme « minorité ». Ainsi « minorité de tous les côtés, minorité parce que je lis des livres, minorité parce que c’est de la littérature, minorité parce que lisant des livres et en écrivant je suis tout de même née d’employés, eux-mêmes nés d’ouvriers, minorité parce que bien que mesurant un mètre quatre-vingt, je suis une femme, et que j’ai de grands pieds ».
Dans l’avancement du texte, il y a aussi l’évocation non sans humour d’un festival : « Un festival. Dans une fondation privée (c’est la banque) (…). C’est un festival où on n’a programmé que des femmes, comme si les bailleurs de fonds avaient voulu faire ratatout : atout, un festival de poésie/ performance ; ratatout, que des femmes ». La place des femmes reste t-elle l’un des enjeux politiques dans votre travail d’écriture ?

Ce que je pointais là, c’est cette soudaine excitation/incitation à propos des «femmes», après deux ou trois décennies d’amnésie partielle quant à leur «condition». Il est possible, après tout, que les programmateurs et commanditaires de ce type de manifestations culturelles soient sincères, qu’ils veuillent rééquilibrer l’ensemble en pourvoyant en quantité sensiblement égale hommes et femmes, ainsi que toutes celles et ceux qui se sentent mal à l’aise dans ces catégories. J’attends tout de même qu’ils proposent des thématiques telles que : le Charity bizness à l’européenne, ou Poésie, Fisc et Fondations privées.

Tout se tient. Les femmes ont moins de place que les hommes parce que les pauvres ont moins de place que les riches, voire pas de place du tout, et ainsi de suite. Là encore, je n’ai pas choisi Jeanne d’Arc d’abord parce que c’était une femme, mais parce que c’était une bergère, guerrière, et une figure historique récupérable par ce qu’il y a de pire politiquement, mais dont la complexité ne demandait qu’à être reprise.

Nathalie Quintane les années 10Le politique se rapporte dans vos livres à un réel actuel ainsi qu’à l’Histoire : l’Algérie avec Grand ensemble, concernant une ancienne colonie ; la lutte antifranquiste au début des années 70 dans Tomates ; etc. Dans Tomates, justement, vous écrivez : « Il n’y a pas de passé pur, et il est possible que le seul passé dont je puisse vraiment faire l’expérience soit le passé commun – l’Histoire comme on dit ».
Le politique, également en prise avec les institutions et manifestations littéraires, semble traverser vos textes dans des propositions très variées sur le plan formel. Le politique explicite, et plus précisément la question posée du peuple, d’un peuple, dans Tomates. Le politique dans le travail d’écriture nécessite-t-il une implication formelle dans la mise en œuvre de formes inventives ? Et, d’autre part : quels passages, liens, mouvements également de la création vers la théorie, la critique et l’essai politique ?

Je travaille en ce moment sur la « free press » française des années 70/80. Ces journaux, ces fanzines, ces revues – que d’inventivité ! que de force et d’insolence ! On ne peut pas proposer, et encore moins imposer, un autre discours politique, d’autres versions du politique, dans des formes conservatrices ou simplement routinières. Ça ne marche pas. Les deux vont ensemble.

Capture d’écran 2016-07-23 à 09.16.59Pour qu’il y ait rupture, renouvellement, il faut qu’il y ait rupture dans les formes aussi – quitte à en reprendre de très anciennes aujourd’hui oubliées, comme le prosimètre de la Renaissance. On pense qu’il suffirait de savoir raconter des histoires, et alors de raconter une autre histoire que celles dont nous sommes bassinés par les médias, la plupart des romans, etc. Je ne le crois pas. La forme de littérature, ou de poésie, la plus réussie de ces derniers temps, ce sont les tags et les banderoles qu’on a pu voir dans les manifs depuis mars. Soit l’adéquation du fond et de la forme, en somme. Quant à l’idée d’un passage ou de passages de x vers y, je crois que les formes poétiques travaillent le/au passage même, le « chemin » comme on dit ou disait. Un bon exemple en serait les « talks » du poète américain David Antin, qui improvise à partir d’une matière plutôt théorique et autobiographique, dans la lignée, en quelque sorte, de Christine de Pizan, dont le Chemin de longue étude a été une source d’inspiration pour mes derniers livres.

Jean-Marie Gleize Tarnac un acte préparatoireDans Tomates, des énoncés concernent le groupe de Tarnac, se référant ainsi au communautaire, à l’alternatif et de façon prégnante au politique. Vous écrivez : « Tarnac, commune française située dans le département de Corrèze, 331 hab. : bon début, la définition que donne le dictionnaire d’une commune française. Conserver le début dans son bon le plus longtemps possible (un rêve français – villes fleuries, force tranquille), c’est chasser l’accident politique, i.e. définir le politique comme accident ».
Jean-Marie Gleize de son côté évoque également le groupe de Tarnac dans
Tarnac, un acte préparatoire, mettant en circulation des propositions « poétiques-politiques » comme, par exemple : « utiliser les accidents du sol » aux côtés de « Faire de chaque phrase un poste de tir ».  Quels liens peuvent s’opérer entre ces différentes démarches et propositions au regard du réel et de l’écriture ?

Jean-Marie Gleize est l’un des rares à prendre « littéralement et dans tous les sens » l’héritage rimbaldien. Il sait donc quelle efficace et quel poids peuvent avoir les formules, lorsqu’elles sont bonnes, et lorsqu’elles sont reprises – à condition qu’elles soient reprises, peut-être. « Changer la vie » est resté dans les livres longtemps, plein de promesses inaccomplies, encore inaccomplies aujourd’hui, d’ailleurs – avant d’en sortir.

Nous travaillons à des formules et à des textes de façon à ce qu’ils sortent des livres, à ce qu’ils soient repris, à ce qu’ils servent, dans des discussions, sur des banderoles, sur des murs, dans d’autres livres, dans des blogs, partout où c’est nécessaire ou simplement bienvenu. Et si ce n’est pas pour tout de suite, et bien ce sera pour dans 50 ou 100 ans ! Ce qu’on écrit n’est pas asservi au présent, du moins je l’espère. Cela ne nous rapporte rien, sinon l’espoir de l’être un peu moins, nous – asservis.

 Sur Nathalie Quintane, dans Diacritik, lire également ici