Desproges par Desproges, bonjour ma joie, salut mon bonheur. Et mon gourou : coucou !

Le 14 avril 1988, les accords de Genève marquent la fin de la première guerre d’Afghanistan. Quatre jours plus tard, Pierre Desproges s’éteint et ça ne surprend plus personne. Aurait-on dû y voir un lien de cause à effet ? On ne le saura jamais même si on peut penser que oui,>     juste pour rigoler. Trente plus tard ou presque, Desproges par Desproges vient de paraître aux éditions du Courroux (sous l’égide de Perrine Desproges et Cécile Thomas), recueil de textes, d’inédits, d’archives personnelles. Le tout pour le prix de cinq paquets de cigarettes neutres avec une photo de poumons goudronnés pour faire plus pimpant.

Desproges par Desproges © Editions du Courroux

Pierre Desproges est mort à 48 ans – très probablement pour emmerder les rockers décédés à 27 – et il n’a pas eu le temps ni la satisfaction de voir ses enfants courir nus sous les bombes, il n’a pas vécu assez vieux pour voir Lauzier, Cavanna, Siné, Cabu réduits au silence et Jacques Séguéla ou Jean-Marie Le Pen continuer à l’ouvrir. Comme la camarde l’a emporté il y a bientôt trente ans, on ne saura jamais ce qu’il aurait eu à dire au long de trois décennies qui ont tout de même connu des effondrements successifs, du mur de Berlin aux tours jumelles du World Trade Center respectivement mis à bas par des pioches de fabrication ouest-allemandes et des avions de ligne de construction américaine (l’immobilier, valeur refuge mon œil) ; des crises économiques, financières, sanitaires, migratoires ; la remontée des nazismes protéiformes dans ce beau pays de France où les fascistes courent toujours ; des attentats de toutes sortes (faisant des victimes par paquets de un, deux, dix, quatre-vingt-six, cent-trente…) ; des atteintes au bon goût et à la grammaire dans les émissions de téléréalité et sur les fils de discussion des réseaux sociaux ; jusqu’à l’écriture inclusive qui malmène la langue au nom d’un diktat social que même la patrie du politiquement correct ne nous envie pas…

Desproges par Desproges © Editions du Courroux

C’est qui Desproges ? me demandait hier encore un jeune crétin qui prend la saga Hunger Games pour un documentaire sur les méfaits de la pénurie de beurre dans les hypermarchés et considère les mémoires de Loana ou Nabila comme la quintessence de la littérature depuis que Bernard Pivot écrit des imbécillités sur Twitter au lieu de présenter Apostrophe ou Bouillon de culture à la télé. Que répondre ? Desproges (pardon pour le manque de respect pour la chronologie) est à jamais l’inventeur du Professeur Corbiniou, l’auteur d’un unique roman (Des Femmes qui tombent) resté célèbre pour avoir réussi à faire rire avec l’éradication presque totale de la population féminine d’un village limousin qui n’a même pas eu le plaisir d’être incendié par la Waffen SS en déroute, le commetteur de brèves journalistiques absurdes, l’écriveur de sketchs passés à la postérité pour avoir réhabilité l’évierophilie ou rappelé que « pendant la seconde guerre mondiale, de nombreux Juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi », le chroniqueur (culinaire ou ordinairement haineux) et procureur pour de faux sur une radio publique que les causeurs de maintenant brocardent au nom d’une bien-pensance qui n’existe que dans leurs cerveaux gris-bruns d’éditorialistes soi-disant décomplexés.

Desproges par Desproges © Editions du Courroux

Depuis qu’il est parti rejoindre les Blanche, Brassens, Le Luron et Vialatte, il se trouve toujours une brassée de plumitifs plus ou moins bien inspirés pour exhumer Desproges dans le texte afin d’illustrer (voire de justifier) à son corps mort défendant les sorties supposément drôles d’un humoriste putatif, d’un politique professionnel, d’un personnage public… citant le grand Pierre n’importe comment en surfant sur le manque de mémoire avéré de lecteurs concitoyens gavés d’Internet rance. Si l’on en croit un éditeur bien inspiré ou ceux (dont je fais modestement partie) qui se sont nourris de ses écrits divers ou ceux qui le convoquent dès que possible pour donner l’illusion d’avoir les lettres qui leur font douloureusement défaut, Desproges serait vivant. Alors qu’en fait, non, deux fois, trois fois, mille fois non. Desproges est bel et bien mort et la vraie question est plutôt de savoir pourquoi : pourquoi, quand on avance sur les chemins escarpés et casse-gueule de l’humour glacé, doit-on sans cesse en révérer au maître ? Pourquoi, quand on appuie sur la touche second degré, au lieu d’avancer, ça recule ? Pourquoi ?

Parce que c’est moins Pierre Desproges qui nous manque que les espaces de liberté que feu Monsieur Cyclopède avait investi au grand dam des pisse-vinaigres interloqués d’alors ou qui aujourd’hui (les mêmes ou leurs héritiers) entendent régner sur la pensée collective. Avec un Jean Yanne, un Reiser, un Cavanna, un Choron, un Cabu ou un Gérard Lauzier, on pouvait s’enorgueillir de jouir d’une création artistique, humoristique et littéraire sans limite ou presque, de voir, d’entendre et sentir ce souffle libertaire qui sied aux démocraties quand elles font autre chose que réguler à tout-va au nom du bien commun. La lecture de Desproges par Desproges nous invite d’ailleurs à dire et redire que si sa verve, son verbe, sa langue sont à ce point vivaces, c’est que l’anticonformiste mâtiné d’« individualiste sociable » qu’il était et que l’on découvre pour la première fois (de la prime enfance en passant par les années « enkakifiées » jusqu’au vedettariat et à l’âge mûr qui comme chacun sait précède l’âge pourri…) n’aurait peut-être pas pu s’exprimer de la sorte sans cette immense liberté de ton qui permettait de tout oser. Pour ce qui est de la réception en revanche, c’est une tout autre chose : Desproges a connu les lettres d’auditeurs indignés par ses chroniques radiophoniques, essuyé les critiques acerbes des personnalités à la mode, connu des réactions mitigées quant à certains sketchs impossibles à (re)jouer aujourd’hui, imaginé les yeux hagards et bovins d’une bonne partie de la France qui se couche tôt devant ses minutes nécessaires pour être à l’heure au bureau le lendemain matin.  

Desproges par Desproges © Editions du Courroux

Il n’est donc pas étonnant que Pierre Desproges ait été élevé post-mortem (et à juste titre) au rang de rock-star des lettres et de l’humour, un statut qui sert depuis de caution à beaucoup de snobs à l’intelligence en déshérence. Dans le même temps, les orphelins de Desproges regardent désormais Cyril Hanouna et consorts s’appliquer jour après jour à tirer vers eux un téléspectatorat qui devant tant d’indigence ne saura bientôt plus faire la différence entre une Joconde cathodique et un tableau de Dan Brown et finira persuadé que l’on peut voir la Vénus de Millau en empruntant le viaduc du même nom par temps clair. Il est encore moins surprenant de voir une certaine élite se pâmer devant des textes qui parlent d’eux et pourfendent ce qu’ils représentent (ou véhiculent) : le conformisme, le racisme (des mots en -isme en général), des idéaux et une indignation à géométries variables, l’abêtissement et les lieux communs (devenus des éléments de langage), une propension à saluer l’humour satirique envers la religion en public et à se signer vingt fois en pénitence au moment d’honorer Madame ou d’accueillir Monsieur et, ayant bien compris que depuis mai 68 il est interdit d’interdire, ce penchant suspect de vouloir obliger à dire… 

Le 18 juillet 1974, Pierre Desproges écrivait dans L’Aurore : « c’est vrai, Francis Blanche est mort et c’est bien triste. Mais l’un des plus grands souhaits de sa vie était « qu’on transforme en statue tous les gens qui se prennent au sérieux ». Alors on vous en prie, ne le mettez pas sur un piédestal, vous offenseriez sa mémoire ».

Desproges par Desproges, ou le portrait d’un homme (et celui en creux de son époque et a contrario de la nôtre), la trajectoire d’un satiriste qui refusait l’étiquette de comique ou de chansonnier et se définissait comme écriveur plutôt que comme un écrivain. Le travail d’archives et la reconstruction de l’univers desprogien sont à l’image du livre, éclairés, édifiants, beaux et d’une tendresse infinie. Les textes, les extraits d’interviews, les parodies de chansons, les réécritures de poèmes, les réquisitoires inédits, les coupures de presse, les lettres à la mère et aux amis, les photos de famille, les clichés personnels, tout concourt à recomposer l’homme, l’auteur, le mari, le père, en ne tombant jamais dans l’hommage compassé et surtout montrer comment Pierre est devenu Desproges et pourquoi ceux qui le citent aujourd’hui à tort et à travers ne l’ont pas vraiment lu.

 

Desproges par Desproges, recueil d’archives personnelles, 600 documents dont certains inédits, édition établie par Perrine Desproges et Cécile Thomas, préface de Philippe Meyer, 340 p., éditions du Courroux, 39 €