Des femmes qui tombent : « il faut parfois laisser traîner des mystères à la sortie des livres »

Quand bien même on regrette un peu la très poétique couverture signée Sempé de l’unique roman de Pierre Desproges paru en 1985 chez Seuil, il faut reconnaître que la réédition au format poche par Points de Des femmes qui tombent fait partie de cette écrasante minorité de livres dont on ne se lasse pas.

Préfacé par Philippe Jaenada − qui dit tout le bien qu’il pense de l’exercice, difficile s’il en est, qui consiste à recommander un livre qui n’en a nul besoin −, la réédition (et la re-re-re lecture) de ce court roman qui parle de morts mystérieuses et exclusivement féminines dans une bourgade qui ne sait plus à quel saint se vouer est jubilatoire. Car sous les dehors d’un fantaisie, Des Femmes qui tombent pointe les lieux communs, la sagesse populaire, les peurs ancestrales, l’inconnu, le racisme, la misogynie, la maladie et le handicap… Et Pierre Desproges passe au crible et à la moulinette pudique des travers qui sentent bon la France et l’incapacité de beaucoup à rire de tout, et surtout d’eux-mêmes.

« Il faut parfois laisser traîner des mystères à la sortie des livres ». C’est ce que déclarait Pierre Desproges en quatrième de couverture de la première édition. Qui pis est, en réponse à « son éditeur, à sa sœur et à sa femme qui demandaient pourquoi l’aubergiste Gilberte a la tête enfermée dans un sac en plastique, au moment où son corps pendu est découvert dans le cellier », l’auteur répondait qu’il n’en savait rien.

Pour être bassement contradictoire avec le titre de cet article et l’auteur qui ne peut plus se défendre, lui qui a si souvent accusé pour rire… il faut avoir un vrai talent d’écrivain pour distiller le mystère en entrant dans les livres. Si les jeunes générations connaissent (grâce à YouTube et l’INA) le Desproges théâtral, procureur pour de faux du Tribunal des Flagrants Délires, jeteur de boudin blanc du Petit Rapporteur, Monsieur Cyclopède, licencié ès absurdo des Minutes télévisuelles éponymes, le Desproges écrivain est moins célébré. Ce qui est un non-sens. Nul besoin d’un unique roman pour s’en convaincre quand on goûte la plume de celui-ci. Il était… Rectification, il est passé Maître dans l’art de peindre au vitriol les tableaux de la bassesse qui lui était contemporaine (et qui n’est peu ou prou pas très différente de l’indignité actuelle). Des Femmes qui tombent est donc le roman de Pierre Desproges, celui d’un humoriste, amoureux des mots, ciseleur de perles syntaxiques, maniant et cultivant la langue et les belles lettres comme une profession de foi, comme on respire. Paru en 1985, Des Femmes qui tombent concentre la verve et le talent d’un artiste littéraire, alors qu’il faisait son intéressant sur scène entre le théâtre Grévin et le théâtre Fontaine.

Adeline Serpillon appartenait à cette écrasante majorité des mortels qu’on n’assassine pratiquement pas. (…) Elle était moyenne avec intensité, plus commune qu’une fosse, et d’une banalité de nougat en plein Montélimar. Hormis le chat gris mou qui dormait sur son lit, personne ne se retournait sur elle, et encore moins dessous.

A Cérillac, la mort frappe. Chirurgicalement, dirait-on aujourd’hui. Elle ne touche que les femmes municipales avec une frénésie guère naturelle chez les résidents de ce hameau ordinaire. A l’instar d’Adeline Serpillon, première victime de cette épidémie mortifère. Pierre Desproges croque la camarde comme personne. Au fil de son écriture mélancolique et lyrique à la fois, nous suivons, rictus au coin des lèvres, l’histoire de ce village et de ses habitants, confrontés aux décès successifs qui déciment le gynécée local. Le médecin du village, Jacques Rouchon, son épouse Catherine (et leur enfant) sont les protagonistes, et parfois les spectateurs, de ce drame qui couve au printemps.

« Seul généraliste à Cérillac, le docteur Jacques Rouchon, la quarantaine épuisée, offrait à la rue les abords hirsutes et déconnants des vieux médecins de western. Alcoolique jusqu’au fond de l’œil, il noyait dans le Picon-bière l’insupportable et tranquille certitude qu’il avait de l’inopportunité de la vie en générale et de la sienne en particulier. »

Pierre Desproges aime les abîmes. La noirceur du trait d’esprit, le cynisme affleurent à chaque page. Chaque personnage, qu’il soit principal ou secondaire, est exposé, détaillé, construit. Nulle phrase n’est laissée au hasard. Chaque adjectif trouve sa place, nul adverbe saugrenu ne vient détruire l’ensemble. La perception du désespoir du médecin de campagne que l’on peut ressentir durant les premiers instants n’est rien comparée à celle qui nous étreint un peu plus loin.

« L’enfant vint au bout d’un an. Il était anormal, si l’on fait référence à l’employé de banque moyen en tant qu’étalon de base de la normalité. Dieu ne l’avait pas raté. Au sortir de sa mère, c’était un beau bébé, et puis (…) Il avait la démarche austère des mouettes emmazoutées et bramait sans relâche les mélopées caduques que lui soufflait le vent. (…) Dire qu’il répondait au nom de Christian serait exagéré, dans la mesure où il était sourd comme peu de pots (…) Bref, le fruit des amours de Jacques et Catherine Rouchon était confit. »

8974_couverture_hres_0Hors les personnages truculents et (si peu) caricaturaux Pierre Desproges se choisit même un alter ego, quand il fait se rencontrer Jacques Rouchon et François Marro, journaliste « qui émargeait dans un hebdomadaire de gauche mais intelligent » :

« Marro cultivait, même au plus profond de ses cuites, une passion maladive pour la langue. Il avait le respect démodé du mot juste et vénérait Vaugelas en pleine ère vidéo. Cet homme aux dehors ursidés était capable de tomber amoureux pour un subjonctif bienvenu derrière un verbe étrange et lancé d’une bouche anodine dont les lèvres lui semblaient alors écartées pour d’inestimables luxures. »

A une époque bénie où l’on pouvait encore rire de ses semblables – pire, de ses dissemblables – sans encourir les foudres d’une pensée à l’unicité aussi discutable qu’une inquisition médiévale, Pierre Desproges a su mettre en exergue et railler les travers d’une société qui n’allait déjà pas très bien. Mais qui avait au moins l’avantage de posséder encore quelques bastions libertaires et rigolards.

Des Femmes qui tombent est un hommage au texte. A la langue, au plaisir de délier celle-ci, pour faire parler les mots. Pour qu’ils s’expriment, pour qu’ils expriment l’indicible et taisent l’explicite. Pour tenir encore pour acquis que l’on peut-être extrêmement drôle tout en touchant au désespéré. Pour se rappeler que les politesses d’aujourd’hui sont risibles, que le rire est le propre de l’homme. Et de la femme. Ne soyons pas bêtement misogyne, ce serait aussi absurde qu’un poisson sans bicyclette ou une critique de livre sans blurb final.

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Pierre Desproges, Des Femmes qui tombent, Préface de Philippe Jaenada, Points, 2016, 172 p., 7 € 50