L’une des caractéristiques les plus fascinantes des éditions Inculte, en sens tout autant laboratoire du contemporain que maison d’édition, est la dimension collective du travail mené, via des revues, des rencontres croisées de ses auteurs, des collectifs ou des livres écrits à quatre mains comme A fendre le cœur le plus dur, signé Jérôme Ferrari et Oliver Rohe qui sort aujourd’hui en poche chez Babel. L’occasion de retrouver l’entretien vidéo réalisé avec Oliver Rohe lors de la publication du livre en grand format.
A fendre le cœur le plus dur n’est pas seulement cosigné : rien ne dit, dans chacun des chapitres ou fragments qui composent le livre, qui a écrit quoi, c’est un « nous » qui est mis en avant, un « regard » et une réflexion, puissamment politique, sur un événement historique — la guerre italo-turque de 1911-1912 — et un photoreportage de Gaston Chérau rendant compte de cette guerre. Tout est croisement dans ce livre hybride : l’archive n’est pas seulement composée de photographies, elle comprend aussi les articles publiés par Chérau, ainsi que sa correspondance privée. Le texte d’Oliver Rohe et Jérôme Ferrari est suivi d’une postface, signée de l’historien Pierre Schill, qui contextualise le photoreportage comme la « chronique intime » de Chérau et interroge cette guerre coloniale. Dénommée « guerre italo-turque » par la presse occidentale, elle est « guerre de Libye » pour les Italiens et « guerre de Tripolitaine » pour les Turcs. Le nom est déjà conquête, récit et storytelling, tel est aussi l’objet du photoreportage de Chérau : suivre le conflit pour Le Matin (et L’Illustration), documenter la guerre mais aussi porter un discours qui, bien malgré lui pour une part, dit tout autre chose que ce qu’il voudrait démontrer.
C’est ce paradoxe et ce discours en creux que met immédiatement en lumière l’extrait d’une lettre de Chérau à son épouse (11 décembre 1911) cité en exergue du livre : « nous avons passé la journée entière au milieu des palmiers et des orangers, fameux, dans la contrée de Aïn Rouss. J’ai encore vu des choses à fendre le cœur le plus dur — et des scènes et des scènes déchirantes au milieu de cette nature invraisemblablement sereine ». Si les photographies de Chérau veulent rendre compte de la puissance italienne, de son héroïque conquête coloniale, de sa manière de réprimer toute contestation « indigène », sa correspondance révèle peu à peu un homme vacillant dans ses convictions, son regard change. Et, comme le montrent Ferrari et Rohe, ses photos témoignent elles aussi. Elles disent « le traitement qui fut réservé à ces hommes », la brutalité des exécutions publiques, les pendaisons, la manière dont ces hommes furent « deux fois anéantis par l’Histoire — par leur martyre et par l’oubli de ce martyre ».
Le risque était grand, les deux écrivains le soulignent, de tomber dans une esthétisation de la violence, dans la fascination et la sidération qu’exercent ces photographies de pendus. Les images arrêtent en quelque sorte le discours. Il fallait tout à la fois retrouver la parole face à la violence et ne pas céder à l’indécence de faire de ces photographies et de ce qu’elles représentent « un simple matériau littéraire, de tirer quelque profit de leur cadavre ».
Ce risque, Oliver Rohe le commentait déjà en 2014 dans Devenirs du roman 2 (éditions Inculte), Écriture et matériaux, un volume qui interroge la place du document —archives, faits divers, hommes et femmes illustres ou plus anonymes mais ayant réellement existé — dans le texte littéraire, en particulier lorsqu’il refuse et perturbe « la partition acquise entre document et imaginaire », réel et fiction. Aux côtés d’Arno Bertina, Thomas Clerc, Mathieu Larnaudie, Vincent Message, Anne Savelli, Philippe Vasset et bien d’autres, Oliver Rohe commentait sa « Résistance au matériau » :
« d’abord esquiver l’archive et le document, les tenir tous deux à distance, comme s’il s’agissait dune menace, d’un ennemi, construire leur bannissement ». Cette « réticence de principe » vise à répondre à « une série de problèmes politiques et esthétiques » posés par l’archive : le risque d’une forme de redondance, celui de l’esthétisation, et surtout celui de l’exotisme, « qui opère dès lors qu’une parole tente d’absorber l’Ailleurs en général et l’Orient en particulier pour la bousculer dans un système d’interprétation déjà institué, une vaste structure d’images, de connaissances et d’énoncés qui la précèdent et la submergent de toute part, auxquels elle ne peut évidemment pas se soustraire, contre lesquels elle doit sans cesse lutter, jouer des coudes si elle veut espérer se faire entendre, provoquer une perturbation, un trouble, répandre quelques significations inédites. Chaque texte écrit sur le Proche-Orient, sur le Liban et sur Beyrouth débarque sur un territoire complétement colonisé par les expertises scientifiques et leur dilution dans le sens commun, par les œuvres littéraires, picturales et cinématographiques produites sur eux, par de formidables constructions médiatiques prêtes à les expliquer ».
Ce sont donc bien deux territoires qu’il s’agit de déconstruire, deux formes de colonisation : celle d’un pays (et de la guerre visant à le conquérir), celle d’un discours (soutenant cette conquête). Et contre ce récit tout fait, faire émerger ce que le texte ne dit pas, « les choses qu’il continue donc de ne pas dire, l’invisible qu’il laisse présager, celles qui naissent également de sa confrontation avec d’autres sources ». C’est là la méthode d’Oliver Rohe et Jérôme Ferrari dans A fendre le cœur le plus dur, aller au-delà des discours acquis, des pensées enrôlées, des récits de propagande, de ce que l’image veut ou voudrait dire pour aller vers les absences, le sous-texte, les connotations, les « manques et éclipses du sens ». Ils l’écrivent dès les premières pages du livre, l’archive est « une réserve de sens » et l’image « la forme abrégée d’une totalité cachée, l’incarnation d’un plan invisible de quoi elle procède. Elle sert à désigner ce qui est absent, à nous ouvrir à lui. (…) La tâche qui incombe à l’écriture est de rendre visible, de livrer au travail du sens les pans muets de l’image, les pans qu’elle dissimule ou qu’elle n’est pas en mesure de couvrir ».
Si Gaston Chérau débarque en Libye pour « redorer le blason terni de l’armée italienne » — qui ne s’attendait pas une telle résistance de la part des officiers turcs comme des « tribus arabes » —, l’emblème du blason lui échappe et, pour filer la métaphore héraldique, la mise en abyme révèle une tout autre représentation. L’Italie grande nation civilisatrice, pacifiant l’autre rive de la Méditerranée ? de fait, la page de L’Illustration que commentent Rohe et Ferrari montre un double discours, celui de la propagande de guerre, celui, en creux, que nous entendons aujourd’hui :

Dans l’image de pied de page, les quatorze pendus sont indistincts, file et « coulée » ininterrompue comme la foule qui leur fait face. Ils semblent toucher le sol, « créant la brève illusion de se tenir debout, vivants, dans une file d’attente que rien — ni espace ni barrière — ne sépare de la foule : cette continuité organique entre les pendus et la masse indistincte qui les entoure soutient l’idée, pas si saugrenue, prophétique même que le gibet était le devenir possible de la foule ».
A fendre le cœur le plus dur a des accents foucaldiens : il décrypte un Surveiller et punir, interroge la guerre comme représentation et « image propagande », dénoue une violence (celle des exécutions, celle des discours) imposée tant aux populations autochtones qu’aux lecteurs occidentaux dont on force le regard, l’interprétation, le jugement. Les images condamnent, comme la justice italienne exécute. Ce qui s’exhibe est « la position coloniale, la domination implacable », des armes, des lois, des textes. Une position que l’on retrouve dans les guerres plus contemporaines, Libye, Irak, Afghanistan, abolir la parole de l’ennemi (désigné tel), imposer un discours et des images. A Foucault, ajoutons Lévi-Strauss, présent page 49, « partout où nous allons, depuis longtemps, nous ne rencontrons que nos propres ordures ».

Comme le montrent Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, Chérau exhibe ces ordures, il n’abolit pas le visage de l’ennemi, ses photographies « finissent par dire plus et autre chose que ce qu’on voudrait leur faire dire ». Et l’archive donne corps et visage à ces hommes auxquels on refusa toute parole, toute légitimité, toute présence autre que celle d’être l’ennemi (d’incarner cette position théorique et déshumanisée, désincarnée, sans visage). Les images affichent les mises en scène, le « théâtre pervers » de la justice occidentale, montrent combien le combat n’est pas si héroïque qu’il voudrait le paraître, elles disent la « violence inouïe » de cette conquête. Au centre du livre, un « conflit », pas seulement celui de la guerre mais le « conflit entre altérité et familiarité », discours affiché et discours souterrain, montré / caché, texte et image, passé et présent.

La violence de la guerre de 1911 n’est pas seulement celle des armes, de « l’asymétrie militaire », c’est « celle de l’accès à la parole, au récit, à la représentation ». C’est cette parole invisible que retrouvent Ferrari et Rohe, qu’ils font saillir dans ce livre. Commentant ces photographies qui montrent les condamnés avant leur exécution, des hommes que l’on ne peut regarder que depuis ce punctum de leur mort, « origine de tout ce que nous voyons », Rohe et Ferrari écrivent : « Ce renversement du temps, par lequel la fin se transforme en commencement indépassable et donne à toute chose sa signification, Clément Rosset l’appelle le tragique ».
Sans doute serait-ce la seule manière aussi de qualifier ce livre, « tragique », au sens de Rosset, croisant les discours et renversant les perspectives pour leur donner sens et dévoiler leur obscénité.
Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, A fendre le cœur le plus dur, avec une postface de Pierre Schill, Actes Sud Babel, 96 p., 6 € 50
En miroir de cette écriture à quatre mains, sur Diacritik Jean-Philippe Cazier a réalisé un entretien croisé Jérôme Ferrari / Oliver Rohe.
Devenirs du roman 2 est disponible en édition numérique (9 € 99)
Signalons que le dernier roman d’Oliver Rohe, Ma dernière création est un piège à taupes est publié en poche, chez Babel (Lire ici l’article de Jean-Philippe Cazier)