Les quatre saisons de l’amour : Jean-Philippe Toussaint, M.M.M.M

Jean-Philippe Toussaint, 2013 © Christine Marcandier

M.M.M.M. de Jean-Philippe Toussaint ou tout à la fois le cycle romanesque de Marie, des Saisons musicales, la lettre « aime » et l’initiale du prénom français qui l’énonce par anagramme depuis la Pléiade. C’est aussi un clin d’œil vers l’art contemporain — « elle se faisait appeler Marie de Montalte, parfois seulement Montalte, sans la particule, ses amis et collaborateurs la surnommaient Mamo, que j’avais transformé en MoMA au moment de ses premières expositions d’art contemporain. Puis, j’avais laissé tomber MoMA, pour Marie, tout simplement Marie (tout ça pour ça) ».

Désormais ce sont quatre romans réunis : Faire l’amour (2002), Fuir (2005), La Vérité sur Marie (2009) et Nue (2013) dans ce titre qui déploie un nom et une identité mouvante, épouse la forme même du cycle romanesque : M.M.M.M.

 

« C’est l’histoire d’une rupture amoureuse, une nuit, à Tokyo. C’est la nuit où nous avons fait l’amour ensemble pour la dernière fois. Mais combien de fois avons-nous fait l’amour ensemble pour la dernière fois ? Je ne sais pas. Souvent. »

Faire l’amour est le récit d’une rupture. Sous le signe de l’eau, de la vague et du vague. La pluie de Tokyo, le miroitement d’une piscine sur le toit d’un hôtel, les larmes de Marie. Jean-Philippe Toussaint tisse les gestes et les regards d’un amour qui se défait, leur tendresse, leur violence, leur crudité. Il dit tout de la perte, de soi comme de l’autre, dit la beauté froide et inquiétante, étrange de Tokyo, cadre d’une rupture et d’un retour à soi. Son roman est une histoire simple, en apparence, mais sublimée par une prose dense, précise, sensuelle. Le portrait d’une femme aimée, trop aimée, mal aimée, une femme « imprévisible et fantasque, tuante, incomparable ». Faire l’amour est une dérive, aquatique, mélancolique, sismique, à l’image de ce tremblement de terre alors que le narrateur et Marie se séparent, à Tokyo, un « séisme de si faible magnitude que je me demande si ce n’était pas que dans nos cœurs qu’il s’était produit ».

Toussaint dit l’envie « immémoriale et instinctive » du corps de Marie, comme un au-delà du temps et des mots, insaisissable et pourtant si plein dans chacune de ses phrases. Il dit la passion qui s’égare en combat, l’amour physique qui devient agression, « lutte de deux jouissances parallèles, non plus convergentes mais opposées, antagonistes ».

« Nous nous aimions, mais nous ne nous supportions plus. Il y avait ceci, dans notre amour, que, même si nous continuions à nous faire plus de bien que de mal, le peu de mal que nous nous faisions était devenu insupportable. »

Non pas l’usure du couple, l’effacement de la passion, mais son exaspération, sa tension, sans fin. Le narrateur semble décalé : en plein jet lag, dans l’incompréhension de ce couple qui se défait, sans fin pourtant, – « nos repères temporels et spatiaux s’étaient dilués dans le manque de sommeil, l’égarement des sentiments et le dérèglement des sens » –  à l’image d’un roman en deux parties, déchiré entre Tokyo et Kyoto, comme un chiasme phonique, de ces phrases que des parenthèses viennent couper, commenter, doubler. Et pourtant le narrateur se sent pleinement lui-même, dans cette piscine d’hôtel qui surplombe Tokyo, nageant dans la nuit comme « au cœur même de l’univers », « comme en apesanteur dans le ciel », dans une des plus belles scènes romanesques jamais composées.

 

« Je faisais maintenant corps avec l’infini des pensées, j’étais moi-même le mouvement de la pensée, j’étais le cours du temps. »

Toussaint atteint un absolu, pourtant le roman continue, s’amplifie, se recompose, se ralentit, s’étire, en une musique proprement inouïe. « Nous avancions ainsi à l’inconnu », le narrateur et Marie dans les rues de Tokyo, le lecteur avec Toussaint dans un roman comme on en lit peu, cette infinie variation, au sens rhapsodique, sur Marie. Pour retrouver cette musique incomparable, il faudra alors Fuir. Partir pour revenir à Marie. Car « rompre, je commençais à m’en rendre compte, c’était plutôt un état qu’une action, un deuil qu’une agonie ».

« Serait-ce jamais fini de Marie ? » (Fuir)

Fuir poursuit le portrait de Marie, (re)dit son extravagance, sa dureté, sa sensibilité, son corps à aimer, passionnément, physiquement, dans un embrasement permanent des sens. Marie, anagramme du verbe « aimer », bien sûr, métaphore de l’altérité, de la théâtralité, de l’énigme, Marie et ses centaines de kilos de bagages, malles et paniers, « ophélienne », à dire, redire, tenter de cerner, par les mots, les phrases, qui approchent, caressent, ne pourront jamais circonscrire. Dire Marie dans Fuir, « elle-même, impossible, unique, irrésistible », alors que tout dans Faire l’amour disait déjà « sa puissance magnétique, son aura, l’électricité de sa présence dans l’air, la saturation de l’air dans les pièces où elle entrait ».

Même trouble dans Fuir, même angoisse parfois sublimée en pirouette ironique dans la magie d’une parenthèse, même musique insolente d’une prose que rien n’égale dans sa banalité dense, sa majesté sans pose. Même poésie de la crise, du paradoxe, du vague, de la menace. Et pourtant tout est différent dans la similarité, des fragments s’éclairent, d’autres s’obscurcissent, Toussaint dit le présent, relit le passé, toujours recommencé, saisi et insaisissable. Fuir commence pourtant sans Marie. Le narrateur est en Chine. Shanghai puis Pékin. Marie semble loin, géographiquement (elle est restée à Paris), mentalement lorsque le narrateur se rapproche d’une jeune femme dans un train qui file vers Pékin, Li Qi, « je pensais à elle, à la douceur de son regard et à son nom qui avait un goût de fruit ».

Fuir est alors l’aventure d’un retour paradoxal vers Marie, qui vient de perdre son père. Marie, en creux dans le roman, personnage longtemps in absentia, qui sature pourtant le texte « de sa présence exacerbée ». Fuir est-ce partir en Chine loin de Marie ou rentrer pour assister à l’enterrement de son père, sur l’île d’Elbe ? Marie est partout, elle traverse l’espace, comme sa voix lorsqu’elle appelle le narrateur dans ce train chinois, « quand la conversation fut coupée en plein milieu d’une phrase, ses derniers mots interrompus dans leur élan brisé ne me parvinrent pas, qui restèrent à jamais en équilibre entre les continents, suspendus entre le jour et la nuit ».

« Depuis cette nuit, depuis le coup de téléphone de Marie dans le train, je percevais le monde comme si j’étais en décalage horaire permanent, avec une légère distorsion dans l’ordre du réel, un écart, une entorse, une minuscule inadéquation fondamentale entre le monde pourtant familier qu’on a sous les yeux et la façon lointaine, vaporeuse et distanciée, dont on le perçoit. »

L’état d’esprit du personnage définit aussi le style du roman, sa prose « vaporeuse et distanciée » et pourtant d’une acuité perçante, sa lumière et sa lenteur, la magie de l’intime et du contemporain. Les légères distorsions dans l’ordre du réel et de la syntaxe qui peuvent tout dire, contenir les oxymores, définir les vagues à l’âme les plus ténus. A l’image de cette chorégraphie de baguettes et de plats dans un restaurant chinois, quand le narrateur remarque que « chaque fois que l’un ou l’autre déplaçait le plateau pour rapprocher un plat de ses baguettes, il composait en fait une nouvelle figure dans l’espace, qui n’était en vérité porteuse d’aucun changement réel, mais n’était qu’une facette différente de la même et unique réalité ».

Tout le cycle de Marie est dans cette phrase : la poésie du détail saugrenu, l’ironie à la fois ludique et sérieuse des « baguettes » (terme culinaire) qui « composent » (terme musical, esthétique), le jeu d’une mise en abyme comme un clin d’œil, (faussement) anodin. Et la vérité, à venir, sur Marie. Dans Fuir, Jean-Philippe Toussaint analyse des mouvements paradoxaux, ceux de l’âme mais aussi du voyage. Rien de commun entre Pékin et l’île d’Elbe, sinon Marie. Le narrateur est « en permanence dans cet entre-deux provisoire du voyage », « cet état transitoire, extensible et élastique » qui « pourrait être étiré à l’infini », « à la fois arrêté et en mouvement »… aller au fond du connu pour y trouver du nouveau, le cycle même de Marie, en somme, son déséquilibre dynamique.

« Elle était seule dans sa douleur, et j’étais seul dans la mienne. Mon amour pour elle n’avait fait que croître tout au long de ce voyage, et, alors que je croyais que le deuil nous rapprocherait, nous unirait dans la douleur, je me rendais compte qu’il était en train de nous déchirer et de nous éloigner l’un de l’autre et que nos souffrances, au lieu de se neutraliser, s’aiguisaient mutuellement. »

Le troisième volume sonnerait-il la fin du voyage ? son titre pourrait le laisser croire : La Vérité sur Marie, comme une annonciation… Tout sera pourtant dans « l’inimaginable ». Le roman s’ouvre sur une nuit caniculaire à Paris. Le narrateur se rend compte « que nous avions fait l’amour au même moment, Marie et moi, mais pas ensemble ». A la fin de la nuit, ils seront ensemble, feront l’amour. Une nuit de violence, d’orages et de mort. Une nuit comme un peut-être. Comme une histoire jamais terminée, toujours à écrire. Une aimantation.

« Je l’aimais, oui. Il est peut-être très imprécis de dire que je l’aimais, mais rien ne pouvait être plus précis. »

La Vérité sur Marie est le roman le plus sexuel, le plus violent, le plus sauvage du cycle. Un enchantement. Toussaint touche l’absolu du roman, ce moment où « je pourrais peut-être atteindre une vérité nouvelle, qui s’inspirerait de ce qui avait été la vie et la transcenderait, sans se soucier de vraisemblance ou de véracité, et ne viserait qu’à la quintessence du réel, sa moelle sensible, vivante et sensuelle, une vérité proche de l’invention, ou jumelle du mensonge, la vérité idéale ». Marie, l’autre nom du roman.

Les romans du cycle sont des saisons mentales : Hiver et eau pour Faire l’amour, Été et « soleil écrasant, lourd et vertical, invisible dans l’omniprésente lumière blanche du ciel » pour Fuir, Printemps-été sous le signe de l’orage et du feu pour La Vérité sur Marie. Et l’on se prend à rêver d’un automne, d’une répétition, d’un retour, d’un Toussaint qui, une fois encore, nous raconterait comment le narrateur et Marie se retrouvent, se séparent, se déchirent. Dans ce paradoxe du « nous nous séparions alors pour toujours » (Faire l’amour), dans la contradiction syntaxique du « alors toujours » qui dit tout de la passion, du roman, de la fiction comme impossible toujours recommencé.

Nue, point d’orgue à une rupture infiniment recommencée

En finir avec Marie, vraiment ? Nue est le quatrième et dernier volet du cycle, déploiement du temps comme du roman, dernière saison d’une saga passionnelle, sur un faire, défaire, refaire l’amour – chaque tome comme « un ruban de vie éphémère, aérien, torsadé, vain et momentané » – mais aussi à écrire une femme qui échappe, ne cesse de se métamorphoser, de fuir : Marie, figure centrale de ce cycle qui porte désormais son nom, comme quatre variations sur la même initiale, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, de même que l’ensemble romanesque comporte quatre saisons, que l’on pense aux collections de mode, aux variations météorologiques annuelles ou aux saisons mentales. Avec Nue, nous sommes en « automne-hiver ».

Le roman s’ouvre sur une scène d’anthologie, la robe de miel qu’imagine Marie pour une collection à mi-chemin de la mode et de l’art contemporain, « une robe en lévitation, légère, fluide, fondante, lentement liquide et sirupeuse », un essaim d’abeilles lui servant de traîne. Défi technique, mise à nu d’une femme par sa créatrice, description somptueuse, tout concourt à faire de ce moment, en ouverture de Nue, une image qui s’imprime dans l’imaginaire du lecteur. Une femme défile et se défile, chute, se relève, Marie transforme l’échec en création, « comme si c’était elle qui était à l’origine de ce tableau vivant », allégorie initiale ouvrant, au-delà de la beauté artificielle de ce prologue, à un livre qui ne clôt pas seulement un cycle mais tout un pan de l’œuvre de Toussaint : l’écrivain y rassemble tout ce qui tisse et fait Marie mais il retrouve aussi la verve caustique de La Salle de bain (1985) et La Télévision (1997) ou les réflexions théoriques de L’Urgence et la patience. Tout est mis à nu dans ce livre, du personnage féminin à son narrateur, de Paris en travaux – cet immeuble dont « la façade avait disparu et laissait les entrailles de l’immeuble à nu » – aux principes romanesques, exhibés voire exténués :

« Je me rendis compte alors que tout ce que je vivais d’important dans ma vie était toujours transformé en images dans mon esprit, que ces scènes qui avaient pu paraître anodines à l’origine, qui demeuraient prosaïques, contingentes ou fortuites, tant qu’elles restaient enfouies dans la vie réelle où elles avaient eu lieu, devenaient progressivement, reprises dans mon esprit, retravaillées, macérées et longtemps ressassées, une matière nouvelle, que je remodelais à ma main, pour la révéler, et faire surgir une image inédite, où intervenaient autant le souvenir que le sentiment, la mémoire que la sensibilité. Et c’était cette vision nouvelle, transformée et enrichie, qui se fixait alors à jamais dans ma mémoire pour devenir la matrice de mes souvenirs futurs.

Le projet général a quelque chose de proustien, il est une recherche du temps perdu comme retrouvé sur les traces de Marie, du côté d’Elbe, de la Chine, de Paris, du Japon, où que se tournent regards ou souvenirs. Pourtant dans cet ultime portrait d’une Marie « nue à la surface du monde », « océanique », c’est de fait sur le narrateur que se focalise le regard – et le lecteur conçoit combien sa fascination pour Marie avait servi un trompe-l’œil, un leurre : le véritable sujet de ce cycle est sans doute ce « je », cet homme qui, si banalement, aime une femme et s’interroge sur les ressorts de son désir, du deuil, de la mélancolie. Le ressassement et la répétition, dont Marie Madeleine Marguerite de Montalte est le cycle absolu, sont au cœur de l’amour et du désir comme de la création qui apparaît comme une servitude volontaire : « Où étais-je alors ? Où – si ce n’est dans les limbes de ma propre conscience, affranchi des contingences de l’espace et du temps, à invoquer encore et toujours la figure de Marie ? »

Et l’on se demande si ce détachement nécessaire n’est pas le véritable sujet de ce roman : en finir avec l’écriture liée à Marie, « tuante », avec ce qu’elle suppose de parenthèses sans fin (Marie ne ferme jamais les tiroirs), de réflexions sur l’écriture elle-même, aller vers la vie (qui tout recommence). Marie « tellement absente » que partout présente pourrait finir par stériliser l’œuvre de sa « présence invisible » et de son obsession de « la perfection, l’excellence, l’harmonie ». Jean-Philippe Toussaint fait retour pour mieux fuir et faire entrer hasards et contingences dans ce qui aurait pu courir le risque de se figer dans « le ressassement ».

Longtemps le lecteur se demande, dans Nue, si le cycle se clôt ou si le roman s’amuse à revenir en arrière, dans une écriture volontairement rétrospective et déceptive, tant le récit replonge dans des épisodes antérieurs, réécrit des scènes sous un nouvel angle, ajoute les moments qui trouaient les romans précédents. Le temps se déploie, et comme chez Bioy Casarès, qu’il cite dans Nue, Toussaint se confronte à « un monde proche et inatteignable », « les personnages semblant évoluer non pas dans le présent mais dans un passé déjà révolu ».

On revient sur l’île d’Elbe, on retrouve le pur sang, Tokyo, les sacs et bagages de Marie, ses robes, son amant Jean-Christophe de G., des pans entiers des romans précédents sont résumés d’un trait ou, à l’inverse des détails se voient cette fois déployés sur des pages, des phrases sont même reprises, comme un éternel recommencement. Il n’est pas de Vérité sur Marie, il en est d’ailleurs plusieurs dans Nue, l’écrivain s’amuse à démultiplier les avatars de cette femme – « (c’est fou ce qu’il y a comme Marie, en réalité) » – comme de celui qui tente de la cerner : c’est une silhouette secondaire « Christiani (dont le prénom n’était rien de moins que Toussaint) », puis un enterrement qui a lieu, comme il se doit, « en cette veille de Toussaint ». Il faut en finir avec ce qui n’a de cesse de se répéter, il faut ouvrir, partir mais l’écrivain refuse longtemps au lecteur cette annonce faite par Marie qui constitue la seule aventure du roman. Parce que l’essentiel est ailleurs, « comme si l’invisible était entré dans ma vision, et l’éternité dans le temps ».

Mais on n’en finit pas avec Marie, elle se déploie, infiniment, comme les quatre initiales en éventail du titre de cette tétralogie en recueil, à la fois martèlement, répétition et déplacement. On M.M.M.M, forcément.


Jean-Philippe Toussaint, M.M.M.M, éditions de Minuit, 2017, 704 p., 29 € — Lire un extrait

MARIE MADELEINE MARGUERITE DE MONTALTE
retrace quatre saisons de la vie de Marie : Faire l’amour, hiver ; Fuir, été ; La Vérité sur Marie, printemps-été ; Nue, automne-hiver.

Les 20 et 21 octobre 2017, Jean-Philippe Toussaint évoquera sur scène sa passion d’écrivain pour Marie Madeleine de Montalte, « Marie et moi mais pas ensemble ». Le spectacle est une lecture-concert, avec projection d’images vidéos — Théâtre du Rond Point, Paris, tous les renseignements ici.