Poète marquant de la scène poétique actuelle, croisant travail poétique, performance et musique, écrivain, batteur, auteur notamment du Théorème d’Espitallier, (Flammarion), Tractatus logo mecanicus, Army (Al Dante), De la célébrité : théorie et pratique, (10/18), Salle des machines (Flammarion), France Romans (Argol), Tourner en rond : de l’art d’aborder des ronds-points (PUF), Jean-Michel Espitallier livre avec Syd Barrett – Le rock et autres trucs un ovni sidérant, portrait croisé des Sixties et de Syd Barrett, le génie foudroyé, le fondateur de Pink Floyd.
« Diamant noir », « crazy diamond », « troubadour lysergique » : une légende entoure Syd Barrett depuis son retrait de la scène musicale — son exclusion du groupe Pink Floyd en 1968, son adieu au rock vers 1974, peu après les deux albums solo de 1970. La légende d’un Rimbaud du rock qui, après avoir révolutionné le monde du rock le temps de trois albums, se retire, perdu dans un Harar imaginaire, se consacrant à la peinture, au jardinage, a perduré jusqu’à sa mort en 2006 et continue d’auréoler la comète Barrett.
Au fil d’une écriture poétique à la fois nerveuse et onirique, trempée dans un humour ravageur, Jean-Michel Espitallier file l’analogie entre Rimbaud et Barrett : deux astres visionnaires qui, après avoir mis le feu dans leur jeunesse, l’un à la poésie, l’autre au rock’n’roll, se détournent de leur art, abandonnant les expérimentations formelles, laissant aux héritiers hébétés le legs d’une poésie, d’un rock transfigurés. Passager cosmique, Syd Barrett partit avec son vaisseau spatial dans d’autres galaxies que la nôtre.
Elfe génial, foudroyé entre autres par sa consommation astronomique de drogues, de LSD surtout, Syd Barrett est une icône rock, un objet de culte. Très vite, il s’absente de lui-même, son apparition a l’étoffe de la fulgurance : apparaître le temps d’inventer un autre langage rock avant de glisser dans la disparition. Éclipse du soleil noir, Syd Barrett bascule dans d’autres dimensions, dans les zones interstellaires, avalé par la musique cosmico-psychédélique qu’il fraya dans le premier album de Pink Floyd, The Piper at the Gates of Dawn. Titre prémonitoire, le joueur de pipeau, de cornemuse, rejoint ses féeries, son univers de contes et, les portes de l’aube franchies, s’avance dans le crépuscule.
Sidérant voyage sur la planète Barrett et dans l’énergie des sixties, le livre inclassable de Jean-Michel Espitallier est celui d’un poète s’adressant au fantôme d’un autre poète du rock nommé Roger Keith Barrett dit Syd Barrett.
Peux-tu revenir sur ta rencontre réussie/manquée avec Syd Barrett à Cambridge en 2004 ? Loin de ne livrer qu’une autofiction, tu produis l’équivalent du célèbre « tu n’as rien vu à Hiroshima ». Au travers d’une très belle liste, scandée par un « pas vu », tu creuses la question : « que peut-on voir, entendre d’une légende ? », « qu’ai-je vu, que n’ai-je pas vu de Syd Barrett ? ». Tu laisses entendre que la rencontre ne peut qu’être prise dans les paradoxes tourbillonnants d’un ne pas voir le voir, d’un voir ce qui n’est pas.
Je te cite : « Le voir c’était n’avoir pas vu, ne pas le voir c’était n’avoir pas vu, ne pas le voir c’était continuer de voir que je ne pourrais pas le voir, c’était n’avoir pas vu, n’avoir rien vu, c’était n’avoir pas vu qu’il n’y avait rien à voir. »
Cette rencontre avec Barrett m’a permis de poser la question, évidente, du rapport trouble, ambigu, à sens unique, autiste que nous entretenons avec nos idoles. Qu’étais-je venu voir, ce matin-là, à Cambridge ? Que voulais-je donc vérifier ? Dans le cas de Roger Keith Barrett alias Syd Barrett, la question se corse étant donné que tenter de le voir en 2004, c’était prendre rendez-vous avec un survivant, un anonyme, un fantôme et non une rockstar. C’était vouloir regarder dans les coulisses, explorer le hors-champ d’une histoire, la mienne, peut-être. Stendhal dit que pour bien voir le soleil, il faut regarder juste à côté. Est-ce que j’étais venu voir le soleil ? Qu’étais-je venu chercher – récupérer ? – dans ma tentative de voir quelqu’un qui n’était plus celui que j’aurais voulu voir ?
Cette expérience m’a permis de réfléchir au statut et aux caractéristiques du fan, ce personnage de la postmodernité apparu avec l’avènement de la pop culture et des médias de masse, dans l’immédiat après-guerre. Mais tout fan est en même temps critique du fan. Le fan n’aime pas beaucoup les fans ! Chercher à voir Syd Barrett équivalait sans doute à donner corps à mon désir et cette rencontre ratée met en scène ce passage forcément impossible entre le rêve et le réel, entre le fantasme et la réalité. Une réalité fantasmée est toujours un objet qui nous manque, et que l’on manque. Mon rendez-vous avec Barrett était mu par des motivations assez proches de celles qui animent le collectionneur ou le fétichiste dans leur quête d’une impossibilité, cette impossibilité étant le moteur même de leur recherche. Leur jouissance. Un désir d’éternité : la collection à jamais inachevée, la paire de bottes à jamais introuvable. Voir Barrett me donnait l’illusion que les histoires finies, achevées ne le sont jamais, qu’elles poursuivent une vie souterraine, ailleurs, cachée, simplement effacée et, dans le cas de Barrett, anonyme. Le backstage. Le réel sans trucage, dénudé de ses illusions, pris en flagrant délit. Exploration de la normalité d’un réel anormal parce que redevenu normal. Quand la fête est finie. Dream is over, comme disait l’autre. On court toujours un grand risque à vouloir éprouver la réalité de ses fantasmes. Déception assurée. Il s’agit de rester sur le seuil. Plaisir du désir, plaisir de la recherche du plaisir, sur le rebord, la frange, close to the edge. En ce sens, l’échec de ma rencontre avec Syd a été une vraie réussite.
Ce fut aussi la tentative (la tentation) de réactiver une archive. Vérifier que tout cela avait réellement eu lieu. Bien sûr, dans ces conditions, il ne fallait pas que je brise la glace, il ne fallait pas que je le rencontre. Parce que si je lui avais parlé, j’aurais été renvoyé à la dure réalité de notre rapport illusoire, virtuel, à sens unique, j’aurais été remis à ma place. Parce que j’aurais vérifié dans la douleur que Syd Barrett ne me reconnaissait pas, au double sens du terme. Barrett faux ami parce que toute idolâtrie est une fausse protection, une fausse piste, une construction à sens unique, un mirage. Je l’avais juste vu passer, et, pourrait-on dire, passé.
Pas plus que tu ne cherches à élucider la légende Barrett, tu ne la statufies. Par-delà toute entreprise biographique – ton livre outrepasse en tout la veine biographique –, tu laisses Syd à son mystère. Comme il installait la musique ailleurs, sur un autre plan sonore, existentiel, tu places ton livre sur un plan qui n’est ni celui de la biographie, ni de l’essai au sens étroit, ni de la fiction. À partir de quelles urgences, de quelle nécessité, as-tu monté un dispositif d’écriture qui échappe aux enfermements dans des genres cloisonnés ?
Le « sujet » de ce livre en a imposé la forme, les articulations. Cette expérience avec Barrett, cette expérience du rendez-vous manqué m’a donné l’occasion, dans un style parfois un peu gonzo, d’explorer ma passion pour le rock, mais le rock au sens large d’objet affectif, politique, éthique, philosophique et peut-être générationnel. Mon point de vue trace une sorte d’autoportrait. Peut-être même une bio-autobiographie ou quelque chose d’approchant.
Je dis quelque part dans le livre qu’il ne faut jamais lâcher ses rêves de jeunesse, ses illusions, ses désirs, au nom du pacte que l’on a signé avec le rock – mais pas seulement. C’est pour moi une position esthétique pure – de dandysme – mais aussi politique. Continuer d’y croire, comme je l’écris, c’est poursuivre dans ce maquis de l’âge adulte un idéal qui passe par le refus des règles qui nous sont imposées et qui sont trop souvent et trop facilement consenties. Rester connecté à l’enfant que je suis, c’est-à-dire à une certaine façon de regarder et d’habiter le monde, à un respect pour le contrat que l’on passe, enfant, avec le réel. Il y a un anticonformisme de l’enfant attardé. Freud dit – à peu près et pour résumer – que si l’argent ne fait pas le bonheur, c’est parce qu’on ne rêve pas d’argent quand on est enfant, on rêve de voiture de course, de devenir pompier, cosmonaute, actrice, ou… rockstar. J’essaie donc de rester fidèle à ça.
Le retrait de Syd Barrett du showbizness au début des seventies, à 25 ou 26 ans, a quelque chose à voir avec ce refus des règles – dans son cas, les règles qui régissent les carrières exemplaires des stars, fortune, renommée, et donc pouvoir. Prendre ses désirs pour la réalité. Tenter de voir Syd Barrett en 2004 – j’avais 47 ans ! – peut être considéré, c’est ainsi que je l’ai vécu, après coup, comme un acte anticonformiste par supposée immaturité, une position libertaire, comme le sont justement ces « passions pour l’inutile » dont parle Giono, et tout un tas de positions de dépense heureuse sans visée productive, par exemple le papillonnage, la futilité, la résistance à l’esprit de sérieux, les enfantillages. Conserver le « sérieux que l’on met dans le jeu, enfant », pour le dire comme Nietzsche. Ce qui n’exclut évidemment pas la profondeur ni parfois la gravité. Nietzsche dit des Grecs qu’ils sont superficiels par profondeur. Et puisque je convoque Nietzsche, ici comme dans mon livre, ceci encore : « Non pas alléger la vie mais la prendre à la légère. »
Inscrivant ta trajectoire personnelle, ta passion du rock dans la matière du livre, tu développes combien le rock est avant tout une manière de vivre, le désir de s’aventurer dans une vie à l’écart du système, un « jeunisme » aussi. Tu décris combien la fabuleuse libération musicale, sexuelle, politique qui le porta à ses débuts, qui le souleva durant les sixties s’est retrouvée prise à revers, phagocytée par le marketing. Le tranchant du rock se dilue dans les vapeurs de la pop music.
Tu cites à ce propos Lipstick traces de Greil Marcus et tu pointes l’impasse d’une surenchère dans la provocation qui compose l’ADN du rock.
Comment, face à un système néolibéral qui recycle tout, dont tu décris avec humour et pertinence, la plasticité infernale – le rock le plus insurrectionnel, le plus politiquement incorrect se retrouvant ravalé à servir telle ou telle publicité –, produire des créations irrécupérables, qui ne soient pas lissables, neutralisables dans la centrifugeuse marchande ?
Réponse pessimiste : tout est foutu, le capitalisme dévore tout, recycle tout ce qui est censé le mettre en crise, remporte toujours la mise, et voici le triomphe, sans possibilité de s’y soustraire, de « l’imaginaire de l’accumulation de la camelote » que dénonce Castoriadis. Réponse optimiste : résister par démontage joyeux des prescriptions qu’il nous impose – et la morale qu’il favorise et qui lui fournit sa légitimité –, surf léger sur les gravités comme nouvel ordre moral – et économique –, sur la médiocrité comme unique horizon du « fun », sur la peur comme technique de dressage.
Résister en se mettant à côté de la plaque, dans une position hors norme, à l’écart, de travers, pas sortable, inclassable. « Tout classement est oppressif », dit Roland Barthes. J’ai un peu répondu plus haut sur les modes de résistance et de critique pratique. Rire en dehors de la dictature du rire médiatique. Aimer pour rien. Jouir de tout. S’affranchir des pesanteurs morales et des contraintes affectives. Cultiver l’inutile. Aller vers son désir. Voilà ce que m’enseigne le rock.
En bon nietzschéen, Gilles Deleuze écrit que « le système nous veut triste et (qu’) il nous faut arriver à être joyeux pour lui résister ». Cette force du « oui ». Le mouvement punk, au-delà de sa charge politique du no future et de son nihilisme, surtout présent chez les Sex Pistols d’ailleurs, est un mouvement généralisé contre l’ennui et les conventions bourgeoises qui le génèrent. Une rage pour respirer ! Un certain dandysme pour contrer les prescriptions sociales et culturelles qui nous sont imposées et déjouer la violence politique qui en découle. Créer un petit espace, le sien, qui soit un espace libéré, libertaire. Le rock, c’est ça aussi. Pas étonnant que la morale gauchiste et ses curés peine-à-jouir soient passés à côté en le regardant de haut, et de travers.
Pourrais-tu revenir, en deçà de l’icône, de la légende qui l’a emmuré, sur les innovations musicales que Syd Barrett apporta ? Qu’en est-il du son Barrett si l’on peut parler d’un « son Barrett » ? Qu’en est-il de la singularité de ses compositions, de ses « excentricités » mélodiques, rythmiques, de son jeu de guitare, de sa voix d’un presque absent, que l’on perçoit venue d’outre-tombe sur ses deux albums solo ? En quoi, sans doute malgré lui comme tu l’écris, a-t-il, le temps de trois albums, ouvert la voie du punk, de la new wave, du folk-pop ? En quoi le feu follet, le météore Barrett est-il un « sombre précurseur » pour reprendre une expression de Gilles Deleuze ?
Je crois surtout que Barrett est un esprit libre, ce qui est la condition sine qua non dont fait – dont devrait faire – preuve tout créateur. Musicalement, il s’inscrit dans le mouvement psychédélique qui commence au milieu des années soixante et qu’il radicalise, surchauffe, détourne, excède, barbouille d’électricité. Le premier album de Pink Floyd qu’il compose presque entièrement propose des formes qui pour l’époque sont totalement novatrices. Le long instrumental « Interstellar Overdrive », par exemple, est un objet électrique vertigineux de riffs tordus, dissonances, saturations, syncopes et ruptures rythmiques. On sent là une grande liberté. On n’est pas très loin de l’esthétique no wave qui verra le jour dix ans plus tard à New York. Barrett qui mène la danse va où il veut aller sans se conformer à ce qui se fait à l’époque. Et ses deux albums solo, sortis en 1970, sont de purs joyaux par leur côté brinquebalant, maladif, voix saturée, son parfois assez crade, rythmes approximatifs, sortes de brouillons géniaux parce qu’inachevés qui vont fasciner tout le rock qui va suivre, entre son dandysme déglingué qui aboutira au glam rock et ses sorties de routes noisy qui annoncent peut-être le post-punk. Mais il y a aussi une sorte de fraîcheur enfantine qui circule dans ces disques. Une grande liberté, oui, c’est ça, où il s’agit de ne se conformer qu’à soi-même !

Frère des autres « suicidés de la société », des artistes maudits – dont tu dresses la liste à la fin dans le chapitre « Off » –, la trajectoire stellaire de Syd Barrett correspond au cliché de la rockstar foudroyée par ses excès. Sans cultiver cette aura noire des grands incendiés — aura devenue tellement commune dans le rock, parmi les « people » qu’elle n’est plus qu’un nouveau conformisme —, tu tournes autour de l’équation rock = drogue, tu analyses le nouage des deux termes d’une équation soluble dans les eaux de la défonce.
Peux-tu évoquer la révolution des sens, du son, de l’image qu’apporta le mouvement psychédélique porté par la vague du LSD ? Parler des formes molles, de l’explosion chromatique, des sons planants, des acteurs – musiciens, illustrateurs, etc. – de l’esthétique psychédélique ? Et développer en quoi les deux premiers albums de Pink Floyd, The Piper at the Gates of Dawn, A Saucerful of Secrets, composent l’avant-garde du psychédélisme ?
Le psychédélisme colorise les années soixante. L’iconographie des premiers groupes anglais est en noir et blanc. À partir de 1965-66, pour des raisons qu’il serait ici trop long d’analyser – mais pour le dire vite : attrait pour les cultures orientales, notamment indienne, musique, style vestimentaire, religion, etc. ; arrivée des drogues hallucinogènes ; révolution technologique qui transforme la façon de faire de la musique et ouvre de nouvelles voies aux expérimentations, etc. –, se produit une sorte de révolution dans la révolution. On dirait que les baby-boomers, dans leur dynamique de conquêtes, veulent aussi mettre de la couleur dans le monde encore triste de l’après-guerre.
Les choses changent à ce moment-là. En août 1966, les Beatles sortent leur septième album, Revolver, sur lequel figure le légendaire « Tomorrow Never Knows » qui est un peu le Serment de Strasbourg du psychédélisme – et la préhistoire de la techno, de la trance goa, etc. Cet album sera suivi dix mois plus tard par Sergent Pepper qui porte le mouvement à son incandescence, musique, paroles et pochette. Pink Floyd émerge exactement à ce moment-là. Leur premier 45 tours, « Arnold Layne », sort en mars 67, leur premier album, The Piper at the Gates of Dawn en août.
Peux-tu camper en quelques traits l’univers de Syd Barrett, les lignes de son imaginaire créateur, ses lectures, les romans qui l’ont inspiré ? Tu parles entre autres de la chanson « Golden Hair » écrite sur un poème de James Joyce. Que connaît-on de ses peintures ?
Syd Barrett a grandi dans la bonne bourgeoisie de Cambridge. Son père était médecin. Il évolue donc dans un environnement culturel qui n’a rien à voir avec celui des Beatles, par exemple. Il est très littéraire, adore les fairy tales, les nursery rhymes, il lit de la poésie, et bien sûr Lewis Carroll ou James Joyce. Un jour, au tout début de la carrière du groupe, dans un club londonien, il lit, seul sur la scène, un passage d’Hamlet.
C’est ça aussi, le psychédélisme. L’invention d’un rock arty et ses flirts poussés avec les arts plastiques, la poésie, la scène de la performance, Fluxus par exemple, sans parler de tout un tas de musiciens qui sortent des écoles d’art, de John Lennon à Brian Eno, et donc aussi Barrett. Et puis, bien sûr, comme tous les adolescents de son âge, Syd est passionné par le rock, il est notamment un fan absolu des Beatles. Il pratiquait la peinture avant de fonder Pink Floyd et il a continué ensuite, durant sa « vie posthume ». C’était assez expressionniste, pas très éloigné parfois de l’art brut, autant que j’aie pu en juger avec le peu que j’ai vu, une peinture avec beaucoup de matière, un trait épais, à la façon d’un Rouault, peut-être, ou un expressionnisme abstrait à la Jackson Pollock.

Le fantôme de Barrett est omniprésent dans les albums de Pink Floyd – Wish You Were Here, The Wall, etc. Soulignons ici que tu n’as pas beaucoup d’affinités avec le rock psyché-progressif, les albums concepts de la machinerie Pink Floyd après le départ de Syd Barrett. Par le dérèglement génial que Barrett infusa au rock, il a également pavé la voie de tout ce que la scène rock a expérimenté depuis lors. Quels mouvements, quels musiciens se sont emparés des terres que Syd Barrett a défrichées en visionnaire ?
Peux-tu aussi parler du nombre infini de reprises auxquelles ses chansons ont donné lieu, David Bowie, Marc Almond, The Damned, Pearl Jam ? Tu en cites un grand nombre…
Je crois que Syd Barrett a traumatisé le rock après 1970 parce que son parcours exemplaire et si bref n’était pas rejouable. Un peu comme Rimbaud a marqué profondément la poésie, et les poètes du xxe siècle. On peut dire que la scène glam – Marc Bolan, David Bowie, Alice Cooper, etc. – lui doit beaucoup, notamment Bowie qui a cherché en vain à le faire remonter sur scène. À vrai dire, Barrett a échappé à tous les sarcasmes dont sont généralement victimes les rockstars vieillissantes – protégé par son renoncement. Même les punks qui détestaient Pink Floyd, bien sûr, avaient une vénération pour Syd Barrett et l’on sait que les Sex Pistols tentèrent, en vain, de le contacter pour qu’il produise leur premier album. Parce qu’il fut à la fois psyché, protopunk, folkeux électrique et surtout dandy absolu, dans la tradition des excentriques anglais et de tous ceux qui brûlèrent leur vie dans leur recherche d’absolu et leur jeu de funambule.
Tu es musicien, batteur. Tu parles de ta fascination à l’adolescence pour les Beatles puis de la révélation sismique nommée Barrett. As-tu joué certains titres de Barrett ? Ou quels seraient ceux que tu aimerais reprendre, mixer ?
À l’époque, je jouais dans un groupe qui ne faisait pas de reprises mais nos compos devaient beaucoup au rock post-psychédélique et progressif. Génération bab ! Nous avons repris un morceau inédit de Barrett, plus tard, avec Prexley, à l’occasion d’un Atelier de Création Radiophonique sur Syd Barrett que j’avais réalisé pour France Culture en 2007. Une version post-punk de « Vegetable Man », morceau inédit, composé pour le deuxième album du Floyd mais qui avait finalement été rejeté.
Dans cet ACR, je me suis beaucoup amusé à remixer plusieurs morceaux de Barrett et du Floyd avec Barrett dans un montage assez dingue, en tout cas j’ai adoré cette expérience qui a consisté à composer un long medley, en y injectant toute la folie que nécessitait un hommage au madcap.
J’aimerais, pour conclure, convoquer un passage de l’étonnant roman polyphonique de l’éblouissant écrivain italien Michele Mari, Pink Floyd en rouge, traduit Jean-Paul Manganaro pour le Seuil, en 2011.
« Sur Syd, on a tout écrit… qu’il était un pur et qu’il est resté écrasé par la machine à succès (…) Il paraissait toujours connaître des choses que nous ignorions, des choses tellement lointaines qu’il ne valait même pas la peine de tenter de les expliquer (…) c’était comme s’il n’y était pas, il était là avec nous et pourtant il était absent, si absent qu’il l’était aussi à lui-même… Personnellement, j’ai mis quelque temps à comprendre que pour Syd, se mettre à jouer la rockstar était une manière de ne pas grandir (…). On a beaucoup parlé de la psychédélie de Syd, mais le vrai psychédélique du groupe c’était Roger : Syd était un cantastorie, un conteur d’histoires, qui avait le goût de l’absurde, et sa psychédélie était la même que celle de Lewis Carroll. »
Qu’évoque pour toi ce passage ?
Je suis assez d’accord, Syd avait un rapport très fort à l’enfance parce qu’il a été très marqué par la mort de son père quand il avait 15 ou 16 ans. L’enfance était donc pour lui une sorte de paradis perdu, mais aussi, sans doute, un refuge, un espace qui autorise tous les écarts, toutes les rêveries. Au fond, Syd Barrett est un personnage romantique, un peu comme Werther, ce mélancolique mal à l’aise dans l’univers social qui l’entoure et qui finira par se suicider. C’est aussi un Peter Pan. Peut-être que le suicide artistique de Barrett est lié au chagrin d’amour de n’avoir pu transcender la musique qu’il voulait faire, freiné dans sa « liberté libre » par les lois du groupe et la pression du showbizness. L’inconsolable chagrin de n’avoir pu rester enfant.
Mais subsiste une énigme, celle de son effacement, comparable à l’énigme du silence de Rimbaud. Maladie mentale ? Cramé par une surconsommation de drogues diverses ? Renoncement dans lequel entrerait un trop d’exigence ou une façon de pied-de-nez au système ?
Dans l’une des dernières chansons qu’il composa pour Pink Floyd, Syd pose cette question troublante : « And what exactly is a dream ? And what exactly is a joke ? »
Question que je ne peux m’empêcher de rapprocher de ce vers de Rimbaud qui en est peut-être la réponse : « La vie est la farce à mener par tous ».
Jean-Michel Espitallier, Syd Barrett – Le rock et autres trucs, éditions Le Mot et le reste, 2017, 152 p., 15 €