Apparemment, il n’y a rien de plus banal et de moins visible qu’un rond-point. Que dire sur les ronds-points à part leur fonction ? Pourtant, avec Tourner en rond – De l’art d’aborder les ronds-points, Jean-Michel Espitallier fait du rond-point un objet pour un langage poétique par lequel la poésie est redéfinie. Ainsi, ce livre peut être lu comme un art d’aborder les ronds-points – moins en voiture que par le langage et littérairement – et comme un art poétique pour une poésie qui, loin de tourner sur elle-même, se donne de nouvelles directions.
Dans cette entreprise, Jean-Michel Espitallier est au plus près de Francis Ponge. Celui-ci, dans Le parti pris des choses, a consacré des textes à des objets parmi les plus quotidiens, des objets bien peu « poétiques » dont on voyait mal comment ils pourraient être le centre d’une réelle poésie : un cageot, une cigarette, une huître, un morceau de viande, une crevette… En portant son attention sur le banal, sur ce que l’art n’avait pas jusqu’alors vraiment regardé, Francis Ponge rejoignait un mouvement qui traverse l’art depuis le XIXe siècle : faire voir ce que les habitudes sociales et culturelles du regard ne permettent pas de voir, porter à la lumière des zones triviales du monde demeurées invisibles, et par là – ce qui est la dimension politique de cette démarche – subvertir un ordre bourgeois du monde qui s’exprimait jusque dans les objets favorisés par l’œuvre d’art et jugés « artistiques », « poétiques », « beaux ».
En même temps, Francis Ponge savait très bien que cette subversion du regard entrainait une subversion de l’art et de la poésie : faire d’un cageot ou d’une figue un objet pour la poésie n’a de sens que si la poésie change de langage, invente de nouvelles formes, écrivant de nouvelles relations entre les mots et les choses par lesquelles les mots autant que les choses sont transformés.
C’est cette entreprise que l’on retrouve dans le livre de Jean-Michel Espitallier, qui se situe ainsi dans la droite ligne de Francis Ponge, mais qui en même temps en reprend la démarche pour l’entrainer vers des dimensions et des enjeux nouveaux. Dans Tourner en rond, le langage « suit » la chose : il est moins ce qui dit la chose, de manière souveraine, selon un ordre des significations qui serait à l’avance déposé dans le langage et dans lequel il suffirait de puiser pour dire le monde, que ce qui en un sens « mime » ce dont il est question (là encore, avec une forte attention aux exigences du travail de Ponge). Mimer, ici, ne signifie pas reproduire, « singer », re-présenter, et « tourner en rond » implique moins de reformer et refermer toujours le même cercle, que de produire une sorte de mouvement spiralé par lequel le cercle s’ouvre sans cesse sur un autre. Pour parler du rond-point, il s’agira non de dire ce qu’il est mais de tourner autour, le langage prenant la forme de digressions ou de retours à la fois circulaires et différentiels sur l’objet qui ne s’épuise dans aucune définition définitive, qui ne cesse au contraire de développer des dimensions plurielles et variables.
Au lieu de produire un texte qui dirait ce qu’est le rond-point, Jean-Michel Espitallier construit des variations à travers lesquelles celui-ci devient une réalité plurielle, un ensemble de significations multiples tendant, en droit, vers une multiplicité infinie qui empêche l’objet autant que la signification de se refermer sur eux-mêmes à l’intérieur d’une clôture définitive et rassurante. Ecrire à propos des ronds-points sera donc « tourner en rond » à l’intérieur d’un trajet sans fin qui élude l’essence au profit du pluriel et du multiple, du relatif, de l’indéfini (dont le sens et l’existence ne s’épuisent dans aucune détermination finie et fixe). Penser et écrire en tournant en rond revient, paradoxalement, à ne pas enfermer la pensée et l’existence dans des cercles hérités de ce que la tradition a retenu de la métaphysique platonicienne mais à suivre et créer ce que Jean-Michel Espitallier, reprenant Gilles Deleuze, appelle des « lignes de fuite ». Tourner en rond est un livre qui, par-delà la métaphysique essentialiste et essentialisante occidentale – métaphysique identitaire et policière –, retrouve la vérité profonde des sophistes : le sens et l’être existent selon des dimensions variables, instables, multiples – ce qui s’oppose à la volonté de produire des définitions exclusives et fixes caractéristique de ce que Barthes appelait « fascisme ». Comment ne pas reproduire la pensée identitaire occidentale ? Comment ne pas écrire de manière fasciste ? Ce sont des questions que tout écrivain – et tout penseur –, aujourd’hui, devrait se poser.
Que le langage « mime » la chose est sans doute une idée héritée de Ponge, mais elle est tout autant suggérée par le terme « rond-point » lui-même : « le nom rond-point pour la chose rond-point – chose et nom de cette chose se superposant dans une osmose plus que parfaite, le nom ne laissant rien dépasser de la chose, ne s’en laissant point déborder, ne dissimulant pas la chose mais au contraire la recouvrant ni trop ni trop peu, parfaite image de la chose, décalcomanie en un mot de la chose (…). L’inventeur du nom de cette chose semble avoir été doué d’un sens aigu de l’observation puisque, non seulement le nom rond-point dit la chose mais en plus il la décrit : un rond-point est un point rond ». Ainsi, le rond-point et ce qui le nomme sont dans un rapport mimétique, l’un étant le « décalcomanie » de l’autre, et c’est ce rapport qui régule le langage que Jean-Michel Espitallier développe ici : langage qui dit moins la chose à partir de lui-même qu’à partir du régime de la langue que le nom « rond-point » implique dans son rapport à l’objet, à partir du rapport entre le mot et la chose tel qu’on le rencontre avec le rond-point.
Cette approche du rapport entre le mot et la chose est là encore proche de Ponge pour qui la chose doit être dite poétiquement selon le langage qu’elle implique. Dans la mesure où toute chose n’implique pas le même régime langagier, on peut alors rêver – suivant le rêve qui était sans doute celui de Ponge lui-même – à l’invention de styles multipliés selon les choses et qui seraient la création de nouvelles langues comme de nouveaux mondes. Cependant, comme le fait Jean-Michel Espitallier, on peut souligner que si le mot « rond-point » est comme le « décalcomanie » du rond-point, il n’en est moins un mot qui, en tant que tel, rassemble « en quelques lettres bien connues la multitude jusque-là innommée des choses », à savoir la multitude des ronds-points à travers le monde mais aussi la multiplicité interne de la chose qui, pour être un rond-point et un point rond – la chose ici faisant signe vers la langue et l’écriture – n’en est pas moins, en même temps, autre chose. Ce sont ces autres que l’écriture déplie.
Si, dans Tourner en rond, il s’agit de « cerner les sens multiples de la chose et du nom », cette opération se fait en s’engouffrant dans la faille qui existe entre le mot et la chose qu’il recouvre et homogénéise : le rapport entre le mot « rond-point » et le rond-point est à suivre autant qu’il est à subvertir, à brouiller, à dépasser pour une ouverture ou un dépliement de la chose en suivant la pluralité et multiplicité que celle-ci implique. Le rapport habituel, évident entre le mot et la chose se double ainsi d’autres rapports dans lesquels le premier est distendu et au sein duquel sont produites des variations qui le troublent et le critiquent, le mettent en crise. Ce n’est pas seulement le langage qui s’affole et se multiplie, ce sont les choses elles-mêmes, le monde qui devient un univers baroque de mondes impliqués, de « choses » existant dans les plis les unes des autres – et ce dépliement est l’objet même de l’écriture, comme chez Ponge, mais aussi comme chez Proust, auquel Jean-Michel Espitallier fait allusion en reprenant des formulations célèbres de Du côté de chez Swann et d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs (« Nom de rond-point : le nom » ; « Nom de rond-point : le rond-point »).
Écrire sera donc déplier, suivre les implications des choses et des mots, suivre les plis par lesquels les mots et les choses sont liés entre eux autant que les plis qui les éloignent les uns des autres, puisque dans Tourner en rond, le rond-point en tant que chose est inséparable du langage : une chose, c’est aussi du langage, mais c’est aussi ce qui échappe au langage qui la dit autant que le langage échappe à la chose. Plier, déplier, multiplier – ce sont les opérations d’une poésie qui parcourt ainsi l’ordre mobile des mots et des choses, les rapports qui constituent cet ordre autant que les failles qui le traversent, dans une attention aux mots et aux choses qui est une attention au monde, une volonté non de le définir mais de le faire exister selon les modes multiples de son existence, selon les lignes de fuite qui caractérisent cette existence et qui sont à suivre aussi bien qu’à créer. Jean-Michel Espitallier écrit : « Or, je ne suis pas poète, je ne suis qu’explorateur d’une chose en son nom » : l’explorateur comme cartographe des plis, déplis et lignes de fuite, cartographe d’une chose qui est plus d’une chose, d’un nom débordé par ses marges, d’un monde de mots et de choses constitué de liens et de failles multiples, instables, qui en sont la vie – n’est-ce pas justement la poésie la plus haute, ce que peut faire la poésie aujourd’hui ?
C’est cette même logique que l’on retrouve dans un autre livre que Jean-Michel Espitallier publie simultanément. Dans France Romans, il s’agit de lier des villes françaises aux récits qui peuvent être rattachés à chacune : récits provenant de la presse, des faits divers, de guides touristiques, de l’histoire, etc. – récits qui pourraient être multipliés à l’infini, qui pourraient multiplier à l’infini chacune des villes citées, celles-ci devenant inséparables d’un langage qui, en les disant, les emporte dans une variation sans limite. Ici, ce qu’est la ville en son langage dit moins ce qu’elle est que la série en droit infinie des récits qui la constituent autant qu’ils la défont, la disséminent, comme ils disséminent le territoire français pour le transformer en une surface baroque, infiniment multiple – donc sans identité, ce qui a aujourd’hui une signification politique forte –, sur laquelle les mots et les choses glissent, se rencontrent, se correspondent et s’éloignent, se défont selon une logique non identitaire de la vie. Dans Tourner en rond, le rond-point est l’occasion d’un même monde baroque où le rond-point est à la fois un mot et une chose, un élément qui régule la circulation, le catalyseur de discours, l’organisateur d’un espace, la métaphore du flux capitaliste, ce qui oriente et désoriente le sens – le sens à la fois comme orientation et signification –, l’occasion d’un rapport au temps, le dispositif d’un pouvoir, etc.
Ce sont toutes ces dimensions coexistantes mais d’habitude invisibles, inaperçues qui se font jour dans ce livre qui fait ainsi apparaître le monde dans ses dimensions plurielles, complexes, parfois énigmatiques – une mise au jour du monde impliquant elle-même une attention et une joie du monde autant qu’une forme d’inquiétude face à ce qui le recouvre, le referme, l’enferme dans des déterminations fixes, identitaires, fascistes.
Tourner en rond peut donc être lu comme un art poétique autant que comme un art de penser, croisant Ponge, Proust, Deleuze, rencontrant Derrida, Foucault ou Roland Barthes. Comme il peut être lu comme un art d’être avec le monde, vivant poétiquement avec la vie du monde. Comme il peut être également lu comme un art politique, art d’être dans un rapport non fasciste avec le monde. Ce beau livre de Jean-Michel Espitallier est tout cela en même temps, inventant ses propres lignes de fuite (par exemple lorsque le texte se nie lui-même ou affirme ses propres apories pour mieux inclure en lui des possibles qui semblent incompatibles avec son existence même), s’inventant lui-même comme objet baroque, « décalcomanie » du monde.
Jean-Michel Espitallier, Tourner en rond – De l’art d’aborder les ronds-points, éditions PUF, 2016, 132 p., 12 €
France Romans, éditions Argol, 2016, 164 p., 18 €