Peintures hybrides : Entretien avec Louis Salkind

© Louis Salkind, Rêve

Louis Salkind est le créateur d’une peinture traversée par les idées de différence et d’hybridation qui s’articule autour d’un travail sur le signe et la polysémie, agence des références plurielles à l’histoire de l’art ou à la vie quotidienne autant qu’elle est guidée par la logique du rêve et des propositions de l’inconscient. Rencontre avec le peintre qui évoque ici son parcours, ses processus de création, certains des thèmes de ses peintures : l’animal, le corps, la mythologie, le monstrueux, l’altérité –, mais aussi la psychanalyse, le théâtre ou l’œuvre de Gilles Deleuze et Félix Guattari.

Avant d’être peintre vous avez été acteur, vous avez fait de la danse, vous écrivez aussi. Comment êtes-vous venu à la peinture ?

J’ai commencé dans le théâtre. J’avais très envie d’utiliser ces textes magnifiques, de les transmettre. Donc, pendant des années j’ai joué au théâtre mais il y avait un rapport de dépendance à l’autre qui m’était un peu difficile à vivre. Au théâtre, il est assez rare que toutes les subjectivités se combinent et produisent quelque chose d’intéressant. J’y ai vécu des choses très intéressantes mais j’ai aussi reconnu certaines impasses. Ce que je recherchais, c’était un processus de création personnel, alors qu’il me semblait que j’étais surtout, en tant qu’acteur, un outil.

Louis Salkind © Jean-Philippe Cazier

Ce que vous recherchiez, en tant qu’acteur, c’était déjà d’être créateur, de créer vous-même ?

Je ne le savais pas clairement mais sans doute. J’étais tellement frustré de ne pas pouvoir créer que j’ai commencé une psychanalyse. Cette psychanalyse assez longue m’a permis d’ouvrir des champs vers d’autres choses. J’ai décidé de me former à la danse et au chant. La peinture est venue ensuite. Je me suis dit que je pouvais faire de la peinture comme loisir. Ce sont mes professeurs, aux Beaux-Arts de Paris, qui m’ont proposé de venir à chaque cours et pas seulement une fois par semaine.

Avant cela, lorsque vous étiez acteur par exemple, la peinture n’était pas quelque chose qui vous attirait ?

Je découvrais la peinture en tant que spectateur. Je dessinais mais je n’avais jamais peint. A cette époque je faisais trop de choses : danse, chant, psychanalyse, peinture, et je jouais au théâtre – tout ça dans une même journée ! A un certain moment, mon corps a craqué, j’ai compris que j’étais mortel et qu’il fallait l’accepter. C’est à ce moment que j’ai décidé de me consacrer à la peinture. Ceci dit, ma pratique de la peinture demeure irriguée par ces domaines et ces imaginaires pluriels.

Louis Salkind, Chemin
© Louis Salkind, Chemin

Est-ce que, selon vous, la décision de devenir peintre est une conséquence de votre psychanalyse ?

C’est comme cela que je le ressens. J’étais plutôt monomaniaque, passionné de manière assez névrotique par le théâtre. Je ne pensais qu’à travers le théâtre. Cette monomanie était surtout un symptôme, une volonté de rester ignorant. La psychanalyse, en un sens, m’a libéré de cela. Comme exercice de réflexion, la psychanalyse est importante. Je me suis aussi mis à lire alors qu’avant je ne lisais pas tellement.

Et est-ce que vous diriez que votre peinture prolonge votre psychanalyse ?

Tout est lié, mais je ne parlerai pas de « prolongement ». Ça me plaît de penser que tout est lié, mais ça me plaît aussi de ne pas comprendre tous les liens. Auparavant, je voulais tout régir, tout comprendre, ce qui était douloureux et fatiguant.

Aujourd’hui, cela fait combien de temps que vous vous consacrez à la peinture ?

Sept ou huit ans. Durant les premières années, j’ai beaucoup peint sans montrer ce que je faisais. J’ai peint énormément de portraits mais je ne les conservais pas. Il n’y avait que le plaisir d’apprendre et le plaisir de peindre. En parallèle, je suivais un séminaire d’Anne Sauvagnargues à l’Ecole Normale, un séminaire sur Deleuze et Guattari – ce qui m’a passionné. J’ai trouvé ça très oxygénant. C’est la première fois de ma vie que je me suis senti dans une légitimité de penser. Etrangement, j’avais l’impression que cette langue m’était familière. Je me suis posé la question : comment tresser un lien avec ça ? J’ai eu l’idée de faire un abécédaire en peinture, en référence à l’Abécédaire de Deleuze. Quand j’ai fait la vingtième toile de cette série, je l’ai déchirée, coupée au cutter. Je voulais détruire toute cette série.

Pourquoi ?

Je vivais dans des conditions difficiles. J’habitais dans une chambre de bonne de 10m2 au 8e étage. En faisant le choix de la peinture, j’ai arrêté mon travail d’acteur, je n’avais plus beaucoup d’argent. Je vivais dans une précarité assez grande. Mes capacités de sociabilité aussi ont été malmenées. Tout ça était très pénible et difficile à vivre. Donc, à un certain moment j’ai pensé que je ne pouvais pas aller au bout de cet abécédaire que j’ai voulu entièrement détruire. Ce sont mes amis qui m’ont dit que les toiles que je n’avais pas détruites pouvaient donner quelque chose. De là est née la première série que j’ai exposée, intitulée « Présences flottantes – acte 1 ». Ce qui m’a surpris, c’est que des galeries ont été intéressées par ce travail et aussi des amateurs d’art, des collectionneurs, qui ont acheté des toiles.

Louis Salkind La Valse du monde
© Louis Salkind La Valse du monde

Vous n’étiez pas du tout familier du milieu de l’art, des galeries et collectionneurs ?

Non, pas du tout. Je ne connaissais personne. Le fait de vendre des toiles m’a permis de partir pour plusieurs mois, d’abord en Egypte puis sept mois à Barcelone où j’ai réalisé une deuxième série de toiles.

Quelles sont les différences entre la première série et la deuxième ?

Le premier corpus est une sorte de mise à nu de notre monde. J’ai choisi une forme de radicalité en décontextualisant au maximum les sujets, en les plaçant sur des fonds neutres. J’ai choisi aussi une impersonnalité de la facture, sans chercher à produire un grand nombre d’effets. Les corps y sont à la fois objets et sujets. J’ai essayé aussi d’offrir une densité poétique, étrange, à des objets du quotidien. En tout, dans cette série, j’ai réalisé 19 toiles.

Les situations qui sont représentées dans ces toiles sont elles-mêmes énigmatiques, dans une sorte de suspens. On ne peut dire ce que font précisément les personnages et le sens des actions ou des gestes est indécidable.

C’est la première fois qu’on me le dit et c’est vrai, il y a un flottement, aussi, à ce niveau-là.

J’ai lu que cette série, la première, vous a été inspirée par des rêves. En quel sens ?

Tout est lié. Je travaillais au théâtre sur des spectacles dont la matière première était le rêve, ce qui m’a passionné. Je me suis dit que toute la réflexion autour du rêve que j’avais menée à propos de ce travail théâtral pouvait être utilisée pour la peinture. Ma pensée aujourd’hui est nourrie par le travail du rêve, ce qui m’a aussi amené à accepter de ne pas chercher à comprendre. Ceci permet des choses ouvertes, souples, au sujet desquelles on peut tirer plein de fils. Cette première série, c’est comme si j’avais rêvé le contemporain, comme si j’avais rêvé le monde. Par exemple, on voit sur une toile une femme qui utilise des cônes de signalisation pour se faire des faux seins, ça pourrait être dans un rêve.

Ce qui vous intéresse du rêve, dans cette série, c’est la logique du rêve. L’image sur la toile ne reproduit pas un rêve que vous auriez fait mais s’organise selon la logique complexe du rêve. C’est ça ?

Oui, je me suis demandé : comment apprendre à écrire avec ce langage du rêve ? Ceci dit, certains tableaux sont effectivement constitués à partir de rêves que j’ai faits. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment un signifiant peut prendre d’autres signifiés. Par exemple, de manière assez simple, dans une toile qui s’intitule « Danse », une croix tenue par un personnage devient, renversée, une épée tenue dans l’autre main du même personnage : le simple renversement d’une même forme produit tout à fait autre chose, avec des significations sans rapport où dont les rapports possibles sont complexes.

Comment êtes-vous passé de cette première série à la deuxième, « Présences flottantes – acte 2 » ?

Avant cela, ma galeriste m’a demandé si je pouvais essayer de réaliser des petits formats, ce qui a été un peu compliqué pour moi car je ne travaille pas sur de petits formats. Mais j’ai tout de même essayé d’investir cette proposition et ses contraintes de manière libre. J’ai alors réalisé une série que j’appelle « Théâtre premier » – toujours le théâtre mais aussi l’art premier. Cette série correspond à une peinture peut-être plus conceptuelle. L’idée est de prendre un masque de tribu dite primitive dont la nature totémique correspond aux sociétés dites modernes. Il s’agirait de donner à la modernité un visage tribal. L’ensemble se présente comme une série d’esquisses. Cet ensemble de toiles correspond à un corpus et lorsque l’on met les vingt toiles côte à côte, cela crée une sorte de micro-société avec ses archétypes mais aussi une forme de transversalité à la fois temporelle et géographique alors qu’aujourd’hui on s’acharne surtout à diviser et à construire des frontières.

Cette logique se retrouve dans d’autres toiles qui ne font pas partie de cette série. Il y a par exemple une toile qui associe une espèce de masque démoniaque et hurlant avec des ailes d’ange, des seins, un phallus lui aussi monstrueux. On peut voir ici ce désir de transversalité et d’assemblage de ce qui pourrait sembler opposé, voire antinomique.

C’est vrai. Mais ce que le travail particulier pour cette série m’a aussi permis de mieux appréhender, c’est le champ immense de l’art brut, de l’art païen – et tout ce qui implique une dimension totémique.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans tout ceci ?

Je crois que dans un masque il y a quelque chose qui relève de l’affect, et en ce sens il est le support de significations multiples, d’un sens qui demeure suspendu. C’est à partir de là que je me suis engagé dans la série « Présences flottantes – acte 2 ». Dans celle-ci, j’ai voulu entrelacer des mythologies disparates et en créer de nouvelles. J’ai ainsi réalisé plusieurs toiles – mais j’en ai quand même jeté deux ! Il y a par exemple une toile, qui s’intitule « La valse du monde », où l’on peut voir une femme avec une coiffe amérindienne mais aussi un plateau inséré dans les lèvres, comme on peut le trouver dans certaines régions d’Afrique. Comme j’étais en Espagne, j’ai voulu faire un clin d’œil à Vélasquez, en reprenant de manière déstructurée une des robes des Ménines. Une des jambes est une jambe de danseuse classique, avec une chaussure de ballerine, tandis que pour l’autre il y a un soulier à talon haut. J’ai relié tous ces éléments sans vraiment savoir pourquoi.

Est-ce que, dans ce que vous faites, vous reconnaissez des rapports, des correspondances avec d’autres peintres ou des courants particuliers ?

J’aime beaucoup de peintres et de courants différents. Donc il n’y a pas vraiment de peintre ou de courant en particulier, pas de tuteur ou de filiation limitée. Dans la première série, qui est de la figuration, il y avait tout de même une forme de radicalité qui pourrait se rattacher au minimalisme. Pour « Présences flottantes – acte 2 », j’avais commencé dans la même facture, avec un fond uni, décontextualisant, mais assez vite j’ai eu l’impression de me répéter. Je suis donc reparti d’ailleurs en introduisant deux choses : tribalité et art brut. La référence ici est moins un peintre qu’un courant, et encore plus une certaine dimension païenne de l’art et de la création. Il me semble qu’il y a l’affirmation d’une approche presque autodidacte dans ces toiles. J’avais envie qu’il y ait dans ces toiles quelque chose de pulsionnel.

On pourrait reconnaître ici la volonté de faire émerger ce qui dans la création, en deçà de la maîtrise, du savoir technique et des finalités claires, relève du non encore fini, du non encore repris par une pensée claire, d’un processus obscur de production de l’œuvre et qui est habituellement recouvert, oublié.

Oui, c’est en quelque sorte l’aspect brut de la création qui m’intéressait. Mais ce qui m’a également guidé était la volonté de réunir Vélasquez et une tribu africaine. Je me suis demandé comment faire, et la réponse que j’ai proposée est que cette réunion pouvait être faite à travers l’art brut. Je voulais également laisser une place à l’inconscient, à ce qui peut être produit à partir de l’inconscient. Dans une autre toile, intitulée « La nuit cannibale », on peut voir un sarcophage égyptien mais dont la place attribuée d’habitude au visage est ici occupée par une bouche grande ouverte entièrement cerclée de dents pointues. Ceci renvoie pour moi à l’enfance, à des fantasmes et des peurs d’enfant : les ogres, la dévoration. Il y a aussi la présence de la mort, l’or du sarcophage et la mort, ce qui crée une espèce de résonance poétique et un flottement, là aussi, du sens. Actuellement, dans les médias, on nous balance tellement d’images de catastrophes, de mort, de choses monstrueuses, que nous sommes en quelque sorte vaccinés contre ça. Ce que je voulais, au contraire, c’est revenir à une sorte de monstruosité plus inquiétante, plus fondamentale, des peurs qui ne sont pas entièrement rationalisées ni maitrisées, non ordonnées dans nos habitudes. Il me semble qu’il faut s’affronter à ce monstrueux et essayer de le penser pour aller vers quelque chose d’autre, alors que les journaux de la télévision, en nous y habituant, nous empêchent d’approcher ce monstrueux et de le penser.

Ce que je retiens aussi, en regardant vos toiles, est qu’elles renvoient volontiers à des choses de la culture populaire, comme Marylin Monroe, ou à des choses ou des êtres très quotidiens, comme une tête de cochon que l’on peut voir chez le boucher du coin. Est-ce qu’il y a chez vous une volonté de construire des images à partir d’une culture populaire, identifiables par le plus grand nombre, ou à partir d’éléments de situations banales, plutôt que de manipuler des références savantes ?

J’essaie surtout de tresser plusieurs choses ensemble qui appartiennent à des dimensions différentes et qui impliquent aussi une forme d’intemporalité. Mais si je pense à une de mes toiles qui est la « Marylin de Willendorf », on y voit reliées l’icône populaire Marylin et la Vénus de Willendorf. 20000 ans séparent les deux mais elles sont ici assemblées. Ceci dit, Jeff Koons a repris la Vénus de Willendorf, Warhol a utilisé Marylin : on peut voir aussi la toile en ayant en tête ces références. Et moi je reprends ces références en les reliant à l’art brut. On peut regarder mes toiles avec des références cultivées mais je préfère les suggérer d’un peu loin, si je puis dire. Si l’on regarde cette même toile qui relie ainsi Marylin et une statue du paléolithique, on peut aussi y reconnaître une interrogation sur le statut de la femme, les canons esthétiques. La Vénus de Willendorf renvoie également à la fertilité. Dans cette toile, j’avais envie d’interroger les assignations : pour être femme, il faut être mère, correspondre à tels critères physiques, etc. C’est ce qui m’a aussi intéressé dans une autre toile, qui s’intitule « Homme », où j’essaie d’exprimer quelque chose qui se rapporte à la question du genre. J’y ai joint une tête d’homme maquillé, travesti, et une statue africaine de virilité.

Ces deux toiles dont vous parlez me semblent emblématiques de ce que je vois dans votre travail et qui rejoint ce que l’on disait tout à l’heure de la logique étrange du rêve. Dans vos toiles se réunissent et s’agencent des dimensions hétérogènes, des dimensions temporelles, esthétiques, culturelles qui sembleraient volontiers divergentes et ne jamais devoir se rencontrer.

L’hétérogénéité, c’est la vie. Ce qui m’intéresse également, c’est que ce travail à partir de l’hétérogène participe d’une remise en cause de l’assignation et de la normalité. Aujourd’hui, par exemple, on dit que les choses avancent concernant l’homosexualité, mais je n’en suis pas très sûr. On peut être un peu ce que l’on veut, on peut être homosexuel mais pas tout à fait non plus : demeurent des normes qui nous assignent à être ceci ou cela, à être ceci mais comme cela, d’une certaine façon et pas d’une autre. En combinant de l’hétérogène, on montre au contraire que l’on est pluriel : on est et on naît pluriel. Nous reconnaissons ainsi la possibilité d’être singulier alors que l’on a encore tendance à vouloir correspondre à des normes qui produisent une objectivation misérable et fasciste.

Louis Salkind Le Totem aux animaux morts
© Louis Salkind Le Totem aux animaux morts

Dans vos toiles, je remarque une présence répétée des animaux, du monde animal. Comme par exemple dans une toile curieuse intitulée « Le Totem aux animaux morts ».

Je cherchais un moyen d’entrelacer déification et réification. J’ai trouvé l’idée du totem qui est un objet de culte dans les cultures amérindiennes animistes où l’on célèbre les animaux, les esprits des animaux. Inversement, en Occident nous sommes dans la réification : on prend une poule pour un objet, un outil qui pond. Si l’on peut nier ainsi les animaux, on peut le faire très rapidement avec les êtres humains. Le totem que j’ai représenté est fait d’un amoncellement vertical d’animaux de boucherie mais j’ai essayé d’éviter le pathos, les viscères qui dégoulinent de sang, etc. J’ai essayé de dédramatiser la représentation et finalement on pourrait y lire un conte villageois africain, ou quelque chose qui pourrait être dans une fable de La Fontaine.

En ce qui concerne le thème de l’animal, il y a aussi d’autres toiles, comme par exemple celle qui a pour titre « L’Arche du désir », où l’on trouve des références à l’animal et à l’animalité mais pris dans une hybridation où les espèces se rejoignent, se conjoignent, sont en quelque sorte greffées les unes aux autres pour créer, là encore, des sortes d’êtres monstrueux et hétérogènes renvoyant peut-être à des mythologies bizarres.

L’idée dans cette toile était de créer une sorte d’architecture du désir. J’ai relié deux corps et je les ai placés sur des pattes d’animaux d’espèces différentes. Pourquoi précisément ? Je ne sais pas. Peut-être y a-t-il ici une équivalence ou une rencontre entre l’animalité et l’instinct ou la pulsion. On peut y voir également une référence à la mythologie du satyre.

Louis Salkind, L'Arche du désir
© Louis Salkind, L’Arche du désir

Ce qui se rencontre aussi dans cette toile et s’hybride, c’est l’homme et l’animal, deux termes classiquement séparés, opposés, et qui ici s’agencent, comme dans une autre toile qui s’appelle « Promenade au sous-bois », où un corps animal possède des mains clairement humaines.

Oui, et c’est un rapport qui est justement très présent dans les mythologies. On pourrait voir ces animaux et ces corps comme des chimères.

Cette hybridation des espèces, des corps, rejoint quelque chose que je constate dans vos œuvres et qui correspondrait à une reconstruction non organique des corps, des organes, comme dans « L’Arche du désir » ou dans une autre œuvre, « Le vertige de la chair ».

Ce qui m’intéresse aussi ici, c’est l’idée de l’informe et, encore, de l’inassignable. Dans « Le vertige de la chair », je reprends des éléments de la religion chrétienne – le diable, les ailes de l’ange – que je joins à des organes eux-mêmes habituellement disjoints : des seins de femme et un sexe masculin. Les religions nous imposent volontiers des dualités et des disjonctions. Ce qui est d’ailleurs très étrange puisque, dans les religions monothéistes, le plus naturel et le plus partagé, comme la sexualité, doit être tabou et refoulé alors que le plus incertain, à savoir l’existence de Dieu et certains impératifs, est affirmé et transmis de manière prosélyte.

Louis Salkind, Le vertige de la chair
© Louis Salkind, Le vertige de la chair

Un des thèmes récurrents de ce que vous faites concerne le visage, un visage absent, ou remplacé par un masque, ou par une espèce de bouche démesurée hérissée de dents.

Le visage pour moi est d’abord un signe et je m’en sers comme un signe. Je ne peux pas payer de modèles, alors je peins d’après des photos que je prends ou que je trouve. Si je peignais avec des modèles, sur le vif comme on dit, peut-être que cela m’amènerait à prendre le visage non comme un signe mais autrement. Pour le moment, ce n’est pas le cas et j’utilise effectivement le visage comme un signe.

Est-ce que l’on ne pourrait pas ici trouver un moyen de regarder vos toiles qui sont constituées de signes qui sont assemblées, des signes pourtant a priori dissemblables, divergents ?

Oui, il y a l’hétérogénéité de ces signes et leur polysémie. J’essaie de donner la possibilité de chercher plusieurs signifiés dans chaque signe. La question qui m’intéresse est : comment, lorsque l’on décolle de l’image, comment à travers une image, peut-on donner à voir, donner à entendre, donner à penser, dire quelque chose qui se décortique, qui se déplie dans plusieurs sens ?

Ce qui m’intéresse dans votre travail sur les signes, c’est qu’il ne produit pas de signification, il laisse les signes en suspension, flottants, justement, pour reprendre le titre de vos deux séries. Les signes s’assemblent mais ne délivrent pas de message seul et unique, identifiable ou reconnaissable. Ils sont agencés et coexistent et en même temps demeurent divergents.

Effectivement, j’utilise des signes ou des archétypes mais je leur coupe les pattes, je les assemble, les relie à autre chose qui les fait dévier.

Une question sur le médium que vous employez, qui est la peinture à l’huile. Pourquoi ce choix de l’huile, finalement classique, plutôt que l’acrylique par exemple ?

C’est pour sa sensualité et les possibilités qu’offre ce médium. Aujourd’hui, tout va vite, on va vers le plus facile à faire, le plus facile à utiliser. La peinture à l’huile s’affranchit de cela. La temporalité dans la peinture à l’huile est différente. En un sens, ce choix est poétique et politique.

Vous faites une espèce de grand écart entre ce médium classique et connoté qu’est l’huile et la volonté d’un aspect brut, d’une approche brute que l’on voit dans vos toiles, y compris dans la touche. On retrouverait là encore une sorte de synthèse entre hétérogènes.

Cela crée une tension et une hétérogénéité supplémentaires. Il faut accepter l’altérité, l’hétérogénéité. Ça rejoint la vie.

Vous avez fait plusieurs voyages, en Inde, en Égypte, en Espagne, et un autre est prévu vers l’Asie. Est-ce que cela a un rapport avec votre art ?

On retrouve ici des rencontres, un désir pour l’altérité et l’hétérogénéité. J’ai séjourné en Israël et en Palestine. J’y suis resté 45 jours. Je suis d’origine juive et très en colère contre la politique israélienne. J’ai voulu aller là-bas pour voir, par-delà le vacarme et les mots d’ordre que les informations dispensent. Sur place, je n’ai jamais dormi à l’hôtel, je dormais chez des gens, chez des familles que je rencontrais et qui m’hébergeaient. Un jour, j’ai fêté la pessah, la pâque juive, sur les bords du lac de Tibériade, et le lendemain j’étais à Jénine, dans le bastion du Fatah. Ce que je cherche dans ces voyages, c’est d’être altéré. Les fictions dans lesquelles nous sommes pris, tous ces binarismes et faux-semblants n’existent finalement que de manière superficielle. En Israël, les gens que je rencontrais dans la rue, que je ne connaissais pas, m’invitaient chez eux, me donnaient les clefs de chez eux : on s’affranchit ici de ce carcan de peur et quelque chose d’autre apparaît. C’était la même chose en Palestine. En voyageant, il s’agit pour moi de briser le miroir déformant auquel nous réduisons la réalité.

Lorsque vous voyagez, est-ce que vous vous intéressez aux formes d’art locales, ou aussi à l’artisanat, pour éventuellement les intégrer dans votre travail ?

Oui, j’essaie de voir toutes les expositions que je peux. Mais c’est au même titre que le reste, comme passer trois heures dans un café avec des gens. Encore une fois, tout est lié, la culture intellectuelle autant que la culture quotidienne, l’intelligence que les gens offrent de la vie – j’essaie de faire une place à cela dans mon travail, une place pour la liberté et la vie, même si mes toiles peuvent avoir une apparence parfois clinique, monstrueuse. Si j’en passe par ça, c’est aussi pour me déprendre d’un bestiaire social, d’un univers social qui nous rend fous. J’ai l’impression que le monde est quand même, actuellement, un peu secoué.

Pour ma dernière question, je voudrais revenir à ce que vous évoquiez tout à l’heure au sujet de votre rencontre avec les livres de Deleuze et Guattari. Qu’est-ce qui vous attire et vous plait dans ces œuvres ?

Je reste très ignorant, je demeure à la lisière de ces livres. Ce qui m’a fasciné, c’est en un sens de les comprendre. C’est bizarre. Je ne suis pas très intellectuel, j’ai arrêté l’école après le bac, je n’ai pas fait d’études à l’université, mais ce qui m’étonne au sujet de Deleuze et Guattari, c’est que je comprends leur langage. Evidemment, il y a dans ce qu’ils écrivent beaucoup de choses qui m’échappent mais ça me parle quand même, comme un langage parallèle qui m’apporte de l’oxygène. La façon dont ils déplient la pensée me semble fertile. Dans le petit catalogue de l’exposition qui va avoir lieu, j’ai repris en exergue une phrase de Deleuze : « l’Homme crée parce qu’il a honte d’être un Homme ». Leur pensée s’enracine vraiment dans la vie, c’est une pensée qui est ramifiée avec la vie. Deleuze offre des boutures qui permettent à la vie de fleurir un peu plus. Ses pensées sont des bourgeons.

Louis Salkind, « Présences flottantes – acte 2 », galerie DIX9 Hélène Lacharmoise, du 3 au 24 septembre 2016. Le site de la galerie – Le site de Louis Salkind

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