Les corps conducteurs: écrire après le « Nouveau Roman »

© Johan Faerber

Sans doute est-ce toujours un enfant qui, absolu et écrasé de douleur, dit la littérature. Sans doute est-ce toujours ce même enfant qui, de très loin, appelle en lui le devenir, réveille en lui le monde terrassé de ruines, sait le poursuivre depuis tout décombre, y survit de pâleur consumée, continue des ses poings neufs ce dont plus personne n’a résolument la force. Sans doute est-ce toujours ce même enfant qui sait combien la parole saura surgir en lui, qu’elle se fera à nouveau le miracle de ce qui saura dire, encore. Car c’est toujours un enfant qui dit la littérature tapi dans l’ombre, qui sait sans savoir qu’il franchit la barrière de la parole, qu’il s’arrache au silence et que lorsqu’il parle il creuse la survie en lui de la littérature ou le nom qui en reste au seuil d’un présent toujours reculé à soi.

Ainsi, la littérature serait donc toujours cet enfant et sa tendre sinon ardente venue au monde. La littérature serait cet enfant porté de noirceur et triste de parole qui dit et qui rassemble en lui ce qui se tient avant lui, dans ce grand Avant, majuscule de sombre visage : l’enfant qui se montre là est alors le prince nu, ce prince hagard et ruiné en mal de royaume qui n’a que sa parole pour appeler à lui la terre et le peuple qui lui font encore défaut, un prince qui se promet à lui-même sa couronne même défaite, un prince qui, comme tous les enfants, rêve tout haut mais dit tout bas le monde à la mesure de sa propre parole qu’il ne connaît pas. Un enfant impossible qui œuvre à la solution là où tout n’est que problème ou impasse : là où l’histoire s’est dérobée, plus meuble que tout sol.

C’est toujours un enfant qui dit la littérature parce que l’enfant s’offre toujours comme cet être moins l’être, le corps tenté qui sait se faire le corps conducteur de la littérature, celui qui installe la continuation plutôt que la continuité, le malgré tout, à savoir ce corps qui transmet, qui sait assez pour dire et qui ne sait pas que la parole peut lui être refusée : un corps qui n’a ni début ni fin mais se dit dans une continuelle stase active par laquelle la parole s’ouvre et qui ouvre la parole : un corps infini dont l’extension se donne comme la principale vertu. La littérature est alors toujours cet enfant car, quand la littérature commence, elle ne commence jamais : elle sait qu’elle doit recommencer ce qu’avant d’autres ont dit, habité, arpenté : elle ouvre le monde par le milieu : elle ne fait décidément rien d’autre que d’être in medias res. La littérature revient comme l’enfant se fait le redébut du monde. Car l’enfant ne commence jamais véritablement : il est toujours ce commencement au second degré, un commencement différé, terriblement reculé qui, comme l’enfant, sait être tout d’abord neutre. Un neutre qui trouve le courage de revenir de ce qui l’a précédé sans pour autant l’annuler parfaitement mais parvient à le faire tenir en lui comme l’à-peu-près de silence qui peut retrouver la parole à tout instant, qui guette chaque mot mais qui sait, le plus souvent, se taire tapi dans une phrase sans doute plus sonore qu’une autre. Un neutre actif qui, parce que la parole est un enfant, sait œuvrer depuis l’origine recommencée de tout récit : le degré zéro qui consacre à chaque fois le retour non pas virginal mais presque virginal de la parole, une virginité de degré second, une innocence déchirée qui a du mal à croire qu’elle a été retrouvée mais qui, pourtant, redonne cette parole. La littérature pourrait donc être cet enfant qui trouverait en lui la chance de faire exister ce corps qui conduit, ce corps qui tombe dans la jointure sombre que lui seul peut trouver, ce point de neutralité ardente entre passé et présent qui n’est ni héritage ni legs mais juste après eux et avant la renaissance. L’enfant qui dit la littérature est l’enfant de ces décombres.

Eugène Savitzkaya © Jean-Philippe Cazier

Et, à l’évidence, l’on ne saurait se saisir autrement que sous le jour de cet enfant perpétuel, de ce corps d’enfant à perpétuité, la littérature qui suit le « Nouveau Roman », celle qui semble, pour nous, se faire jour depuis la fin des années soixante-dix, cette littérature qui prend la suite du « Nouveau Roman », se donne pour charge d’écrire après lui, trouve en chacun et pour nous ce grand Après dont nous sommes encore ceints, cette littérature qui pourrait notamment prendre naissance avec Mentir d’Eugène Savitzkaya paru chez Minuit en 1977. Loin d’être l’unique point d’ancrage, la borne solitaire et esseulée qui délimiterait une « Nouvelle Littérature » qui, téméraire, aurait survécu aux assauts répétés et terribles de toute fureur du néo-romanesque, Mentir peut cependant apparaître comme terriblement paradigmatique de cet effort tenté à succéder à ce qui a pu longtemps étouffer toute possibilité d’écrire. On ne sera guère surpris d’y découvrir que l’histoire est celle d’un enfant, mais d’un vieil enfant, vieilli du monde, un enfant dont l’âge excède celui de tout père et de toute mère, l’histoire effondrée d’un fils sans doute prisonnier d’une maison hantée et détruite de débris qui, à la dérobée, croit avoir vu se tenir devant lui le fantôme de sa mère, cette mère spectrale qui, dans cette maison abandonnée, erre, cette maison effondrée de douleur et de perte insoluble de larmes, à la recherche de ce même spectre défait de la mère tue depuis sa très grande mort, et reculée de toute vie. Que cet enfant, de la phrase pâle de tristesse et de l’incrédulité à dire la non-vie au cœur de tout, cet enfant qui, de fait, n’en est pas un est un héritier impossible, qui survit en quelque sorte au désastre de sa propre famille et du monde, lunaire, dont il vient à ramper jusqu’à nous. Et ce narrateur ne peut être qu’un enfant, un enfant qui vient incarner la seule continuation possible face à cet ancêtre pesant que pourrait être symboliquement le « Nouveau Roman » pour lui. Car si la littérature qui recommence, qui renaît est un enfant, c’est que ce qui l’a précédé n’est qu’un aïeul sombre et énorme, une ombre menaçante, de celle dont Fraudeur, plus près encore de nous, est venu nous rappeler la timide et titubante existence il y a peu de temps.

Sans titre

En effet, avant que Savitzkaya ne trouve ce point de neutralité et cet enfant qui dit, il s’agit de comprendre qu’écrire après le « Nouveau Roman » apparaît dans les années soixante-dix comme la parfaite aporie, comme le geste insurmontable d’horreur, tant la prose néo-romanesque se tient comme la confiscation absolue de l’écriture, comme l’Absolu majuscule par laquelle écrire ne sera plus jamais possible, comme si l’écriture avait à soi fermé sa propre marche, comme l’écriture était entrée dans sa stase finale et insurmontable. Écrire est le grand geste désormais impossible. Quignard le dira : il faut déprogrammer la littérature, il faut surseoir à ce qui ne saurait plus s’écrire, il faut revenir dans l’enfance de l’écriture. 1979 aura le visage de 1640. Mais en 1974 il n’y a guère encore de date. En 1972 l’écriture est laissée perdue aux autres et malgré eux par les Nouveaux Romanciers. Elle gît dans l’impossible seuil de venue de la parole à soi. Écrire est comme entré dans sa très grande mort. Le silence lui appartient. Il s’est glissé entre toutes les lettres. Elles ne parlent plus d’aucune façon. La voix s’est tue. Écrire est un verbe qui est ôté à chacun, par lequel l’écriture n’a plus pour synonyme que l’aphasie laissée à chacun pour tout héritage. Écrire erre vide au milieu de tous. Il est déchiré de l’anonyme à dire.

Pascal Quignard par Catherine Hélie © Éditions Gallimard

De fait, pour nombre d’auteurs qui n’écrivent pas encore, dont le mot « écrire » est paré des guillemets de l’impuissance, qui se tient à la lisière impossible de toute langue, ces années soixante-dix, traversées de noir, sombre de douleur à n’écrire pas, souvent nommées celles du « Nouveau « Nouveau Roman » » marquées par l’ivresse formaliste et la pléthore théorique et rhétorique incarnent une paralysie parfaite de toute possibilité même d’écrire tant le « Nouveau Roman » paraît avoir épuisé tout ce qui a pu se faire, tant il semble avoir condamné tout effort à la vanité, tant il est l’incarnation de l’épuisement de la littérature elle-même. C’est la forme dans sa forme prophétique de stérilité, comme l’advenir terrible de la castration rongeant tout verbe : la parole soustraite avant tout mot. Ici, à ce moment noir de l’écrire, tout paraît avoir tout dit, tout fait, tout écrit comme si après le « Nouveau Roman » plus rien n’était désormais envisageable, plus rien ne devait régner sinon le silence sépulcral de ce qui n’écrira plus. Le « Nouveau Roman » serait un meurtrier. Il aurait tué la Littérature. Il se tiendrait comme le criminel unanime et coupable de la phrase qui ne vient pas et du récit qui s’absente de toute histoire.

Pour beaucoup dont Jean Echenoz notamment, le « Nouveau Roman », par ses jeux multiples et la puissance de son écriture à la fois présente et absente, a définitivement alors assassiné la littérature : longtemps, le « Nouveau Roman » a pu être ainsi accusé d’avoir perpétré le meurtre de l’écriture, supprimant tout héritage possible ou présentant un héritage trop large pour tous. Il a noirci toutes les pages et les a même arrachées au grand dam de ceux chez qui le désir d’écrire se faisait sentir, chez qui il pouvait poindre, chez qui le risque était dès lors grand que le désir reste figé en lui-même. La Littérature se heurte non plus à la page blanche et son angoisse prophétique aux accents de mythe moderne : tous sont rendus à l’horreur de la page noire, noircie par l’épuisement et le formalisme carcéral du « Nouveau Roman ». Et ce même « Nouveau Roman » semble même aller plus loin pour certains, retardant comme pour Echenoz encore l’entrée en littérature car écrire après lui, ce n’est même plus se confronter à la question de la page noire mais, plus encore, se trouver face à un livre aux pages arrachées, un livre moins le livre, un livre dont il ne restera plus qu’un objet vidé de lui-même, un livre qui est le souvenir de tout livre : un fantôme de livre ou le Livre fantôme des hommes. Le Livre est retranché de sa matérialité, il n’existe plus. Le Livre est derrière nous.

Partant, si le verbe « écrire » de ses tremblantes et frêles guillemets désire néanmoins revenir à chacun et surseoir à sa très grande mort, la littérature ne pourra donc surgir à nouveau qu’à la tendre condition de retrouver son enfance, de se ressaisir, depuis la fin de la Littérature, et bien après sa Mort, de cette presque innocence par la voix d’un narrateur revenu à son tour de toutes les morts, l’homme chargé des animaux et du langage, l’homme qui traîne à soi les cadavres de ses morts unanimes au temps tel celui de Mentir de Savitzkaya. L’enfant, jeté dans son enfance de l’art, sera celui qui surmontera la littérature et l’écriture néo-romanesque pour redécouvrir une écriture redevenue écriture, une écriture qui puisse écrire, une écriture qui, sans être une régression ou une annulation du « Nouveau Roman », parvienne à la vérité à en rassembler ce qu’il a pu dire sans le renier. Chaque homme y sera l’enfant du monde, tellement plus âgé que les hommes qui y figurent, tellement plus jeune que les enfants pourtant encore à naître. Car, dans le possible sillage d’une mouvance aussi écrasante que l’ensemble néo-romanesque, il aurait pu être facile de s’engager dans le reniement ou la rupture comme annulation de ce qui a pu précéder ou, comme cela a pu être entendu çà et là, tenir le « Nouveau Roman » comme une parenthèse dans l’histoire de la littérature, comme un bras mort du monde, comme son excroissance malsaine et catastrophée.

Cependant, loin d’être un hapax, une curiosité ou encore une anomalie, cette zone anomale et perdue que l’on pourrait remiser au musée de la critique que seuls quelques paléographes soucieux d’exhaustivité pourraient interroger encore, le « Nouveau Roman » (l’archimodernité ou la modernité de la modernité conçue comme son hybris intempérante, sa très grande faute de démesure devant les hommes) ne constitue en rien ce chapitre vide où certains voudraient les installer. On n’arrache pas aussi facilement que cela des pages à l’histoire littéraire, on n’étouffe pas aussi facilement les voix de ces écrivains qui résonnent encore aujourd’hui. Les échos ne se perdent pas, ils cheminent plus longtemps depuis le vide qui entend les nier : la littérature, comme ne cesse de le suggérer Robbe-Grillet, est tout autant une question de devenir qu’une question de revenir, de revenance, de revenants. Il en va ici de 1977, de la grande date qui déchire la littérature, la somme de toute force à revenir. 1977 comme l’année de Mentir de Savitzkaya mais aussi comme l’année terrible où Foucault écrit la « Vie des hommes infâmes » où il voit les hommes sans nom, les perdus d’existence de la littérature grise, de ces livres de comptes ou de ces registres de mairie cheminer jusqu’à nous, depuis l’intranquilité de leur lit de mort, comme ces hommes qui réclament encore un peu de voix là où la leur n’a jamais frayé, où le lyrisme frugal de leurs mots toujours tu trouvera l’inflexion du sursaut de la parole d’enfin venue à soir. 1977 comme l’année où la Littérature revient, où Claude Simon écrit en toute ténèbre les premières pages des Géorgiques où l’histoire devient non plus l’à-plat horizontal, où pour creuser de ses mains la sépulture oublieuse des morts, Simon, et Savitzkaya et Marie Redonnet avec eux, inventeront une histoire verticale ou bien plutôt une histoire en volume dira plus tard Cadiot. 1977 comme l’année de pleine naissance à une Vita Nova de la Littérature : où elle redébute depuis la parole critique qui veut tenir en elle une parole neuve, une parole critique sans parole critique, où la parole sur la parole veut retrouver le geste premier du Dire. 1977 comme l’année où la Leçon de Barthes se tient comme le programme de la Littérature et du Livre à revenir, celui de la reviviscence, de ce fantôme de corps mort où Barthes, relisant La Montagne magique, dévoile ce qui sera une poétique également de notre temps : « Si je veux donc vivre, je dois oublier que mon corps est historique, je dois me jeter dans l’illusion que je suis contemporain des jeunes corps présents, et non de mon propre corps, passé. Bref, périodiquement, je dois renaître, me faire plus jeune que je ne suis. » La littérature se fera plus jeune qu’elle et plus vieille que son propre corps : elle fera venir un enfant pour recommencer à dire.

L’enfant qui dit s’offre alors peut-être, plus encore, du titre d’un roman de Claude Simon, depuis ce sillage du « Nouveau Roman », dans la logique des corps conducteurs, veut découvrir le « Nouveau Roman » lui-même comme un corps conducteur, à savoir, coupé de son image de nouveauté radicale, un texte compris dans une chaîne infinie de transmission, d’enchaînements, de filiations neuves et ardentes. Aïeul sombre et souvent rejeté, perdu dans l’ombre de l’exigence, le « Nouveau Roman » demeure néanmoins le phare nu et parmi les plus absolus pour celui qui aujourd’hui entend écrire aujourd’hui, le point mat ou lumineux de référence qu’il s’agit tour à tour toujours d’adouber ou de rejeter. Le point critique ultime qui a déchiré le 20e siècle en deux : la ligne d’ombre qui a traversé d’ardeur et de flamme le siècle et a scindé en deux tout récit.

On ne saurait le dire autrement : on n’écrit pas après le « Nouveau Roman » comme on écrivait avant, qu’il s’agisse d’écrire dans le sillage de la Nouveauté ou d’en refuser l’ardente saillie, d’en refuser le caractère souvent assimilé à une avant-garde coupée du Réel, du mot conçu de « réalité ». Il en va comme toujours en art d’une violente césure épistémique : d’une zone d’irrémédiable indétermination. A la vérité, quelle que soit la posture adoptée par les écrivains de l’après « Nouveau Roman », ceux de l’Après, le « Nouveau Roman » ne se présente jamais comme un paradigme, une puissance abstraite coupée de l’histoire elle-même car à rebours de cette supposée radicalité, le « Nouveau Roman » se tient comme une mouvance littéraire comme une autre, une mouvance qui n’existe que dans une ivresse syntagmatique, n’est qu’un syntagme entraîné dans une syntaxe historique sans fin. Comme nombre d’auteurs contemporains le soulignent, de Savitzkaya à Echenoz en passant par Mauvignier et Viel, le mouvement néo-romanesque n’est en rien une fatalité synchronique mais est pris dans le tourbillon diachronique qu’il sait infléchir, qu’il sait redessiner en fonction de lui-même. On est alors loin de l’idée selon laquelle la prose néo-romanesque aurait été un coup d’arrêt brutal dans l’histoire, un terminus infranchissable, la butée aveugle et sourde au-delà de laquelle il semblait difficilement imaginable de pouvoir continuer. Écrire après revient toujours à écrire avec. Ou, à tout prendre, cogito ergo cum : telle en serait la formule la plus nue. Et cela dans la mesure où la nouveauté du « Nouveau Roman » a été si neuve, pourrait-on dire, qu’elle a ôté paradoxalement la possibilité à toute possibilité, à rentrer l’écriture en elle en ôtant à la Nouveauté de pouvoir se renouveler, ce qui signifie qu’écrire après ne pourra donc consister à jouer de la Nouveauté (devenue impossible) contre le « Nouveau » jamais appelé à devenir Ancien si bien qu’écrire après, c’est ne pouvoir se départir du « Nouveau Roman » : écrire en avant de. C’est être l’enfant qui en hérite, l’orphelin à l’écriture tortueuse. Où, par cet enfant qui revient, cet enfant volodinien se dirait une nouvelle saisie de l’histoire littéraire, une histoire de la courbe où, loin de toute ligne sèche et drue, se tiendrait une histoire de reprises, une histoire de forages verticaux. Où l’histoire des ruines, de la littérature avec les ruines pour terreau, consisterait à voir la littérature et son histoire comme un poème, comme le grand poème advenu aux hommes. Où l’histoire de la littérature serait notre grand poème rhématique.

En ce sens, la question de l’écriture des ruines, de ce qui revient depuis le « Nouveau Roman », ne peut alors que prendre tout son sens dans la puissance généalogique qu’elle exhibe et qu’elle sait mettre en place dans le sens où une écriture ruiniste telle qu’elle se donne à lire dans le « Nouveau Roman » ne peut que trouver à se développer dans la génération qui la suit : la dessin même de ruines participe de ce mouvement de reprise (la reprise est ce qui, intimement, divise), à savoir de cet effort et cet essor depuis le passé jusqu’au présent. Comme si les ruines du « Nouveau Roman » surgissaient ainsi bel et bien comme le terreau de toute écriture contemporaine qui, à toute force, réclame incessamment une pensée dialectique – dont l’enfant est la figure secrète. Écriture des ruines qui, dans la littérature contemporaine, prend deux visages noirs et ténus qu’il s’agit tour à tour et conjointement de mettre en lumière, et cela autour de ce livre moins le livre, de ce livre spectral.

Ainsi, sans ambages, il faudrait s’attacher à montrer quelle peut être la descendance d’un Beckett dans la prose contemporaine : quels sont les restes d’une telle œuvre ? Est-il possible d’en parler autrement qu’à l’état de ruines ? Comment, en quelque sorte, écrire à sa suite là où l’épuisement a épuisé jusqu’à l’épuisement même, là où les ruines ont porté la ruine à sa faillite ultime ? Comment se faire le successeur de ce qui retranche et soustrait à toute écriture ? Il faudrait alors en dire, de Volodine à Mauvignier, de Redonnet à Viel, autant de scènes afin de mettre au jour ce spectre par excellence, celui qui a arraché toutes les pages des livres et semble en avoir eu encore tout juste pour écrire soi-même de manière définitive.

Le second versant de ce livre moins le livre s’affirme en quelque sorte comme la défaite de la défaite, la défection de la défection même qui culmine dans une écriture ruiniforme, celle qui voit le monde par fragments, par les éclats, les scènes arrachées à la continuité d’un livre dont la totalité est révolue. Dire le monde contemporain c’est admettre ainsi pour Antoine Volodine, Camille de Toledo ou encore David Bosc combien la ruine en fonde le quotidien, combien l’étiolement et la déréliction en fournissent les figures les plus prégnantes et combien le fragment s’y donne comme la solution formelle même si toute provisoire. Par conséquent, comme on le verra, l’écriture des ruines semble progressivement s’effacer et s’effondrer dans la littérature contemporaine, celle qui tout du moins suit immédiatement le « Nouveau Roman » dans la mesure où la ruine cède la place en se métamorphosant à un autre type de pierre, celle du devenir conquérant, celle que Deleuze a su évoquer dans « Ce que les enfants disent », à savoir la véritable pierre de l’enfance, qui ramasse les débris du passé et ouvre à un territoire de devenirs multiples : le cairn.

Histoire de notre littérature récente ou comment continuer ?
Histoire de notre littérature récente ou comment continuer ? © Johan Faerber

Et si la ruine se fait cairn, interroger le roman et le théâtre contemporains à l’aune de la ruine, du livre fantôme et d’un enfant revient immanquablement non pas uniquement à se saisir du contemporain pour lui-même mais à comprendre incidemment que lire le « Nouveau Roman », en poursuivre coûte que coûte l’investigation herméneutique, c’est pouvoir la renouveler constamment à la lumière d’une littérature contemporaine qui ne cesse d’en réactualiser en permanence l’actualité même et d’en redéfinir sa contemporanéité même – où le temps est plus jamais notre poème, notre poématique. En ce sens, envisager l’écriture comme un corps conducteur, c’est comprendre sans doute que c’est le présent, notre contemporain qui, à chaque instant, définit et invente le « Nouveau Roman » et que ce dernier n’appartient pas, tant qu’il se tient comme référence, au passé et que ce présent invente un patrimoine à la mesure de l’avenir qu’il s’imagine. Car la littérature le sait : paradoxe ardent, le passé n’appartient pas à lui-même, est toujours le miroir que le présent se donne et appartient toujours à l’instant qui n’a pas encore eu lieu – Et sans doute faut-il l’admettre comme la pensée au clair matin du monde : la Littérature n’a pas encore eu lieu.