Écrire, ce serait désormais savoir se souvenir, ému, de la littérature. Ce serait savoir se souvenir, indéfiniment, avec pénitence, porté par une impuissance ivre d’elle-même, de ce qu’elle a pu être, du monde qu’elle a mené, des hommes qu’elle a traversé et de toutes les paroles qu’avec elle et après elle, elle aura su emporter jusqu’au dernier souffle. Car, depuis le tournant des années 1980, la littérature porte en elle son propre souvenir, sait que le Livre à venir ne lui appartient plus, qu’elle ne saura plus se convoquer qu’à la mesure de la mémoire qu’elle se donnera, doit comprendre qu’elle ne tremblera plus maintenant que de son propre désir de revenir à elle, désir réduit ainsi à devoir, indéfiniment, se reconstituer, se perpétuer dans la réminiscence, s’accomplir dans un deuil qui, à chaque page, veille, de toute sa noirceur. Dans une tautologie affolée, au bord de l’aporie, suffoquant malgré elle de répétitions, la littérature ne vit que de la promesse de sa propre réminiscence, veut la littérature pour tout avenir mais finit par constater qu’écrire, le mot « écrire » trébuche sur lui-même, qu’il est derrière chacun de nous, qu’il ne nous appartient plus et qu’en définitive, horreur irrépressible, écrire est devenu l’impossibilité ultime de tout livre.
De fait, si la littérature veut la littérature pour tout destin, veut accomplir sa réminiscence, veut se tenir dans ce qu’elle a été, c’est qu’à un moment ou à un autre elle a succombé à une prise de conscience, terrible et écrasante selon laquelle elle n’était plus, était tombée sous ses propres coups, s’était effondrée sous elle-même. Qu’en d’autres termes, fatiguée au-delà de toute fatigue par Blanchot, épuisée au-delà de tout épuisement par Beckett ou encore éteinte au-delà de toute extinction par Bernhard, la littérature est morte, décédée de toutes ses tentatives, a mis un terme à sa propre puissance, a retranché tout acte et se sait dès lors condamnée de son propre fait à gésir sous ses propres gravats, est insensiblement entrée dans son désastre, gronde vainement depuis ses décombres, de plus en plus inaudible. Ainsi, au début des années 1980, revenus du Nouveau Roman, de son ivresse théorique et théoriste, abandonnés au seuil du néant, certains auteurs sont trop lucides, souffrent de leur clairvoyance, sont conduits à endurer leur absence d’aveuglement, celui qui œuvre à ce constat inouï, au bord de l’impossibilité : sans doute, pour la première fois dans l’histoire de la littérature, l’histoire même de la littérature n’aura plus lieu, est suspendue, marque un arrêt brutal sinon définitif parce que, pour la première fois de cette histoire qui n’adviendra sans doute plus, la page blanche ne constitue plus le postulat de toute écriture. Loin d’être confronté à l’horizon virginal de ce qui va se poursuivre, chacun se retrouve, au contraire, devant une page noire, affreusement noircie de tout ce qui s’est déjà dit, écrit, redit, réécrit sans plus qu’aucun mot, qu’aucune phrase, qu’aucun paragraphe ne puissent venir s’ajouter tant tout y est déjà dit, écrit, redit, réécrit par tous les auteurs qui sont venus avant, juste avant, mais trop tôt. Comme si, à ce moment précis, l’écriture, son éventualité, s’était retirée d’elle-même, se donnait uniquement à découvrir dans un geste atroce d’immédiate confiscation, ôtait les mots de la bouche, les jetait dans la fosse où la littérature est rendue malgré elle l’antonyme de toute disponibilité. Comme si, à ce moment précis, écrire, c’était arriver bien trop tard.
Mais cette mort de la littérature, celle qui laisse chacun au début des années 1980 dans cet irréparable abandon, quand le Nouveau Roman cède sous ses propres coups, n’est cependant pas une mort à entendre au sens d’un décès qui annulerait toute matière, priverait à l’infini du corps de la littérature et plongerait dans un irréversible silence dont personne ne parviendrait à s’extraire. Loin de se faire le synonyme d’un irréversible enterrement, d’un irrépressible et mélodramatique adieu qui n’adviendra heureusement jamais, la « Mort » de la littérature doit s’entourer de guillemets car elle n’est elle-même que le souvenir de la « Mort » de Dieu chez Nietzsche, le souvenir de toutes les « Morts » depuis Zarathoustra, toutes ces « Morts » par lesquelles la mort n’est plus la mort mais une maladie inhérente aux vivants, une maladie qui accompagne les vivants depuis leur naissance, une douleur sourde et tenace qui libère l’esprit, jette le soupçon sur toute chose et sait, plus que jamais, qu’elle est l’origine de tout, que le monde doit recommencer à partir d’elle, qu’au creux de tout le désastre et son imminence taraudent, et qu’après la Mort, il s’agit encore pour les vivants de vivre. Et que, paradoxalement et partant, quand la littérature meurt, il s’agit pour ceux qui restent de la faire revenir à elle, de tenter de la sauver de cette mort, de la dire comme l’inextinguible maladie qui mue chaque geste en désir de son retour et force finalement à poursuivre la littérature à partir de ce qu’elle a été, de ces restes qui parviennent alors jusqu’à eux, comme si elle était, somme toute, morte vive, fantôme lancinant d’elle-même, spectre absolu hantant tous sur son passage.
Parce que si, à l’imitation d’Aby Warburg, l’Art s’affirme toujours comme une histoire de fantômes pour grandes personnes, alors aucune époque ne le dirait avec plus d’insistance et de justesse que ce début des années 1980, ce début qui perçoit la Fin et qui, pour y survivre, pour surmonter son intime détresse à ne pouvoir être ailleurs que dans cette mort, installe chacun dans une logique testamentaire, œuvre à un culte des morts et fait s’affronter toute œuvre à ce désœuvrement, cette défaisance, ce corps toujours déjà en décomposition de la littérature même. Si bien que, pour continuer à être, pour commencer même lorsque tout s’est achevé, la littérature devra devenir son propre fantôme, et les auteurs qu’elle entend encore faire vivre ou qui peut-être entendent en retour la faire revivre, lui redonner un souffle depuis sa mort, tenter de convoquer ces esprits passés qui l’ont constitué et devront de ce fait se muer en gardiens de ruines, donner à lire ce qu’un jour la littérature a été, chercheront coûte que coûte à en célébrer la mémoire et imagineront autant de livres à la mesure de ces restes, de ces traces, de ces revenants de la littérature elle-même : des petites formes réflexives. Qu’il s’agisse de Pascal Quignard, de Gérard Macé et, dans une moindre mesure, de Pierre Michon – parce qu’il est aussi et surtout déjà ailleurs, chacun de ces auteurs œuvre à cette revenance, s’engage dans une logique spectrale par laquelle écrire revient à redonner la littérature, au moment où elle s’incarnait encore. Il faudrait alors convoquer ici Pascal Quignard quand il se prend à évoquer Louis de Siegen et sa manière noire, non pas tant pour l’évoquer que pour mettre en scène sa propre manière dans la mesure où lui aussi n’écrit que dans cette manière noire, celle qui consiste en la mise au monde des fantômes, transforme de ce fait la parole en possible perpétuation, proposant en quelque sorte une maïeutique du deuil. On parlerait également sans peine du Gérard Macé des Vies antérieures, celui qui écrit son livre à l’aune d’un autre, le Livre des Morts égyptien qui tient ensemble les vivants et les morts, traverse la littérature comme on parcourt une maison hantée, désigne chaque bibliothèque comme un caveau qui ne demande qu’à s’ouvrir.
On l’aura saisi sans peine : le dire qui est contemporain de ces années, qui n’est déjà plus le nôtre, est un dire du post-mortem, du fantomal, du retour comme un post-scriptum infini dont la lettre se serait perdue, et qui mue toute œuvre en urne cinéraire, en reliquaire mortuaire, en cénotaphe empli des cendres livresques recueillies tant bien que mal, celles que Quignard donne notamment dans ces Petits traités, ceux qui se promettent d’exposer ce qui demeure, les os calcinés dans ce qui reste du feu le plus ancien, de prélever les taches sur les rideaux de litière, de ramasser toutes les peurs et la pensée maintenue à l’état de relique. Écrire, ce n’est donc plus véritablement écrire mais écrire après l’écriture, se débattre avec la poussière en suspension qui nimbera chaque mot, savoir rendre hommage, œuvrer à un souvenir transi passant de mot en mot et donner une dernière fois encore avant peut-être que la mort ne gagne véritablement et ne se contente plus d’être la maladie de ce qui ne meurt pas tout à fait, ce qu’a été le mot « littérature » lui-même. A ce titre, à suivre Quignard et Macé, les écrivains sans doute les plus exemplaires de cette époque, les plus représentatifs de ces petites formes réflexives, chaque texte porte en lui une puissante fable mortuaire, une diction du funéraire qui s’illustre par deux traits essentiels, deux traits qui, à nouveau, portent en eux les stigmates de cette « Mort » de la littérature dont ils sont malgré eux les témoins ultimes.
Et, effectivement, parce qu’ils savent que toute encre comme le dit Macé n’est qu’un mélange de cendres, la coagulation folle des cadavres qui jonchent tout, le sang séché de tous les corps qui demeurent, la parole succube de ces auteurs ne se lève, tout d’abord, qu’au milieu des morts, revendique inlassablement la catastrophe dont elle vient, revient pour nous dire la fin du monde, et ce qui se passe après, surtout. Ainsi, du Dernier Royaume de Quignard en passant par les Vies antérieures de Macé, œuvres aux titres si significatifs, celui qui parle et celui qui est le personnage de cette parole sont avant tout des survivants, les derniers hommes, ceux qui ont réchappé au désastre, qui reviennent péniblement de la mort, l’ont connu pour en avoir frôlé l’annonce, ne sont pas cependant pas autant d’Orphée mais, bien plutôt, autant d’Eurydice parvenues à sortir des Enfers et qui retrouveraient d’Orphée les morceaux de corps éparpillés comme les pages arrachées d’un livre. Tous arrivent après la Fin et l’ont vécue comme si Orphée n’avait plus aucune chance de revenir et était mort depuis un temps déjà infini. Il n’est qu’à considérer le poète Simonide mis en scène par Macé, ce poète qui aurait inventé la mémoire le soir d’un banquet où, de tous les convives, il est le seul à rester en vie, à revenir du massacre mais, comme tous les hommes qui reviennent une dernière fois de la mort, il est par-dessus tout celui qui sera capable de donner aux autres, à ceux qui viennent, la survivance comme don, à savoir non la simple survie à soi mais la survie faite communauté, fondement et postulat par la mort de la vie des autres dont il fait survivre la mort elle-même. Dès lors, ici, comme si la mémoire paradoxalement était la seule chance que pouvait se donner l’avenir, le récit est le récit du retour, la redite du projet de Warburg dont il retrouve la mesure, ce projet qui avait à cœur de donner à entendre et à faire résonner les timbres qui se sont tus, donner à étreindre même fugitivement leurs spectres. On ne saurait comprendre autrement pourquoi Macé indique qu’il porte en lui, avec Simonide, l’invention d’un dit de la sépulture qui fait de chacun le visiteur et le fantôme de tous ceux qui ont pu porter le monde avant nous, un peu avant qu’il ne s’effondre.
Car il s’est bel et bien effondré, plusieurs fois, renversé par plusieurs désastres dont Quignard et Macé sont les comptables interdits, et ce monde dont nous échoient les décombres ouvre à la seconde caractéristique majeure de ces livres qui ne parlent de vies que pour souligner combien elles n’en sont que l’espoir diffus voire confus, ce trait essentiel qui emporte chaque récit dans une poétique du reste et de la rémanence et le laisse dans une parole en archipel. De fait, à l’instar de Quignard qui admet qu’écrire à son époque ne consiste qu’en l’exploration infinie d’un vestige inabandonnable, ces textes sont les fragments sauvés de la catastrophe, récupèrent ce qui peut l’être, livrent ce qui pourra encore être mis en présence. Ils se donnent comme autant d’empreintes et de traces mnésiques d’une vie d’avant, et cela dans un double geste que chacun paraît porter dans sa langue propre mais chargée de la poussière des morts. Ainsi, l’horizon de ce dire du traumatisme, fragmentaire, parcellaire, lacunaire comme on peut avoir parfois des trous de mémoire concerne d’abord à l’évidence les souvenirs de la littérature elle-même et ne sont que littérature devenue à elle-même son propre passé, sa terrible mémoire et ce présent désormais débarrassé d’elle. Dans une logique tenant dans le même temps du recueil et du recueillement qui tend à confondre culte et culture, les proses de Quignard et les récits de Macé ramènent la littérature aux hommes dans la mesure où tous ne parlent que de littérature : encyclopédies impossibles que les Petits traités où s’amoncellent, se superposent, s’enchevêtrent différentes anecdotes sur la vie littéraire, sur différents écrivains ; de même, les Vies antérieures ou la série des Colportages de Macé n’entretiennent que de figures de littérateurs, celles du scribe, de Simonide, de La Fontaine, de Ponge ou de Michaux encore. Mais, dans cette parole des restes, la littérature s’affirme comme le Reste ultime car tout semble se passer dans chacun de ces textes comme si on ne pouvait plus lire les livres dont il est question, comme s’ils étaient l’inaccessible même, comme si notre temps était étreint par une amnésie résolue de la littérature, comme si cette même littérature avait disparu pour toujours, comme si elle était reculée dans un temps mythique dont nous serions à jamais coupés, comme si écrire revenait donc non pas à écrire mais à transmettre la littérature, à la présenter, la re-présenter à nouveau tant qu’elle demeure perceptible.
Perdue quelque part entre métempsychose et paramnésie, passation et déjà lu, les paroles de Quignard et Macé œuvrent à cette littérature d’après la littérature, à ce livre moins les livres de manière inédite dans le sens où chacun de leurs textes révèle à chaque fois une geste de la littérature dans une manière où il s’agit de donner de la littérature élevée au rang d’aïeule sombre et énorme, statue du commandeur tombée en miettes, une mimésis même, de faire de la littérature la mimésis elle-même et l’incidente catharsis, purgation résolue, de ce qui reste. En ce sens, unique sujet, ultime objet, la littérature, son périssable souvenir en attente de la phrase immémoriale qui la rendra lapidaire en nous, et pour la suite qu’elle voudra bien se donner, est ce qui se raconte de narrateur en narrateur, est le Récit lui-même, est le personnage absolu dont les actions méritent d’être mises en scène, devient malgré elle le but premier et dernier de la diction funéraire. Macé ou Quignard (ou Michon mais Michon recommence, lui, toute la littérature pour tous, ce en quoi il est ailleurs) ne font pas de la littérature : ils racontent la littérature à titre posthume. Moment rare de la littérature où personne ne travaille plus à l’écriture d’une histoire ni à l’histoire d’une écriture mais à la mémoire de la littérature elle-même, celle qui oblige à raconter ce qui, à l’évidence, a déjà été écrit, à raconter ce qui a déjà fait l’objet d’un récit dans l’ivresse incrédule d’un discours indéfiniment rapporté, une narrativisation presque matricielle de tous les discours qu’elle a pu susciter, un récit de récit en quelque sorte où le second degré n’est jamais une mise en abyme mais une extraction hors de l’abîme de l’oubli où, à chaque instant, sans Macé, sans Quignard, elle menacera de glisser sans jamais avoir la chance de devenir notre hantise. Qu’on se saisisse ici à nouveau de l’histoire de Simonide, qu’on se souvienne combien Macé n’en est pas l’auteur mais raconte ce que d’autres ont raconté à propos de Simonide même, raconte le récit d’un récit déjà transmis par d’autres, raconte que Cicéron l’a déjà raconté. Jamais postmoderne, jamais autotélique, jamais autoréférentiel, le geste de ces récits de récits ne se veut que salutaire, ne rêve que d’un salut possible et d’un espoir de continuation : chaque mot de Macé, de Quignard ne cesse de dire qu’il faut sauver la littérature, la rendre disponible depuis l’aporie de sa disparition et assurer non sa postérité mais sa seule survie parmi les vivants.
Dès lors, raconter la littérature, ce n’est plus offrir sa parole au discours mais la rapporter sans cesse, tout le temps, sans interruption comme si ce qui caractérisait avant tout ces petites formes réflexives de Macé à Quignard, c’était d’exhiber la littérature comme une puissance indirecte libre, faire de la littérature même non pas un discours direct où elle parlerait d’elle-même non plus qu’un discours indirect où elle pourrait être intégralement retranscrite comme si elle tenait encore debout mais, déjouant tout paradigme, devient un discours indirect libre, qui ramène ce qu’il peut de la parole, ce qu’il en reste et fait le récit de cette traversée depuis ce bord du néant où ils la trouvent : à savoir pour oublier toute théorie toujours sans reste, n’œuvrer qu’à un commentaire aveugle, sans texte, une paraphrase qui gronde de ne plus trouver son origine et qui est condamnée à se faire la périphrase, de tourner autour de ce centre vidé, de dire par d’autres mots ce que d’autres mots eux-mêmes ont englouti. Dès lors, toujours plus que des récits et moins que des récits, discours en deçà et au-delà de tout discours, pulvérisation de tout repère, déshérence fondatrice de ce qui ne saurait plus se reconnaître dans un simple visage, ces textes, parce qu’ils ne traitent que de la littérature, sont plus littéraires qu’aucune littérature n’aura de fait jamais été, vont jusqu’au seuil de la réflexion sans pour autant être l’œuvre de la pensée, l’outil d’un quelconque raisonnement, la force d’une démonstration. Car, de Macé à Quignard, la réflexion sur la littérature s’y fait avant tout reflet de la littérature comme si chaque texte était son miroir brisé, comme si le texte renvoyait désespérément à la littérature, comme si le raisonnement s’y faisait la résonance des auteurs depuis la chambre d’échos qui se perdent, et la démonstration la monstration comme témoignage, désignation, deixis qui voudrait tant parvenir à elle-même. Comme si toute logique devait céder la place au chronologique, comme si la pensée n’était que son arrière-pensée, comme si la petite forme réflexive n’était que l’arrière-pensée de la pensée même au sens où Quignard dit que penser, c’est regretter, c’est être réflexif, c’est faire surgir ce qui doit revenir dans l’actualité d’un passé retrouvé où, comme sans doute un pesant remords, la pensée relève moins de l’esprit que du spiritisme. Deuil invétéré de la littérature : la pensée est devenue l’occasion pour les auteurs de donner des textes pensifs, où la pensée qui reste a une pensée pour la pensée qu’elle fut.
Et, si écrire et réfléchir ne s’y tiennent finalement plus que comme autant d’idées au sens d’éléments immatériels et fantomatiques, ne sont plus que les fantômes d’eux-mêmes, on ne saurait par conséquent être surpris de ce que se tiennent en concurrence, c’est-à-dire finalement ne s’y trouvent ni l’un ni l’autre sinon à l’état de spectres génériques, l’essai qui s’effondre devant le commentaire qui n’est que redite, non plus que le roman puisque la fiction n’y est pas et s’efface devant le souci de la remembrance de la fiction elle-même et des entours de la fiction. Cependant, une telle posture qui s’installe entre essai et fiction ne vient elle-même que d’un reste, est en somme le reste d’un reste, une réminiscence post-mortem supplémentaire qui, à nouveau, ne pointe que vers la portée funéraire et cinéraire de l’entreprise, ne s’impose que comme le fantôme d’un apologue. A la vérité, Quignard et Macé en particulier, ne semblent rassembler ces cendres que pour produire de la littérature un immense apologue, ne font que l’apologue de la littérature, racontent la littérature, ses auteurs encore et encore uniquement pour convaincre que la littérature, un jour, a pu exister, n’entendent ramener que la morale selon laquelle la littérature a pu être ramenée. Il ne faut pas comprendre autrement l’ensemble des Vies antérieures, des Petits traités ou encore des Colportages qui disent la littérature à la vitesse d’une argumentation indirecte, qui n’évoquent pas La Fontaine par hasard, imitent l’imitation, continuent la continuation pour dire l’art et la manière dans le grand défaut de la matière elle-même qui paraît caractériser les mêmes Quignard et Macé. Qui paraît dire combien le défaut est leur condition.
Mais qui paraît surtout dire combien l’ensemble des petites formes réflexives, celles qui se disent depuis ce début des années 1980, n’appartiennent de fait qu’à un autre reste, celui qui trahit un refuge absolu, qui croit faire rempart à la fureur du chaos qui sourd de chaque phrase perdue : le maniérisme. Car, à la différence de Michon, seul, solitaire dans l’obstination de sa prose qui va jusqu’à son propre effondrement, veut gagner le monde de la rumeur de la littérature revenue aux hommes, à leur forêts et après les bibliothèques, Quignard et Macé doivent se lire comme des maniéristes, des hommes venus du Grand Siècle, des hétérochrones accrochés au souci de la tradition qui reste, reprennent les formes à terre, les plus abîmées, les plus datées et donc les plus visibles, des hommes qui ont le souci de la forme, petite parce que diminuée par le passage du Temps, des hommes qui écrivent au cœur du maniérisme, à savoir au cœur d’une poétique sans poïesis, d’une poétique sans souci de création mais engagée dans une litanie de fantômes, de répétitions. Dans l’espoir ainsi paradoxal mais si pénétrant de Quignard d’avoir l’intention d’être lu en 1640 se dit un formalisme à la singulière figure, un formalisme dont l’avant-garde n’est plus le synonyme mais dont la reprise, la mimesis et l’auctoritas scholastiques s’imposent comme les clefs de voûte, un formalisme qui ne connaît que la nostalgie, celle qui force à reprendre voire repriser des formes antiques telle que la Vie elle-même reprise par Vasari à la Renaissance, dans un reste de reste qui fournit à la parole de Macé et de Quignard deux de ses traits majeurs, deux traits, deux arrière-pensées grâce auxquelles elle se distingue notamment de celle de Michon : l’aristocratie et la sacralisation de l’idée même de littérature, presque divinisée, devenue puissance païenne, que les uns et les autres dotent d’une incidente majuscule, écrivant dans le souvenir tremblant des Belles Lettres, du Beau Style, nostalgiques du Goût mais n’ayant pas le courage d’être mélancoliques comme Michon sait l’être pour les autres.
Cependant, dans la mesure où il vient bien après le maniérisme historique, ce maniérisme néologique, ce maniérisme du désastre, celui de Quignard et Macé, finit par apparaître comme une écriture à contraintes, contraint l’écriture, tout du moins son spectre à se maintenir, devient le refuge ultime contre le désastre mais cependant n’entend donner à la littérature une contrainte que pour la doter d’une mémoire, use de la contrainte aristocratiquement mais à la manière dont la poésie a déjà su œuvrer depuis des siècles dans la contrainte. Car, de Quignard à Macé, ce maniérisme, celui qui force à reprendre le cortège d’apologues, la théorie de fables, la procession insensée de Vies qui veulent rédimer la mort en creux de tout, ne se laisse lire que comme la poésie de l’idée comme si, à l’évidence, la petite forme réflexive voulait se faire le poème de l’idée, c’est-à-dire avant tout une prose qui n’en serait plus véritablement une, le reste d’une prose, n’en garderait donc que l’idée mais ne serait pas non plus véritablement une poésie, mais le reste de la poésie en chacun, l’idée de la poésie et se souviendrait combien il incombe au poème de prendre en charge à la fois ce qui reste et ce qui revient, comme le suggère Macé lui-même associant à l’évidence mémoire et poésie, lui qui dit que l’on écrit comme on trafique le long des côtes, dans l’espoir d’échanger la verroterie de nos souvenirs contre le manteau de la mémoire, et de réchauffer ainsi la poésie devenue tellement frileuse. En ce sens, chez Quignard et Macé, toute pensée, toute sentence de la pensée sont appelées à devenir un vers, à savoir ce qui, étymologiquement comme le rappelle Agamben, dans la versura, ne cesse d’aller et venir, de se tenir à la fois en arrière et d’anticiper, de se porter à l’avant, d’entrer dans ce moyen terme espéré depuis longtemps par Platon. Et comment envisager autrement le Dernier Royaume ou les Vies antérieures sinon comme ce moyen terme qui s’impose comme le vers entendu, en vérité, comme la préposition directionnelle, celle qui va vers, est l’idée même de toute préposition, celle qui met en mouvement et signale une tension, un élan entre le départ et l’arrivée, propose le passage sans repos et sans station comme labeur infini d’une parole fantomale et en déshérence pour maintenir, coûte que coûte, la littérature hors de danger ?

Ainsi, parce qu’elle revient du désastre, la puissance poétique de Macé et des petites formes réflexives ne s’offre que comme une nouvelle arrière-pensée, une nouvelle survivance du projet poétique de Hölderlin lorsque ce dernier affirmait que ce qui reste, les poètes le fondent, que l’hymne ultime sera de retrouver ces restes, les faire tenir dans une forme, leur donner l’occasion de surmonter le coma du monde pour se donner les moyens de tenir encore, de recommencer la vie tant qu’il en est encore possible. Si bien que les auteurs de ces petites formes réflexives ne sont que des poètes fondateurs dont il faudra bientôt oublier les noms, dont les patronymes deviendront vite encombrants, qui, aèdes plutôt qu’auteurs, passeurs plutôt qu’auteurs, interprètes plutôt qu’auteurs, n’appellent eux-mêmes que l’oubli et l’effacement devant ce qu’ils auront été capables de sauver, et comprennent qu’ils ne se tiennent finalement que comme un moment de transition, le trait d’union indispensable, la dialectique à nouveau possible entre une littérature qui a défailli et sa puissance à revenir se loger dans la parole des hommes, à revenir à la démocratie qu’elle n’aurait jamais du cesser d’être. Car, en définitive, les petites formes réflexives ne répètent inlassablement qu’une chose qui bientôt donnera à la génération suivante sa disponibilité, celle qui saura se trouver, en 1998, avec Le Black Note de Tanguy Viel puis cheminera jusqu’en 2013 avec la magistrale Disparition de Jim Sullivan, qui comptera aussi Loin d’eux, Dans La foule, Des Hommes et plus encore Autour du Monde de Laurent Mauvignier, mais aussi bien Oublier, trahir puis Disparaître de Camille de Toledo ou encore La Souterraine de Christophe Pradeau et également La Claire Fontaine de David Bosc et Le Triangle d’hiver de Julia Deck. Génération neuve qui, de la précédente, n’aura retenu qu’une chose unanime ou presque : que longtemps on se souviendra de la littérature.