Le risque d’oublier est fort lorsque, dans l’échelle des atrocités commises au fil de l’Histoire, la mémoire des uns, minoritaires, est mise en retrait. Il faut reconnaître qu’en plus d’être une poudrière, le puzzle géographique balkanique échappe souvent à la connaissance et à la compréhension. Ainsi connaît-on peu la trajectoire des Slovènes de Carinthie – Land le plus méridional de l’Autriche – seuls citoyens autrichiens à avoir résisté aux Nazis. Poursuivis pour leurs activités de lutte armée, certains, et certaines, ont aussi été déportés pour le simple fait de parler slovène en lieu et place de l’allemand prôné. C’est pourtant en allemand que la Slovène Maja Haderlap s’efforce de tisser cette mémoire, dans L’ange de l’oubli. Un premier roman magistralement abouti, justement récompensé par le prix Ingeborg Bachmann et, en France, par le prix du premier roman étranger.
Une histoire fortement inspirée du parcours de l’auteur, sans être strictement autobiographique, qui nous est transmise dans une prose minutieuse et imagée imprégnée de sa sensibilité de poète et magnifiquement rendue par la traduction de Bernard Banoun.
Ce livre possède toutes les vertus d’un manuel de micro-histoire, sans souffrir de sa méthodologie ou de sa didactique. Il constitue également un bel éloge de la résistance, de l’engagement, et du rejet d’une domination culturelle, sans s’apparenter non plus à un manifeste politique. Mais au-delà de tous ces niveaux de lectures qui en font sa richesse, L’ange de l’oubli est avant tout un texte amplement littéraire. C’est sur cet aspect que nous avons d’abord souhaité interroger Maja Haderlap lors de son passage à Paris en novembre.
Vous avez fait le choix de mener le récit du point de vue de l’enfant, qui est le dépositaire des paroles, interrogations et doutes de ceux qui l’entourent mais qui, du fait de son âge, ne saisit que partiellement les évènements passés et en cours qu’ils mentionnent. A l’image de cette compréhension parcellaire, la construction de votre roman est par moments fragmentaire. Le choix de ce locuteur répondait-il à une logique chronologique ou purement esthétique ?
Au début j’ai pensé écrire un texte de pure fiction dans lequel j’aurais mis tout ce que j’avais vu et entendu quand j’étais petite. Ensuite je me suis dit que si je procédais ainsi, ça ne produirait qu’une histoire parmi d’autres. Il fallait que je donne une base documentaire au roman. J’ai donc choisi de suivre l’autobiographie, ce qui a des conséquences sur l’écriture. J’ai mis au centre du roman le processus de la mémoire, du souvenir, et j’ai essayé de trouver à quel moment, où, quand, comment ces souvenirs remontaient en leur donnant une forme littéraire. C’est, je pense, ce qui donne au roman son aspect fragmentaire.
Cette construction reflète parfaitement le processus d’apprentissage chaotique du personnage et de compréhension du lecteur. Mais elle traduit aussi une difficile mise à distance de l’enfance par la narratrice grandissante, qui a parfois besoin de se désigner comme « l’enfant » pour avancer réellement. Que traduit cette temporalité par à-coups ?
Il était très important pour moi de raconter l’histoire en allant au-delà de l’histoire de l’enfant. En effet, si j’avais arrêté le roman à la fin de l’enfance, il serait resté une victime. Or, je souhaitais absolument montrer le processus d’évolution, de dépassement de l’enfant. Montrer comment la réflexion se fait jour et d’entraîner les lecteurs dans ce processus de réflexion.
Ce regard d’enfant avec lequel s’ouvre le roman permet de transmettre des descriptions extrêmement minutieuses quant aux détails du quotidien, conférant une dimension quasi anthropologique au roman. Aviez-vous conscience de cet effet ?
Oui. Le souvenir n’existe que parce qu’il y a une langue. Pour moi, ce roman traite de la disparition d’une culture du quotidien. C’est la raison pour laquelle je souhaitais prendre le temps de transmettre un certain nombre de détails, comme c’est le cas dans les scènes où la grand-mère cuisine, ou lorsque je décris le travail du père. C’était fondamental car il ne fallait pas que, par l’écriture et par la langue, cette culture tombe dans l’oubli.
Dans cette description du quotidien, les femmes occupent une place de premier plan. Est-ce le pur reflet de la réalité d’alors ou une façon de souligner le rôle central de ces personnes souvent oubliées ?
Ce qui m’intéressait était de montrer l’engagement de ces femmes et la façon dont elles rentrent dans l’histoire. Il était crucial qu’elles ne soient pas négligées par la postérité. Je l’ai fait intuitivement au début, mais en réalité cela rejoint un intérêt profond.
Le moment où la jeune fille prend pour la première fois conscience qu’elle appartient à une minorité méprisée est celui de son entrée à l’école, lorsqu’elle choisit de suivre des cours en slovène plutôt qu’en allemand. Est-ce une façon pour elle de reprendre le flambeau du combat des partisans menés par ses grands-parents ?
Bien sûr, c’est un devoir que se donne cette jeune fille. Au moment où elle prend conscience qu’elle appartient à cette minorité, il y a un phénomène d’identification très fort chez elle avec la culture et la langue slovènes. Le moment où elle va à l’école et se décide pour le slovène est le moment clef de la prise de conscience. C’est un moment très fort car il marque un début de politisation, même s’il est inconscient au départ.
Un choix qui renvoie à la conception même de ce qu’est une langue : est-ce un medium purement utilitaire ? Un vecteur de culture ? Un instrument de domination. ? D’autant plus que le langage est le est le matériau primaire de la romancière…
À travers cette politisation, la jeune fille découvre qu’il y a une hiérarchie des langues et, au-delà, un rapport de pouvoir entre les langues, les luttes de pouvoir dans la société. Elle découvre aussi que cette langue qu’elle a choisie n’a pas de fonction dans la société ou dans le domaine public. C’est presque une langue cachée, le slovène étant surtout la langue de la famille. Elle n’avait aucune fonction publique, sociale. En même temps, c’est la langue de l’identité. Une identité cachée qui devient un instrument politique. Car, à l’inverse, un bon citoyen de Carinthie se doit de refouler complètement le slovène.
Un autre aspect frappant de votre roman, largement tourné vers le passé, tient au fait qu’il est essentiellement écrit au présent.
Ingeborg Bachmann disait que « l’écriture n’a pas lieu en dehors d’une situation historique donnée », tout en se sentant « suspendue à la ligne haute tension du présent ». De même, votre narratrice s’efforce de s’ancrer dans le présent tandis que ses parents ne cessent d’évoquer le passé. Écrire au présent était-il un moyen de transmettre cette envie de la narratrice ?
J’ai choisi d’écrire au présent parce que, en effet, le passé est sans cesse revécu. Si j’avais écrit au passé cela aurait signifié que le passé était terminé. Or, il est leur actualité.
À l’image d’Ingeborg Bachmann de nouveau, en qui Christa Wolf voyait le parfait exemple de l’écrivain qui se perçoit et se positionne comme le représentant de son époque, la question de l’engagement en littérature est-elle importante pour vous ? C’est une dimension qui apparaît dans votre texte où le personnage collecte et rapporte les voix des autres…
J’ai d’abord écrit ce roman parce que c’était une nécessité personnelle. Ensuite parce que j’ai voulu raconter l’histoire des Slovènes. En réalité, il m’est difficile de répondre à cette question car, pour moi, les deux sont extrêmement mêlés. C’est une histoire privée qui, à un moment donné, est également devenue politique.
Avez-vous le sentiment qu’en ce moment en Carinthie les artistes sont les plus actifs, les mieux placés pour porter la voix des Slovènes de Carinthie ? Qu’ils se substituent aux politiciens, voire aux historiens ?
Les artistes slovènes de Carinthie sont un tout petit groupe. Il y a très peu d’écrivains. Ils se sont en général engagés pour le slovène car ils écrivent dans les deux langues. Ou bien parce qu’ils ont pris ce sujet comme matière de leurs poèmes ou de leurs livres et l’ont traité de façon politique. Il en est de même pour les peintres. De toute façon, les artistes sont toujours en avance sur les politiques. Ce sont eux qui trouvent les formes nouvelles de la discussion publique qui va avoir lieu par leurs œuvres. C’était déjà le cas à l’époque de Bachman ou de Handke. Tous, directement ou indirectement, écrivains de langue allemande ou de langue slovène de Carinthie, ont évoqué ce problème (à l’exception de Josef Winckler). Et c’est grâce à eux que la discussion sur le sujet ne passe à pas à l’as. Mais il faut dire aussi que la plupart des écrivains slovènes de langue allemande ont quitté la Carinthie.
La question des traces, corollaire du questionnement sur la mémoire et la transmission, traverse le livre. D’un point de vue plus méthodologique, pouvez-vous nous dire de quelle manière vous avez travaillé ? À quels documents vous avez eu accès ?
J’ai réellement retrouvé un cahier de notes de ma grand-mère, qui est directement cité dans le roman. J’avais aussi quelques photos de famille que j’ai retrouvées et utilisées pour écrire.
Comment votre livre a-t-il été perçu à sa publication ? A-t-il été lu en Autriche ?
Il y a eu beaucoup de réactions dès la parution du livre. On sentait qu’il était lu, aussi bien en Allemagne qu’en Autriche. Il y a eu des critiques dans la presse, à la radio. J’ai été obligée de m’investir dans cette discussion publique et je me suis aperçue que cette discussion allait bien au-delà des cercles littéraires habituels. Des vendeurs, des travailleurs m’écrivaient pour me dire qu’ils retrouvaient dans le livre des éléments qui faisaient écho à des choses qu’ils avaient vues ou qu’on leur avait racontées. Le livre a aussi été inscrit dans les programmes scolaires, et pour le Bac. J’ai alors eu l’impression, assez agréable, que j’étais arrivée à quelque chose.
En ce qui concerne la réception en tant que telle, elle est très différente entre l’Allemagne et l’Autriche. Les Allemands sont certes intéressés par le sujet mais ils considèrent avant tout que l’histoire de la minorité slovène de Carinthie est celle de l’Autriche, pas la leur. En revanche, beaucoup de Tchèques ou de Polonais qui ont lu le livre en allemand m’écrivent pour me dire que le texte les a beaucoup touchés car ils partagent cette histoire de disparition, de perte de mémoire, de culture passée.
Il y a également eu des réactions négatives, bien sûr, notamment des partis de droite en Autriche. Mais un livre qui paraît est comme un organisme vivant ; il déclenche toutes sortes de réactions. Les réactions négatives font partie de cela. Elles ont existé mais cela ne m’intéresse pas vraiment d’en parler.
Cette première expérience vous a-t-elle donné l’envie d’écrire un nouveau roman? Toujours en allemand, ou en slovène ?
Oui. Dans le contexte particulier de la géographie de la Carinthie, entourée de trois frontières, je pense qu’il y a encore beaucoup de choses à raconter.
Pour le moment j’écris de moins en moins en slovène, pas même de la poésie. Cependant, je ne sais pas où je serai dans vingt ans, mais je peux tout à fait m’imaginer que je réécrirai en slovène. Simplement, pour le moment, je suis entièrement tournée vers l’allemand, de la tête aux pieds.
Percevez-vous une évolution vers une reconnaissance, une meilleure acceptation de la langue slovène dans le quotidien ?
J’aimerais vous soumettre une anecdote qui me fait douter de ce progrès : il y aurait une polémique autour de la non-installation de panneaux bilingues dans les villages de Carinthie. Il semble que le seul moyen de protestation trouvé par les locuteurs slovènes soit de ne pas respecter les limitations de vitesse… Est-ce représentatif de la situation actuelle en Carinthie?
Oui. C’est loin d’être une anecdote. Ce phénomène illustre l’absurdité de la législation autrichienne. En 1955, un traité d’État a été signé à la fin de l’occupation de l’Autriche. Selon ce traité, les Slovènes de Carinthie devaient avoir la possibilité de disposer des panneaux bilingues dans leurs villages. Mais à cette époque, personne ne les a revendiqués ni mis en place. Cela a duré 60 ans jusqu’à ce qu’il y ait une révolte.
Aujourd’hui, les panneaux bilingues sont toujours absents. Mais on ne peut pas porter plainte contre le traité car les panneaux y sont mentionnés… C’est l’application du traité qui est fautive. Le seul moyen de contourner cette situation est donc de dépasser les limitations de vitesse. Dans le meilleur des cas, on reçoit une contravention et, dans la mesure où elle n’est pas écrite en slovène, il est possible de porter plainte en disant qu’on ne la comprend pas. C’est le seul interstice qui existe dans la législation pour combattre cette inégalité malheureusement toujours de mise. Alors que le slovène est une langue officielle…
Maja Haderlap, L’Ange de l’oubli (Engel des Vergessens), traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun, Éditions Métailié, 235 p., 20 € — Lire le premier chapitre