Hervé Guibert, Articles intrépides (1Book1day)

Hervé Guibert © Christine Marcandier

Alors que paraît L’Autre journal d’Hervé Guibert (L’Arbalète Gallimard) — rassemblant les articles que l’écrivain publia en 1985-1986, mais aussi des entretiens et photographies —, retour sur le premier volume de ces Articles intrépides, paru en 2008 chez Gallimard et regroupant les papiers culturels de Guibert dans Le Monde (1977-1985).

A78091Rêveries d’un promeneur solitaire, A Rebours, Parlons travail, Curiosités esthétiques … tous ces titres auraient pu convenir aux Articles intrépides d’Hervé Guibert. Comme le précise une note de l’éditeur (Gallimard), le titre a été « source d’hésitation » pour l’auteur. Qui a fini par désigner ainsi, dans son testament littéraire, ces papiers culturels parus dans le journal Le Monde, entre le 11 août 1977 et le 10 octobre 1985. Intrépides, donc, « ne se laissant rebuter par aucun sujet », selon la définition consacrée, ni les cires du Musée Grévin, ni les écorchés des planches d’anatomie, ni France Roche narrant ses festivals de Cannes, ni Balthus refusant l’anecdote, ni Amanda Lear, en proie à la vengeance d’un admirateur.

On aurait pu imaginer un Parlons travail, à la manière de Philip Roth, pour le récit de rencontres intellectuelles (Godard, Deleuze, Rohmer, Pialat, Rivette, etc.), d’échanges, la manière dont se tisse, d’entretiens en entretiens, malgré une présence souvent effacée, l’autoportrait d’un Guibert en plein processus de création.

Ou A Rebours, pour ce que ce recueil recèle de collections hétéroclites, de jupons des danseuses des Folies-Bergère, d’éventails, de tableaux, de perruques, d’affiches de cinéma ou de cires anatomiques du docteur Spitzner.

Curiosités esthétiques, à la suite d’un Baudelaire, pour ces écrits sur l’art et ce regard ouvert, réceptif, acéré, à l’image de la « Visite au musée de l’Homme » (5 juillet 1979). On entre dans le musée, à la suite de Guibert, comme on entre dans ce livre : « Sitôt qu’on a décliné son nom, et le motif de sa visite, en l’occurrence ici « curiosité », sur un grand cahier tenu par un gardien diligent et aveugle, on peut pénétrer et aussitôt se perdre dans la partie secrète, immergée, du musée, un dédale faramineux de couloirs sombres, encombrés de caisses qu’on n’a pas pris le temps d’ouvrir depuis des années, de bas-reliefs, de colonnes et de chapiteaux, de totems, de phallus, de dieux, d’oiseaux masqués et d’idoles, de coches d’eau, de trônes, d’ex-voto, moulages en cire très pâle de pieds ou de mains d’enfants ».

Tout y sera : les cires, les masques, les curiosités, les entrées par des portes secrètes ou souterraines, les aveugles et même les articles non ouverts depuis des années.

Rêveries d’un promeneur solitaire enfin, pour la subjectivité assumée de Guibert, sa manière singulière d’arpenter les lieux de l’art, cinémas, théâtres, opéras, festivals, musées.

Guibert est écrivain dans ces articles, sans souci de format ou de codes journalistiques. Écrivant un papier sur Boy meets girl de Léos Carax (1983), il parle de tout autre chose, du genre du teen movie, de la starification de plus en plus précoce des actrices, du trio représentatif Deneuve / Adjani / Marceau, avant d’accorder, en toute fin d’article, un demi paragraphe au « morpion mal mouché » (et c’est un compliment !), Léos Carax. Une rencontre due au hasard de Raymond Depardon, des mois plus tôt, est l’occasion d’évoquer, au présent mais de manière oblique, son dernier film (Empty Quarter), de lui donner un sens, de trouver son essence. Mais entre parenthèses, comme en aparté, en une manière paradoxale de reculer le sujet de l’article dans ses marges pour mieux le mettre en lumière, sans surexposition, en un texte centré, justement, sur le désir, la « contre-pensée ».

Autre forme de court-circuit, ironique celui-ci : en lieu et place d’un compte-rendu de l’exposition Balthus à Beaubourg, Hervé Guibert s’emporte contre l’artiste cultivant le secret, contraignant ses proches au silence, maquillant jusqu’à son nom sous pseudonyme — l’exact opposé de Guibert, donc, dans son rapport au privé / public —, remarque que le catalogue d’exposition de 392 pages ne contient pas une ligne biographique et retourne son article sur un « à malin, malin et demi » : il expose ses recherches sur la vie de Balthus, et produit plus de dix pages d’anecdotes, de récit, reconstituant le « puzzle », tel un « Duluc de la peinture contemporaine », non sans avoir noté, d’une pointe d’humour perfide que « la dernière édition du Petit Robert consacré aux noms propres l’ignore pourtant : ou bien Balthus a payé cher pour cela, ou bien on l’a considéré comme un peintre mineur ».

Les Articles intrépides sont un témoignage passionnant sur la culture des années 80, ses transformations, sur les débuts d’un Carax ou d’un Daho. C’est aussi un monde qui s’éteint, avec une rêverie scripturale sur Rosebud Citizen Kane ou le principe émotif », 1981) ou sur son auteur, Orson Welles (« Les nuits blanches du tigre blanc », 1982), en « King », « tigre royal du Bengale », sa présence massive, son rire « énorme » :« Le King est déjà là (…). Assis sur son fauteuil capitonné, immobile, royal, le King. Son numéro se réduit à peu de chose : sa présence, son nom, sa stature suffisent à en faire un faramineux objet de spectacle ».

Et cette anecdote, géniale : « Ce soir-là, il était à Londres, et il était rentré seul dans un restaurant chinois, chez Monsieur Charles, mais oui, il aime dîner seul, comme il aime voyager seul, et il ne déteste rien tant que les gens qui l’abordent, avec un air d’affliction, pour lui dire : « Oh ! mais vous êtes seul, comme vous devez être triste, venez dîner à notre table. — Non, merci beaucoup, je ne tiens pas du tout à dîner avec vous » […]. Et ce soir-là, évidemment, alors qu’il traversait la salle pour s’asseoir à sa table, comme d’habitude, les serveurs s’étaient figés dans le silence de leur stupéfaction, et Orson, par pudeur, avait baissé les yeux dans son livre […], comme si le livre était un masque pour se cacher mais un des serveurs avait fini par l’aborder et lui demander : « Pourquoi n’avez-vous jamais fait de film après Citizen Kane ? », et Orson, de sa voix la plus calme, s’était mis à lui citer les noms de ses autres films, Monsieur Arkadin, La Splendeur des Anderson, La Dame de Shanghai… Mais une journaliste était dans le restaurant, et le lendemain, dans la journal, Orson avait lu que pour briser le silence qui lui pesait, tout seul, et comme un fou, d’une voix tonnante, il s’était mis à hurler : « je suis l’auteur de Citizen Kane, de Monsieur Arkadin et de La Splendeur des Anderson ! » ».

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Ce sont des portraits hauts en couleur, Mary Meerson, ancienne compagne d’Henri Langlois et « gardienne du bastion », le Musée du Cinéma, trois fois inauguré, jamais ouvert au public (1979) ; Dalida, Patrice Chéreau, Isabelle Adjani, Balthus. À chaque figure, un style, un registre, une tonalité ou une couleur. Loufoque pour Dalida (« La Recherche du temps perdu, Le cas de Dalida ») qui se serait « finalement ralliée aux idées du philosophe allemand Emmanuel Kant, auteur des Fondements de la métaphysique des mœurs », poétique pour Adjani, qui deviendra la « Marine » de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie : « Un portrait d’Adjani ? Ainsi, moi aussi, je vais devoir trouver des teintes pour définir le bleu exact de ses yeux, et j’irais dans le catalogue d’un fournisseur de gouaches pour en tirer quelques bleus limpides et lointains, changeants, à la fois transparents et denses, bleus polaires ou d’outre-mer profonds ? »

Les rencontres deviennent des motifs, tissés d’articles en articles, en échos — les cires, Welles, les aveugles, Adjani —, « La mort toute crue » (1979) évoque « Le rêve de transparence » (1978) avant de se fondre dans « Le musée infâme du docteur Spitzner » (1980). Guibert rencontre Deleuze deux fois, croise et recroise Depardon, écrit « en attendant Godard » (1982), achève Balthus, en 1984, à l’occasion de la Mostra de Venise, ironise sur son refus hautain, « aristocratique » écrivait-il déjà l’année précédente, de « laisser contaminer une œuvre par des anecdotes », dénonce son mépris à l’égard des films présentés au festival. Les carnets du festival de Cannes reviennent d’année en année, le recueil met en regard des pratiques artistiques en apparence hétérogènes et les fond, interroge leurs rapports.

Ainsi Yves Saint-Laurent, couturier, présenté comme un « géomètre », un peintre, un écrivain. Ou le Antonioni de La Notte — titre aussi de l’album de Daho occasion d’une rencontre La Notte La Notte — filmant la ville, ses bruits, comme Robert Frank ou William Klein ont pu la photographier. C’est Guibert lui-même offrant un portrait d’Isabelle Adjani entre littérature, cinéma, peinture et littérature. Comme il l’écrit dans son article du 8 décembre 1983 à propos de l’exposition Saint-Laurent au Metropolitan de New York, « l’art se fait d’inséminations ». De rencontres aussi, à l’image d’une œuvre — celle de Guibert — qui s’est toujours nourrie de la vie, du privé, de l’intime.

Paradoxalement, Guibert s’efface souvent, retranscrit des entretiens en omettant volontairement ses questions, en offrant des textes reproduisant directement, entre guillemets, les propos de Fanny Ardant, Rohmer, d’autres encore. Ou il fait de la personne un personnage, déjà fictionnel, comme Adjani, en chemin vers l’œuvre romanesque, « modèle d’identification féminine », elle qui « donne corps », « ne déçoit jamais l’écriture » : « elle figure mon désir fou de cinéma ».

De fait, si Guibert s’efface, c’est en tant que journaliste. Il se pose, s’expose en tant qu’écrivain, puisant ses sujets d’articles dans ses thèmes obsessionnels (les limites de la pornographie, les aveugles, les cires, l’intime, le dévoilement, la transparence), il s’interroge sur l’émotion, traverse les coulisses, dévoile les dessous, façonne un « regard », se place du côté des interprètes (acteurs, danseurs) comme du public — il est dans les files d’attente d’un cinéma, d’une « action » de Gina Pane (« le solitaire, perfidement, écoutait les conversations »), transcrit une exposition Van Gogh en suivant la chorégraphie d’une femme devant chaque tableau (« Rendez-vous avec Vincent », 1982).

Ces Articles intrépides seraient-ils donc un laboratoire de l’œuvre de Guibert, un creuset ? un prolongement ? un centre ? Leur photographie d’identité, plutôt, une sorte de programme esthétique, comme l’illustre le dernier article, daté du 10 octobre 1985 et magnifiquement intitulé « Photoportraits sans guillemets » (quel beau titre potentiel, encore, pour l’ensemble du recueil…). Guibert y raconte une entrevue avec Henri Cartier-Bresson :

« « Venez à la maison, dit-il, ce sera l’occasion de se revoir, je vous ferai une tête, et si vous voulez je vous tirerai le portrait — une photo d’identité —, on bavardera, et vous écrirez ensuite ce que vous voulez, mais je ne veux pas de guillemets, vous n’aurez qu’à inventer ». Soit, nous aurons la petite astuce de ne pas mettre de guillemets aux propos d’Henri Cartier-Bresson. De toute façon, les propos rapportés apparaissent dans ce journal en caractère italique. Ce qui lui fera dire la prochaine fois : pas de guillemets, et pas d’italique. Mais que le lecteur se rassure : tout ce qui sera retranscrit ne relève pas d’une invention ».

Tout est là, encore une fois, la tendresse ironique, le regard, la pointe, l’invention plus vraie que nature. Les Articles intrépides ne sont pas une publication posthume d’articles publiés du vivant d’Hervé Guibert, ce sont des photoportraits sans guillemets de son œuvre, comme cette photo que Cartier-Bresson montre à Guibert, à la loupe, sur une planche-contact :

« Cartier Bresson était chez une amie. Son fils, un tout petit garçon, s’était fait une couronne de papier en découpant en lanières le journal Le Monde. Cartier-Bresson n’a pas pu résister. Et il a eu raison. La photo est bonne ».

© éditions de l’Arbalète, L’Autre Journal d’Hervé Guibert, p. 20

Cette photographie est l’une des premières reproduites dans L’Autre journal. Nous en reparlerons donc très vite.

Hervé Guibert, Articles intrépides (1977-1985), Gallimard, 2008, 382 p., 25 €
L’Autre journal, Articles intrépides II, L’Arbalète Gallimard, 176 p., 19 € 50