Auguste Rodin, artiste rénové, artiste éclairé

Le baiser © Simona Crippa

Le Musée Rodin a rouvert ses portes le 12 novembre dernier, après trois années de travaux. C’est l’occasion pour le public de redécouvrir l’œuvre du sculpteur ainsi que d’apprécier la restauration de l’Hôtel Biron. Hélène Pinet, directrice des Collections photographiques du Musée Rodin, a accepté de nous faire le récit de cette belle aventure.

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Hélène Pinet : Le Musée était en travaux depuis le début de l’année 2012 mais la rénovation a débuté même avant, à la fin des années 1990. En effet, elle a été mise en place en trois étapes. D’abord nous avons rénové le site de Meudon. Nous avons construit de nouvelles réserves pour pouvoir stocker une partie des sculptures et du fond d’atelier de Rodin, le fond était déjà là mais nous avions besoin de beaucoup plus de place et ceci, avant d’entamer des travaux à Paris. Il faut savoir que le Musée est sur deux sites : Paris et Meudon où se trouve la maison que l’artiste a véritablement habitée (la Villa des Brillants) et où se trouvent les réserves avec ses sculptures en plâtre, ses études, ses moules. On peut visiter d’ailleurs le site de Meudon, maintenant, tout au long de l’année.

La villa des Brillants, Meudon. © Musée Rodin
La villa des Brillants, Meudon. © Musée Rodin

Une fois les travaux de Meudon réalisés, nous avons entamé les travaux de ce que nous appelons la « Chapelle » sur le site de Paris. Il s’agit d’une chapelle du XIXè siècle qui était jusque là utilisée pour des expositions temporaires et qui a été entièrement rénovée pour pouvoir installer une grande partie des bureaux des équipes du Musée. Ces travaux ont duré à peu près six ans, à partir de la fin de 1990, et on a rouvert en 2005. Tous les gens qui travaillaient dans l’Hôtel Biron ont déménagé et se sont installés donc dans la Chapelle, des réserves ont été creusées dans les sous-sols pour les photographies et les dessins. La salle des expositions a été aussi réaménagée dans ces murs ainsi que l’accueil du public. C’était un très grand changement et je pense que les gens ont parfaitement mesuré l’importance dès la réouverture en 2005.

Voici donc pour les deux premières parties des travaux. On doit imaginer que c’était comme si on prenait son élan pour entamer la dernière partie de la rénovation qui concernait l’Hôtel Biron. Cet hôtel du XVIIIè siècle a été habité simplement en partie par Rodin au début du XXè siècle. C’était Rainer Marie Rilke, son ancien secrétaire, qui lui avait indiqué l’endroit.

Lettre de Rilke à Rodin. © Musée Rodin
Lettre de Rilke à Rodin. © Musée Rodin

Au XIXe siècle l’Hôtel Biron était devenu une maison de jeunes filles de l’aristocratie, tenue par les religieuses de la congrégation du Sacré Cœur de Jésus. En 1904, au moment de la séparation de l’Église et de l’État, l’État a récupéré les bâtiments, comme beaucoup d’autres bâtiments appartenant à des congrégations, et ne sachant pas quoi en faire, il a loué au tout-venant l’Hôtel Biron. A ce moment-là l’Hôtel était entouré d’annexes pour toutes les élèves qui y habitaient, ce sont notamment ces espaces qui ont été loués. Parmi les locataires il y a eu Isadora Duncan, Edouard De Max, Matisse, le jeune Cocteau qui trouve ici sa garçonnière, et Rilke, pour ne citer que de noms célèbres parmi une grande quantité de gens restés anonymes. Rilke découvre l’Hôtel Biron parce qu’il cherchait un atelier pour sa femme, Clara Westhoff, elle-même sculpteur qui avait aussi rencontré Rodin. Rilke trouve l’endroit véritablement à son goût et au lieu de le laisser à sa femme, il s’y installe lui-même. C’est lui qui écrit à Rodin pour lui dire qu’il a trouvé à Paris un lieu absolument merveilleux où courent même de petits lapins. Rodin vient et, totalement séduit par l’endroit (on peut bien l’imaginer, le lieu était très romantique avec des jardins un peu à l’abandon), il s’y installe. C’est ici que Rodin reçoit ses admirateurs, les collectionneurs, les journalistes. De fait, à partir de 1908, Rodin quitte tous les jours sa maison de Meudon pour venir à Paris dans son atelier de l’Hôtel Biron.

En 1910 quand l’État met tout le monde à la porte pour rénover l’Hôtel et pour le rendre tel qu’il était au XVIIIe siècle, c’est-à-dire en détruisant toutes les annexes, Rodin reste et squatte littéralement les lieux. Il fait en même temps une proposition à l’État : donner l’ensemble de ses œuvres, son atelier ses moules ses archives ses collections, à condition que l’État crée un Musée Rodin dans l’Hôtel Biron. L’État hésite parce qu’il se dit que si tous les artistes se mettaient à faire ce genre de propositions, cela l’entraînerait fort loin. Rodin a beaucoup d’ennemis mais aussi beaucoup d’amis qui le soutiennent dans ce sens. Finalement, en 1916, en pleine guerre, la proposition est acceptée et l’opération a lieu. La Chambre des Députés puis le Sénat, acceptent la donation. L’Assemblée nationale vote ainsi une loi pour la création du Musée Rodin à l’Hôtel Biron, et ce, du vivant du sculpteur. Mais la guerre empêche le sculpteur de voir l’ouverture du Musée qui aura lieu le 4 août 1919, deux ans après sa mort. Rodin aura en tout cas permis de sauver l’Hôtel Biron de la démolition, grâce à la réalisation de son rêve et en négociant avec l’État les dispositions de sa donation.

Ce qui est aussi important dans les discussions pour la donation, c’est que Rodin donne notamment le droit d’exploitation de son œuvre, cela permettra donc au Musée d’être indépendant financièrement. L’État crée ainsi un musée, un Musée National, mais totalement autonome matériellement. Au départ le Musée va vivre sur l’argent que Rodin a laissé mais l’entretien des bâtiments est coûteux. Cela faisait d’ailleurs partie de l’échange : l’État devait prendre en charge l’entretien des bâtiments et du jardin, mais il ne l’a jamais fait ou quasiment jamais. C’est toujours le Musée, grâce à son autonomie, qui a entretenu les bâtiments et les jardins sur les deux sites : Paris et Meudon. Un Conseil d’Administration a dû être créé pour gérer les fonds de Rodin, faisant en sorte que le Musée reste indépendant, permettant ainsi l’entretien des lieux et leur transformation, car le Musée a bien évidemment évolué sur un siècle.

Ouvert au public depuis 1919, le Musée se trouve, à la fin du XXè siècle, dans la grande nécessité d’une rénovation. Il fallait préserver l’ancien bâtiment de l’Hôtel tout en lui redonnant un nouvel éclat. En 2010-2011, l’Hôtel était vraiment en très mauvais état, les gens qui l’ont visité à ce moment-là s’en souviennent. Longtemps on a pu trouver que cela avait un côté très romantique mais ensuite ça prenait plutôt un côté « abandonné » avec des parquets qui étaient recouverts de rustine…

Dans le film de Chantal Akerman, La Captive, on parcourt des salles du Musée tel qu’il était en 2000, à la sortie du film, grâce à Stanislas Merhar qui poursuit Sylvie Testud.

Oui, et déjà à cette époque, le Musée avait besoin d’être restauré, la lumière naturelle utilisée dans le film rend les choses beaucoup plus belles qu’elles ne l’étaient.

Stanislas Merhar, La Captive, Chantal Akerman
Stanislas Merhar, La Captive, Chantal Akerman

Enfin, la rénovation devenait aussi nécessaire parce que l’équipe de travail a plus que doublé, surtout entre 1980 et 1990. Nous sommes maintenant à peu près une centaine de personnes qui travaillons au Musée. Et comme nous sommes autonomes financièrement, nous avons nos services financiers, notre service commercial, notre service éditorial, nous avons notre boutique, sans compter tout le personnel scientifique, le personnel de surveillance, de maintenance. Il fallait donc trouver la place pour tous ces gens. Au départ tout le monde a trouvé un peu de place dans l’Hôtel Biron, dans les combles, un peu partout, un peu dans la Chapelle… Puis en 2005 une grande partie de l’équipe s’est installée dans la Chapelle et on a commencé à penser à la troisième partie de la rénovation de l’Hôtel Biron.

Des directeurs successifs se sont occupés de ces différents travaux, et en 2012, quand Catherine Chevillot est arrivée, elle a mené l’ensemble de ces grands travaux sur ces trois ans. Puisqu’il fallait compter sur notre autonomie, il était hors de question de fermer le Musée, il est donc resté ouvert par moitié. Les travaux ont été faits d’abord sur une partie et après sur une autre partie. Quand on est arrivé à devoir rénover le hall du Musée, il a fallu néanmoins le fermer complètement en janvier 2015. Nous sommes revenus au public le 12 novembre de la même année.

Les travaux auront coûté plus de 16 millions d’euros, financés à 51% par le Musée et, cette fois-ci, à 49% par l’État. Nous avons quelques mécènes, et quelques partenariats. Le plus grand mécène étant la Fondation Cantor qui a financé le mobilier et une partie de l’éclairage. Les travaux consistaient en effet à revoir : éclairage, parquets, huisseries, mises aux normes de sécurité, notamment pour les handicapés, ce qui n’était pas une moindre chose dans un hôtel du XVIIIè siècle. Un nouveau mobilier a été conçu pour valoriser les sculptures tout en se faisant très discret. C’est un mobilier contemporain, épuré, qui se mélange avec les sellettes d’atelier de Rodin qui font encore partie des collections.

© Simona Crippa
© Simona Crippa

On a procédé aussi à la création de nouvelles vitrines qui bénéficient d’un éclairage artificiel tout à fait innovant, conçu pour interférer le moins possible avec la lumière naturelle de la journée et, en même temps, afin de pallier celle-ci par temps couvert, de nuit ou encore en fonction des changement saisonniers. Ce sera un système informatique, appelé le protocole Dali, du nom du peintre, qui fera ainsi varier la lumière salle par salle, œuvre par œuvre. Les sculptures sont du coup mieux mises en valeur grâce à cette lumière qui va jouer en particulier sur les volumes.

Plâtre, écrins, vitrines et parquets, Musée Rodin © Simona Crippa
Plâtre, écrins, vitrines et parquets, Musée Rodin © Simona Crippa

Nous avons aussi envisagé et mis en place une mise en scène des plus de 600 œuvres. Le public pourra découvrir plus de peintures qu’auparavant et, en ce qui concerne la sculpture, on pourra voir plus de plâtres qu’il n’y en avait autrefois. L’idée est de montrer, de décrypter le processus de la création de Rodin de manière plus précise et systématique. Le parcours de découverte est à la fois chronologique et thématique. On pourra suivre par exemple des axes thématiques qui sont consacrés à La Porte de l’Enfer ou au Monument des Bourgeois de Calais. Ce qui s’inscrit aussi dans les grandes nouveautés, ce sont les collections de Rodin. Une salle est donc entièrement dédiée à la Collection d’Antiques, et puis on a voulu représenter une salle de l’hôtel telle qu’elle était quand Rodin l’occupait, c’est ce que les Anglo-saxons appellent les « period’s rooms », c’est-à-dire que, comme dans une photographie, l’espace a pour objet de reconstituer des intérieurs homogènes d’une époque donnée.

Tu es Directrice des archives de la photographie du Musée, quel est ton rôle exactement ? Pourrais-tu nous expliquer ? Ton travail est moins connu par le grand public.

C’est moins connu d’abord parce que Rodin n’était pas photographe lui-même. Mais il avait une particularité, celle de faire travailler énormément de photographes, lors de la création de son œuvre et notamment pour la diffusion de celle-ci. C’est-à-dire qu’il avait très bien compris que pour faire connaître sa sculpture et pour qu’elle soit présente dans la presse, il fallait qu’elle soit photographiée. Il s’est rendu compte que plus il y avait de photographes, plus il y avait de points de vues différents sur son œuvre. Cela multipliait et démultipliait l’image et surtout une image particulière, selon les photographes sollicités. Du coup, les gens produisaient à chaque fois un discours différent devant les images représentées. Les photographes comme Eugène Druet ou Jacques-Ernest Bulloz qui ont travaillé pour lui, ont produit des images qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, suscitant les unes et les autres des discours véritablement distincts. Pour Rodin il était important d’avoir ces multiples visions sur son œuvre et, bien sûr, ces diverses approches de la part du public.

Tête de la douleur, 1903-1904, Jacques-Ernest Bulloz © Musée Rodin.
Tête de la douleur, 1903-1904, Jacques-Ernest Bulloz © Musée Rodin.

De quelle manière alimentes-tu le fond photographique Rodin ?

Nous continuons de l’alimenter, parce que d’abord nous n’avons pas tout, nous avons beaucoup de portraits de Rodin, de son entourage, de ses œuvres, mais parfois il nous en manque, même si on est très riches en la matière. Nous devons acheter aux enchères ou chez les marchands. Il s’agit aussi d’un fond qui est sans cesse renouvelé par des photographes contemporains qui viennent travailler au Musée et à qui on achète les reproductions ou à qui parfois on facilite le travail au Musée, et, en échange, ils nous donnent des tirages pour les collections.

J’ai pu constater que, toi aussi, dans ton cadre, tu as besoin des restaurateurs et que tu ne cesses d’œuvrer pour l’approfondissement de la connaissance de Rodin.

Oui bien sûr pour entretenir toutes ses œuvres on a besoin de restaurateurs, pour la sculpture, pour les dessins mais aussi pour la photographie. En ce qui concerne la photographie, des expositions temporaires sont souvent organisées afin de mettre en perspective les liens entre sculpture et photographie, Rodin ayant été l’un des premiers artistes à intégrer la photographie, comme je le disais, dans son processus créatif et aussi pour la diffusion de sa création. L’art est en effet un constant renouvellement.

Mapplethorpe-Rodin, exposition 8 avril-21 septembre 2014.
Mapplethorpe-Rodin, exposition 8 avril-21 septembre 2014.

Prochaine exposition prévue : Entre sculpture et photographie, 12 avril – 17 juillet 2016, Commissariat : Michel Frizot, historien de la photographie et Hélène Pinet, directrice de la photographie au Musée Rodin.