Papa, c’est quoi un terrorisse ?
— Un quoi ?
— Un terrorisse…
— Tu veux dire un terroriste ? Tu le sais, ils en ont parlé à la télé, et puis la maîtresse a dû vous l’expliquer au mois de janvier après les attentats à Charlie Hebdo. Tu te souviens quand on est allé marcher dans Paris place de la République ?
— Je me souviens surtout que tu pleurais tout le temps, c’était déjà à cause des terrorisses ?
— TERRORISSTEUH ! Terroriste. Avec un T.
— Oh la la, c’est bon, pas la peine de t’énerver, je vais dans ma chambre. Tu m’appelles sur mon portable quand tu auras la réponse.»
Deux fois, ça va faire deux fois en moins d’un an que je vais devoir déployer des trésors de sagesse (ce n’est pas gagné) et de psychologie (y a du boulot) pour expliquer à une enfant ce que adulte je ne comprends pas moi-même.
Cela dit, à l’allure où vont les choses, elle sera bientôt plus mûre que moi : quand j’avais son âge, aucun dessinateur n’était mort sous les balles de zozos fanatiques gavés de mensonges et de promesses de vie éternelle, aucune salle de concert, aucun stade de foot, aucun bar de quartier n’avaient été pris pour cible.
Quand j’avais son âge, mes parents n’ont pas eu à m’expliquer pourquoi la vie de plus d’une centaine d’innocents s’est arrêtée un soir de novembre. Comme ça, d’un coup, alors qu’ils fumaient une clope à la terrasse d’un café parisien, qu’ils assistaient à un concert rock, partaient voir un match amical ou simplement parce qu’ils étaient là.
Quand j’avais son âge, j’étais (ou du moins avais-je le sentiment d’être) à l’abri des bombes, des kalachnikovs, des fous de guerre, des Daech en puissance, des messages de revendication d’attentats qui prônent l’éradication totale d’un mode de vie qui ne leur convient pas. Je n’imaginais pas que plusieurs bas du front armés jusqu’au ventre viendraient un jour tirer dans une foule bigarrée et heureuse au nom d’un quelconque dieu (sans majuscule), sur la foi d’une idéologie inculquée de force, prêchant la haine et la mort.
Quand j’avais son âge, il n’y avait pas de plan Vigipirate alerte attentat niveau 4 écarlate cramoisi, pas de militaires dans les gares et les aéroports, pas d’état d’urgence. Pas de crainte de voir les libertés restreintes : on avait une totale liberté de choix entre trois chaînes de télé et cinq radios périphériques sur les grandes ondes.
Certes, ma jeunesse et ma naïveté ne m’empêchaient pas de comprendre qu’il se passait quand même des choses dans le monde et de voir à la télévision des trucs pas jolis jolis : on était dans les années 1970-80 et la planète (sans être à feu et à sang comme ça semble être le cas aujourd’hui) n’était pas que calme et volupté.
Quand j’avais son âge, il y a eu (je le fais de mémoire, mais je vais tout de même aller vérifier sur Wikipédia) : la guerre du Kippour, la prise de Saïgon par les Vietcongs, la guerre civile angolaise, la prise du pouvoir d’Hafez el-Assad en Syrie, des coups d’État en Argentine et au Chili, en Iran la chute du Shah, suivi des campagnes de Domitien contre les Chattes.
Les campagnes de Domitien ? Contre les Chattes ? Merde, je me suis trompé de page.
Je reprends… suivi de la guerre Iran-Irak, de la guerre du Liban, de massacres en Syrie, d’attentats en Ulster, de la chute du Rideau de fer… Bref, tout n’était pas rose quand même maintenant que j’y pense.
Le seul avantage, c’est que c’était loin. Ce n’était pas la porte à côté et j’étais donc plutôt rassuré de savoir que la guerre ne viendrait pas de si tôt frapper à la nôtre. D’autant que j’habitais avec mes parents dans un appartement au 7ème étage à Châteauroux, que l’ascenseur était souvent en panne et que le temps que la guerre arrive on aurait eu le temps de se carapater à la cave par l’escalier de secours. En revanche, je me souviens que notre voisin direct avait beau avoir un accent à forte consonance étrangère, il ne semblait pas nous vouloir du mal parce qu’on ne vivait pas comme lui.
Je l’avais entendu parler de religion avec mon père un jour qu’on descendait les poubelles en même temps.
— Vous savez, moi je suis croyant, pratiquant mais c’est pas pour ça que je vais en vouloir aux autres de ne pas penser comme moi.
— Nous on n’est pas très foi, liturgie, croyance, et tout le bataclan…
— Je vous comprends, la religion, pour ceux qui aiment ça, c’est bien, mais ceux qui n’aiment pas c’est bien aussi. Chacun fait comme y veut.
— Heureux de vous l’entendre dire. Nous on est athée, ou agnostique, je ne sais plus, je confonds souvent. Bon, le petit il a fait sa communion, mais c’est plutôt pour le décorum comme on dit. Et puis, il voulait une montre à quartz pour ses dix ans… alors on a groupé.
— Moi, c’est plutôt pour une élévation de l’esprit. Dans mon pays, quand il y a eu les attentats et les massacres et que j’ai dû fuir en France, j’avoue que croire en Dieu m’a bien aidé. Ça m’a vraiment porté. J’ai trouvé le réconfort dans sa parole, dans les textes… mais c’est pas pour ça que je veux convertir tout le monde, vous comprenez ?
— Je me disais bien que vous aviez un petit accent, avec ma femme on se demandait d’ailleurs de quelle origine vous êtes ?
— Je suis Irlandais. De l’Ulster. Et j’ai vraiment souffert de ma religion là-bas, avec les persécutions et les attentats permanents…
— Ah c’est ça ! L’Irlande bien sûr ! Les protestants, les catholiques. Oh oui maintenant que vous le dites, c’est terrible. Allez, on remonte. Bonsoir mon père.
— Bonsoir mes fils. God bless you.
Si je me souviens de cet épisode de mon enfance aujourd’hui, c’est parce que depuis j’ai eu plusieurs fois l’occasion de me confronter à la religion. Celle qui m’a été imposée vers l’âge de sept mois, celles d’amis, de connaissances, de proches, celles que j’ai étudiées à l’école (les trois grandes religions monothéistes principalement), celles qui ont été à la mode en même temps que l’avènement du macrobiotique ou l’arrivée du tofu dans les étals des épiceries fines parisiennes, celles dont les journaux parlent régulièrement en des termes plus ou moins objectifs (si j’en crois les unes successives des Express, Le Point ou Valeurs Actuelles)… Pour arriver seul à la conclusion (bien des années plus tard, vers la mi-janvier 2015 pour être précis) qu’aucune religion au monde ne devra jamais me dicter ma conduite, ce que je dois penser ou ne pas penser, dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire, manger ou ne pas manger…
Aucun dieu (toujours en minuscule) ne sera assez puissant pour m’ôter mon libre arbitre et le remplacer par un dogme quel qu’il soit (serait-il pacifique que ça ne changerait rien). Il en va de même avec les opinions politiques : aucun parti, homme ou femme politique ne sera jamais assez convaincant pour me lobotomiser le cervelet, pour me rendre idolâtre (ou me donner des consignes de vote à respecter sans broncher) au point d’aller mettre dans une urne un bulletin que je n’aurais pas choisi seul.
La religion, les croyances politiques, les idéologies de toutes sortes doivent être questionnées en permanence. On ne peut, on ne doit pas se contenter de paroles qui ne seraient pas soumises au doute. Nul ne détient la vérité. Chacun ne possède que sa vision du monde. Vision biaisée qui plus est si elle est le fruit d’une croyance doctrinaire, d’une pensée officielle. Et il ne sera jamais acceptable de devoir sacrifier son raisonnement personnel au profit de celui d’un autre. Ou pire, il ne faut jamais accepter de se voir imposer une doctrine par la force, par le terrorisme, par la coercition, la menace, la peur, la guerre, la violence…
Pour les victimes parisiennes, du Bataclan, dans les rues, au stade de France, aux terrasses des cafés. Pour ne pas les oublier, ne pas renoncer.
Jamais.
Quant à ma fille, pour être sûr qu’elle comprenne sans avoir besoin de développer, je vais faire simple et lui dire qu’un terrorisse c’est rien qu’un bolosse.