Sophie Calle, Prenez soin de vous (1Book1Day)

© Christine Marcandier

Les travaux de Sophie Calle sont un partage de la souffrance, du manque, du vide, de la perte. Des enquêtes. Une manière singulière de puiser dans l’intime la matière même d’un partage. De croiser le quotidien et la fiction. De faire des contraintes, des rituels l’exercice d’une liberté insolente. Du pied de nez considéré comme un des beaux-arts.

En 2007 Sophie Calle a représenté la France à la 52° Biennale de Venise. L’exposition se nommait Prenez soin de vous. Sophie Calle à Venise, comme une autre Suite vénitienne – sa poursuite d’un homme jusqu’à Venise, en 1980, sa première œuvre.
Elle est devenue un livre.

Sophie Calle reçoit un mail de rupture, à Berlin.

« Sophie,
Cela fait un moment que je veux vous écrire et répondre à votre dernier mail. En même temps, il me semblait préférable de vous parler et de dire ce que j’ai à vous dire de vive voix. Mais du moins cela sera-t-il écrit.
Comme vous l’avez vu, j’allais mal tous ces derniers temps. Comme si je ne me retrouvais plus dans ma propre existence. Une sorte d’angoisse terrible, contre laquelle je ne peux pas grand chose, sinon aller de l’avant pour tenter de la prendre de vitesse, comme j’ai toujours fait. Lorsque nous nous sommes rencontrés, vous aviez posé une condition : ne pas devenir la « quatrième ». J’ai tenu cet engagement : cela fait des mois que j’ai cessé de voir les « autres », ne trouvant évidemment aucun moyen de les voir sans faire de vous l’une d’elles.
Je croyais que cela suffirait, je croyais que vous aimer et que votre amour suffiraient pour que l’angoisse qui me pousse toujours à aller voir ailleurs et m’empêche à jamais d’être tranquille et sans doute simplement heureux et « généreux » se calmerait à votre contact et dans la certitude que l’amour que vous me portez était le plus bénéfique pour moi, le plus bénéfique que j’ai jamais connu, vous le savez. J’ai cru que l’écriture serait un remède, mon « intranquillité » s’y dissolvant pour vous retrouver. Mais non. C’est même devenu encore pire, je ne peux même pas vous dire dans quel état je me sens en moi-même. Alors, cette semaine, j’ai commencé à rappeler les « autres ». Et je sais ce que cela veut dire pour moi et dans quel cycle cela va m’entraîner.
Je ne vous ai jamais menti et ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer.
Il y avait une autre règle que vous aviez posée au début de notre histoire : le jour où nous cesserions d’être amants, me voir ne serait plus envisageable pour vous. Vous savez comme cette contrainte ne peut que me paraître désastreuse, injuste (alors que vous voyez toujours B., R., …) et compréhensible (évidemment) ; ainsi je ne pourrais jamais devenir votre ami.
Mais aujourd’hui, vous pouvez mesurer l’importance de ma décision au fait que je sois prêt à me plier à votre volonté, alors que ne plus vous voir ni vous parler ni saisir votre regard sur les choses et les êtres et votre douceur sur moi me manqueront infiniment.
Quoi qu’il arrive, sachez que je ne cesserai de vous aimer de cette manière qui fut la mienne dès que je vous ai connue et qui se prolongera en moi et, je le sais, ne mourra pas.
Mais aujourd’hui, ce serait la pire des mascarades que de maintenir une situation que vous savez aussi bien que moi devenue irrémédiable au regard même de cet amour que je vous porte et de celui que vous me portez et qui m’oblige encore à cette franchise envers vous, comme dernier gage de ce qui fut entre nous et restera unique.
J’aurais aimé que les choses tournent autrement.

Prenez soin de vous.
X »

4c2b0-couv

Sophie Calle diffracte sa réponse en 107 réactions, chantées, filmées, photographiées, écrites, par des femmes célèbres, d’autres moins, une femelle perroquet et deux marionnettes. Elle fait de ce moment intime un espace double, d’abord celui d’une exposition puis le recueil de ces réactions dans ce livre qui fige l’éphémère et fait de la douleur privée une expérience collective et esthétique. Sophie Calle expose ainsi son intimité, certes, mais par le détour d’une double altérité : la médiatisation des commentaires autour de sa lettre de rupture, les œuvres d’autres femmes dans une exposition de Sophie Calle. Des langues autres pour tenter de lire autrement le mail de rupture, le traduire, dans un double mouvement contradictoire : le mettre à distance et en perspective, et, ce faisant, l’assimiler. La mise en scène de l’exposition était confiée à Daniel Buren. Pas parce qu’il s’agit d’un des artistes contemporains les plus connus dans le monde. Non, parce que Buren a répondu à une annonce que Sophie Calle avait publiée, en juin 2006, dans Libération, Le Monde et Beaux-Arts Magazine :

 

 

Capture d’écran 2015-11-11 à 14.42.28
On a là tout l’art du pied de nez de Sophie Calle : elle semble prendre le contre-pied de la tradition du curator, passe une annonce — la petite annonce est l’un des leviers de son œuvre — et elle choisit Buren…

Photographie du livre Prenez soin de vous © Christine Marcandier

Quelles sont donc ces 107 femmes, doubles de l’artiste ? Elles sont des actrices, Jeanne Moreau, Elsa Zylberstein, Amira Casar, Ariane Ascaride…
Une comptable.
Des chanteuses qui mettent en musique la lettre de rupture : Camille ou Elli Medeiros.
L’historienne Arlette Farge.
Une chasseuse de têtes qui salue chez cet homme son « admirable capacité à licencier ».
Une commissaire de police qui assène : « Arrivée à 40 ans, une femme qui veut se marier a autant de chances de trouver un époux que d’avoir un accident de la route. »
Une voyante.
La sexologue Catherine Solano : « Non, je ne vois pas de raison de vous prescrire des antidépresseurs. Vous êtes simplement triste. Un événement douloureux, ça fait mal, mais la solution n’est pas chimique » (ordonnance à l’en-tête de l’AP-HP, Assistance publique-Hôpitaux de Paris).
Des écrivains font un texte du texte : Christine Angot, Marie Desplechin, Marie Nimier…
Mazarine Pingeot se livre à l’exercice du commentaire de texte.
Eliane Abécassis en livre une exégèse talmudique…
Une experte des services secrets code la lettre.
Une dessinatrice.
La diplomate Leila Shahid évoque des « décisions unilatérales » et écrit sur les « violations de résolutions prises en amont »,
La juge « X » énonce « l’exécution d’un vulgaire contrat de bail » entre deux personnes,
La joueuse d’échecs Nathalie Franc estime que « le Roi Noir s’est couché ».
Florence Aubenas explique pourquoi cette lettre ne sera pas publiée dans Libération : « cette lettre n’a tué personne, cette lettre n’intéresse personne, cette lettre n’est pas un livre, cette lettre a fini à la poubelle ».

Photographie du livre Prenez soin de vous © Christine Marcandier

Chacune de ses femmes use du langage propre à sa profession. Et c’est ainsi que, par la pratique, sans jamais donner de théorie, Sophie Calle définit l’art comme un infime et intime déplacement, un décalage troublant.

Quand je vais mal, j’ai tendance à en parler à tout le monde.
J’envisage l’art de la même façon : le premier geste est thérapeutique, puis l’œuvre prend sa place et devient l’unique moteur (Sophie Calle)

Qu’a pensé l’homme à l’origine de la rupture ? A-t-il lu l’ironie de l’artiste, à laquelle il s’adressait plus qu’à la femme ? Sophie Calle ne nie pas la cruauté de sa réponse et elle salue l’élégance de cet homme qui ne tenta pas de contrecarrer le projet, sans même demander à voir le résultat. Mais elle ne nie pas non plus qu’elle aurait maintenu l’exposition malgré son éventuel veto. Exposée, reliée, la Douleur (exquise devenue) est déploiement et mise en scène du récit, interrogation discursive, publicité de l’intime, œuvre majeure.

Sophie Calle, Prenez soin de vous, Actes Sud, 2007, 408 p.,79 € (4 DVD et 2 livres insérés).

Signalons, parmi ces déploiements, que l’exposition Prenez soin de vous, après Venise, avait investi la BNF à Paris, du 26 mars au 8 juin 2008, sur une invitation (et réponse masculine, cette fois) de Bruno Racine :

Capture d’écran 2015-11-11 à 14.46.00