Changement de saison. Il est grand temps de circuler plus librement dans le Terrain Vague. Chacun le fera à sa manière, tirant le fil de ses obsessions, tout en gardant un regard ouvert sur ce qui arrive, sous forme de message adressé, ou par hasard, retenant ce qui s’est fait prendre dans la toile que tissent ces déambulations. Mais ce n’est pas en critique que le diariste chemine : plutôt en compositeur, ou en dessinateur – il faut être les deux pour élaborer une partition qui tienne à la fois la table et le mur (le carnet de notes et l’écran). Il griffonne au jour le jour une sorte de journal de lecture (plus ou moins intime, même si jamais revendiqué) sur des morceaux de papier déchiré, ou des post-it placés entre les pages des livres. Il sait qu’il n’arrivera pas toujours à se relire, mais ce n’est pas plus mal, car ces notations à la volée ne consignent que de premières impressions, vite oubliées. Ce qui compte, c’est ce qui travaille inconsciemment, surtout la nuit, qu’il faut retrouver au moment de passer à l’acte.
Écrire une chronique, c’est comme ranger son atelier, sans pour autant faire le ménage. Les mots clefs de cette opération riment entre eux : montage / mixage / frottage / partage. Tailler dans la matière, faire des collants et, même si on n’a que les mots (et quelques images), tenter de créer des polyphonies. Même si on aborde le plus souvent les livres, les uns après les autres, on ne cesse d’entremêler les voix : celles de leurs autrices et auteurs ; celles sans nom, voire sans timbre, qui résonnent en nous, lisant ; la nôtre, que nous ne reconnaissons pas toujours et dont l’étrangeté de ce qu’elle énonce parfois nous laisse sans voix.
Douzième épisode de choses lues, & vues (& aussi entendues, goûtées & touchées). Trois livres ô combien différents – par leur projet, par leur format, par le lien qu’ils entretiennent avec tel ou tel genre littéraire –, se trouvent provisoirement associés (d’autres, convoqués par le souvenir, vont les rejoindre sur la table de montage). Dans l’ordre de leur première lecture : Les artistes d’Aden Ellias, aux éditions MF (écrit en minuscules sur la couverture, mf évoque irrésistiblement nrf), 160 pages imprimées en noir sur papier fin (8 cahiers de 16 pages) et (entre les 7e et 8e cahiers) en rouge sur papier très blanc et plus épais (2 cahiers de 16 pages) ; L’instant précis où Monet entre dans l’atelier de Jean-Philippe Toussaint aux Éditions de Minuit, texte bref, d’une vingtaine de pages de petit format ; Aby de Marie de Quatrebarbes, publié chez P.O.L, plus épais, sans pour autant être volumineux (200 pages). Le premier et le troisième sont catégorisés “roman”, mais leur lecture le fait très oublier, ce qui est bon signe. La liberté propre au Terrain Vague se contrefout des genres, des catégories, des classements, préférant parler d’“essais”, au sens le plus élémentaire : tenter quelque chose, chercher une forme, prendre des risques. Le deuxième est une suite de variations – j’en compte neuf (et relève que Les artistes est en onze chapitres et Aby, en treize suivis d’un post-scriptum).
1.
Après deux citations, de Perec (tirée des Choses), et de Rodin, Les artistes démarre ainsi : “Ils ne connaissaient pas encore le succès, mais s’étaient imaginé qu’il leur viendrait en quelques mois. D’abord circonscrit au petit périmètre des galeries et des marchands pour elle, de quelques lecteurs, éditeurs et critiques pour lui, cet accomplissement prendrait de l’ampleur et leur réputation grandirait.” C’est l’histoire d’un couple, Anna et Virgil, “deux jeunes artistes talentueux qui seraient presque disposés à donner le meilleur d’eux-mêmes pour réussir dans le monde l’art.” Et déjà l’ironie pointe, ce qui en rassurera plus d’un. Mais comme l’idée d’être rassuré n’a pas cours dans le Terrain Vague, on cherche quelque chose d’autre qu’un règlement de compte avec notre époque où les “artistes” doivent plus que jamais s’acclimater à l’air du temps, quitte à brûler leur énergie en vaines agitations – entre saisie éphémère de quelques heures de célébrité et rude compétition pour prendre, et occuper le plus longtemps possible, les places les mieux rémunérées, en monnaie et en gloire. Aussi faut-il croire l’auteur (ou son éditeur, ou les deux de concert) quand il énonce que “ceux qui s’imagineront qu’avec ses Artistes, il dresse le procès implacable des ressorts d’un monde né de l’accélération exponentielle du précédent [la société de consommation, à partir de laquelle Georges Perec a tiré, dans Les choses, bien autre chose qu’une condamnation] en seront sans doute pour leur frais.”
Roman ou essai, peu importe – même s’il nous est précisé : “roman d’apprentissage”. Très documenté et non avare de références précises (dès les premières pages, on relève un déluge de noms célèbres dans le domaine des arts plastiques – mais aussi ceux de Keith Richards, ou d’“Untel” dont on pourra imaginer diverses identités), il traite concrètement d’un temps qui est le nôtre, ou plutôt d’un monde auquel nous avons accès par ce qui nous en est rapporté par les médias. D’où la tentation d’aborder ces Artistes en “essai critique” ou “clinique” – le fait qu’Aden Ellias soit diplômé d’un Master en psychanalyse clinique et théorique nous encourageant à le faire –, d’autant plus que l’écriture, pour le coup proche de celle de Perec dans Les choses, recherche une forme de neutralité : sobre, sans complaisance, mais aussi sans recherche aventureuse d’une écriture s’inventant pas à pas. Pas d’inscriptions conflictuelles entre écriture et narration (pour reprendre un concept de Claude Ollier) ; plutôt un récit qui édifie quelque chose, avec humour et savoir-faire, ce qui en fait un livre plaisant à lire, même si cette “histoire d’amour tissée dans l’époque”, à la fois “authentique” et “à goûter au premier comme au millième degré”, se passe entre deux personnages qui représentent, pour les artistes du Terrain Vague, unis par une forte solidarité de l’écart, le comble de l’infréquentable. Fortement inscrit dans “le réel des années Charlie” (par son côté figuratif, aux lignes et contours tracés au scalpel), d’une écriture aux antipodes de ce néo-romanesque pétri de romantisme fossilisé et/ou d’effets postmodernes prédigérés, Les artistes a le mérite de sa singularité (qui, paradoxalement, vient d’un “réflexe d’imitation” impeccablement assumé), et d’une certaine rigueur dans sa mise en œuvre. Beaucoup d’informations, donc – ce qui ne signifie pas : de présences –, avec une grande absente (que pourtant Perec a bien connue) : la mélancolie, celle qui travaille contre la nostalgie et qui est si difficile à traiter, aux antipodes du vague à l’âme de nos “artistes” (que soulageront diverses chimies à disposition dans ces milieux).

Mais qu’est qu’un ou une “artiste” ? Un ou une adepte de Lady Gaga, de Sol LeWitt, ou des deux (ce qui est très tendance) ? J’ai toujours aimé ce mot, non pas parce qu’il qualifierait une pratique, ou une attitude, mais parce qu’il dégage quelque chose d’enfantin – et ce d’autant plus que l’“artiste” absolu (on y reviendra bientôt) est au fond le vieil artiste repoussant l’imminence de sa mort, offrant ses dernières forces à son art, quitte à produire des comptines enfantines (Stravinsky, The Owl and the Pussy Cat ; Louise Bourgeois) ou des dessins et peintures obscènes d’une juvénilité sans pareil (le dernier Picasso). Quel “artiste” est Aden Ellias ? Un “artiste de la dissection”, à la manière dont Kafka a proposé “artiste de la faim” ? Anna et Virgil sont jeunes et beaux, amoureux et paumés, volontaires et en perdition, exécrables et séduisants, volages et fidèles, réactionnaires et en recherche, aussi doués que dépourvus de talent, productifs et paresseux, bref : contradictoires, donc au final humains (d’où cette idée perécienne de ne pas se glisser dans la robe du juge : plutôt dans la peau de l’entomologiste au regard aigu, rapporteur précis de ce qu’il observe, et passionné par les sujets dont il fait un portrait sans pitié). Après avoir égrené les onze débuts de chapitre : “Ils ne connaissaient pas encore le succès / Ils auraient aimé que cela arrivât / Ce n’était pas la mer à boire / Les spécialistes des neurosciences ne disaient pas cela / La convalescence morale et psychologique de Virgil / En dehors de tout crime et de toute menace terroriste / Le trip libéral-libertaire de l’amour libre / Quelques mois plus tôt déjà / La financiarisation systémique de l’organisation capitaliste / La responsable de la sécurité / Étoffée et savamment étayée, Une pièce en un acte”, et avant de donner le dernier mot à Benito Mussolini (via une citation où ce dernier affirme que si “le XIXe siècle était le siècle du socialisme”, “de l’individualisme”, le XXe doit être celui “de l’autorité, un siècle tendant cers la « droite », un siècle fasciste”), il nous est affirmé (sorte d’anti-no future ?) que “leur enfant naîtra”, parce qu’ils seront finalement “l’un et l’autre épargnés par ce sentiment d’imposture, partagé à tant de niveaux et par tant d’agents du système ne se sentant que rouages ou pions, compétences équivalentes à d’autres, simples variables d’ajustement.” Pourquoi ne pas voir Les artistes comme un plaidoyer pour la sincérité (qui peut conduire au renoncement) ? Ainsi qu’un essai de remise en jeu – actualisée – d’un certain état d’esprit que la jeunesse, travaillée en permanence par un monde extérieur de plus en plus aliénant, mais aussi, et de toute éternité, par ses rêves, entretient, de génération en génération. Et c’est ainsi que nos artistes finiront par s’égarer aux abords du Terrain Vague où, fantômes de chair et d’os, affamés de conquêtes minuscules et irradiés par le désir de partage, ils finiront par entrer.
2.
L’instant précis où Monet entre dans l’atelier de Jean-Philippe Toussaint est de ces livres guère épais, de format 10 x 18 (donc un peu plus étroits que les poches du même nom qui font plutôt 10,7 x 18), dont les Éditions de Minuit ont le secret. Le précédent du même auteur, La Disparition du paysage, faisait 48 pages. Celui-ci, n’en faisant que 32, se lit d’une traite. Comme ça va trop vite, on laisse reposer ce qu’on croit avoir mémorisé, avant d’en reprendre la lecture un peu plus tard, non sans être allé – Monet oblige – au musée de l’Orangerie, ce qui nous procure à chaque fois l’intense plaisir de revoir les deux salles de Nymphéas qui, même quand les expositions temporaires environnantes sont de grande qualité (comme l’automne 2021 où on pouvait aussi bien découvrir L’arrivée du printemps de David Hockney qu’une confrontation Soutine / Willem de Kooning), justifient à elles seules le déplacement. Et si les expositions temporaires s’avèrent moins passionnantes (c’est le cas ces jours-ci), on aura toujours plaisir à plonger dans cet océan (bien plus que bassin) de peinture que sont les Nymphéas, en quête de détails insoupçonnés – et sidérés par tant de préscience de ce qui aura été remis en jeu au cours des décennies qui ont suivi la mort de Monet. Silence admirable aux résonances inouïes dont il est si difficile de parler, même si Gustave Geffroy (plus jeune contemporain du peintre, décédé comme lui en 1926), qui voyait en Monet un “homme qui songe”, un “grand artiste qui exprime le rêve de l’infini”, a écrit quelques belles lignes à son sujet (récemment citées, mais que j’ai plaisir à reprendre) : “Il a trouvé [avec les Nymphéas] le dernier mot des choses, si les choses avaient un premier et un dernier mot. Il a découvert et démontré que tout est partout, et qu’après avoir couru le monde en adorant la lumière qui l’éclaire, il a su que cette lumière venait se refléter avec toutes ses splendeurs et ses mystères au creux magique entouré de feuillages de saule et de bambous, de fleurs d’iris et de rosiers, à travers le miroir de l’eau d’où jaillissent les étranges fleurs qui semblent plus silencieuses et plus hermétiques encore que les autres fleurs.”
“C’est mon ami Ange Leccia, qui m’a donné l’envie d’écrire sur Monet” nous dit Jean-Philippe Toussaint. “L’œuvre (D’)Après Monet d’Ange Leccia est présentée au musée de L’Orangerie du 2 mars au 5 septembre 2022.” Mais il ne me semble pas forcément utile de l’avoir vue pour apprécier la manière dont Toussaint a voulu saisir Monet là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier. Comme déjà noté, ce petit livre est découpé en neuf variations (que je lis aussi en musicien – peut-être l’auteur ne sera-t-il pas d’accord avec l’emploi de ce mot qui m’est cher, mais…). Chacune commence par Je veux. La première parle de cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier. Les sept suivantes de cet instant précis où il entre dans l’atelier. Et la dernière reprend, mais autrement, le verbe pousser : “Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où, encore convalescent et les jambes faibles, la poitrine fragile, il pousse prudemment la porte de l’atelier.” Certains écriront probablement de longues pages sur ce texte bref, mais ce ne sera pas ici le cas, même s’il y a quelque chose à tenter de traduire en mots, non la pertinence d’un tel texte, mais l’expérience occasionnée par sa lecture. Comment dire ? Étant passionné depuis longtemps par ce que les Nymphéas ont de visionnaire en ce qui concerne la conquête de la peinture par elle-même, via un engagement total du corps, même (et surtout) vieillissant, meurtri, perdant de sa vaillance comme de son acuité oculaire (on en aura parlé de la cataracte de Monet, comme de la surdité de Beethoven), je ne peux, selon les pages, qu’acquiescer à certaines notations précises et justes remarques de l’écrivain, ou sursauter quand je lis : “Pendant la guerre, plus que jamais, c’est dans l’art que Monet va se réfugier pour se tenir à l’écart du boucan du monde. L’atelier des Nymphéas sera le havre de paix qu’il élira pour ne plus penser aux tristesses de l’heure. Mais comment ne pas éprouver de la honte de penser à de petites recherches de formes et de couleurs pendant que tant de gens souffrent et meurent sur le champ de bataille ?” Toussaint a raison de souligner que ce qui motive Monet est de questionner la peinture et rien d’autre. Mais faut-il en conclure qu’entrer dans l’atelier, c’est “prendre congé du monde. [Monet] passe le seuil, et, devant lui, de l’autre côté de la porte, encore invisible, immatériel, c’est l’art qui l’attend.”

Il n’est pas vraiment question de peinture dans L’instant précis où Monet entre dans l’atelier ; il s’agit plutôt d’une sorte de portait de l’artiste vieillissant, jusqu’au moment où, selon Toussaint, “il peut fermer les yeux et lâcher prise – peindre les Nymphéas aura été pour lui la plus apaisante des extrêmes-onctions.” Pour le matérialiste que je suis qui ne vois dans cette œuvre qu’agencement de coups de pinceaux, donc de couleurs, de formes –de peinture, plus ou moins liquide, ou estompée, sur un support : de chimie concrètement déposée sur une surface d’assez grande dimension –, le seul apaisement possible pour celui qui aura éprouvé ce travail si physique est, non seulement d’accepter, mais de saisir la chance qu’apporte son inachèvement. Il y a quelque chose “d’extrême” – en effet : un engagement total dans la mise en œuvre de ce qui a conduit l’art de la peinture bien au-delà du soi-disant “décoratif” (qui reste cependant préférable à toute volonté de discourir). Et une certaine douceur, qui cache une réelle violence. Comme “on a touché au vers”, on a touché à ce qui faisait le tableau : son sujet, son cadre, et la narration qui l’accompagne. En notre temps où les curateurs et les bavards de l’art reprennent du poil de la bête, assommant le regard par inflation de cartels et d’explications, il est nécessaire de faire l’éloge du silence – et de la solitude qui “n’est pas un retrait ombrageux, [mais] une condition de son art.”

“Ce que Proust avait fait avec des mots en transformant ses sensations et son observation du monde en un corpus immatériel de caractères d’imprimerie, Monet le fera avec des couleurs et des pinceaux. Ce qui est à l’œuvre dans cette opération de transsubstantiation qui occupera les dernières années de sa vie, c’est la conversion de la substance éphémère et palpitante de la vie en une matière purement picturale.” Si l’on peut tiquer sur l’emploi de certaines formulations (corpus immatériel de caractères d’imprimerie ?) ou de mots relevant du religieux (transsubstantiation, extrême-onction), il est exact que ce qui, au-delà de son côté agréable à regarder – apaisant, voire consensuel – opère une véritable révolution, dérangeant nombre de certitudes ancrées depuis le romantisme, vient de cette “conversion de la substance éphémère et palpitante de la vie en une matière purement picturale.” La vie, la peinture, sans frontières : “un coup de pinceau c’est la pensée” comme l’a écrit Dominique Fourcade (et non la “pensée” – nécessairement verbale pour certains – oblige à tel ou tel coup de pinceau pour être représentée). J’imagine qu’entrant dans l’atelier, Monet ne se coupe pas du monde. Il est simplement tendu, physiquement, moralement, par l’attente du moment où il passera à l’acte : en quête d’inachèvement, car toujours en vie. Les Nymphéas ne seront “achevés” que par la mort du peintre. Lui ne sera plus ; mais, une fois sa main, sa tête, son cœur éteints, sa peinture vivra plus que jamais, dialoguant avec de jeunes artistes, comme Joan Mitchell qui installera son atelier à proximité de Giverny tant elle aura été sensible à cette expérience matérielle de “la vie même, dans ses infimes variations, métamorphosée en peinture.”

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L’instant précis où Monet entre dans l’atelier est un livre à la fois touchant et déconcertant qu’il faut lire plusieurs fois – c’est la force des textes brefs : ils incitent à la reprise. Et un monument comme les Nymphéas, auquel il faut ajouter nombre de toiles de taille plus modeste, requiert une certaine humilité au moment d’en parler : un resserrement dans la formulation, et l’usage de cet esprit de variation qui permet de ne rien apposer de définitif (bien au contraire : apporter de la contradiction). “Monet est devenu peinture” car “son esprit s’est dissout dans la peinture.” Je dirais, pour ma part, qu’il a trouvé la peinture à force de peindre : il a saisi, tout comme Degas, et surtout Cézanne, que la peinture, c’est la peinture, et non le traitement d’un sujet – et en cela il s’inscrit dans une tradition non écrite. Monet, fermant les yeux et lâchant prise, nous incite à ouvrir plus que jamais les nôtres, tout en lâchant prise aussi, nous laissant dériver dans ce premier fabuleux all over à traverser plus que jamais aujourd’hui au présent.
3.
Aby de Marie de Quatrebarbes (publié chez P.O.L) est présenté comme “premier roman” d’une autrice jusqu’ici reconnue comme poète (Voguer & Les vivres, chez le même éditeur ; Gommage de tête chez Éric Pesty, etc.) : un roman inspiré de la vie d’un personnage célèbre, Aby Warburg (1866-1929). Sur le bandeau, en blanc sur fond bleu (là où est écrit habituellement le nom de l’auteur ou de l’autrice du livre), on découvre ces mots d’Aby Warburg : “J’ai tout pour faire une belle histoire.” On s’attend alors à une machine fictionnelle ancrée sur la biographie d’un être non imaginaire – ce qui serait déjà pas si mal ; mais l’entreprise est autrement singulière, tant elle évite de s’embourber dans les ruines du roman (et le recyclage du romanesque), pour produire quelque chose de bien plus stimulant : du montage. Car on en revient toujours là quand un certain niveau d’exigence se fait sentir ; et l’étonnante réussite d’Aby – pas si étonnante, au fond, pour qui a lu les livres précédents de Marie de Quatrebarbes, qui ne s’inscrivaient pas de manière clairement définie dans un genre – vient du fait qu’on oublie à chaque section, à chaque page, à chaque ligne, cette vieille affaire nommé roman, ce “genre” qui, de coup de boutoir en coup de butoir, et de restauration en restauration, ne cesse de s’effondrer, et de ressusciter.
Selon l’intérêt que l’on porte à l’histoire de l’art, à l’iconologie, et à bien d’autres choses encore qui ne sont pas au programme de tout un chacun, Warburg sera (ou non) le nom d’une célébrité. Est invité(e) à traverser cet espace de “création d’un Warburg-personnage de fiction” (et tout autant de “non fiction”) qui ignore tout du parcours de ce “rejeton d’une riche famille de banquiers juifs” qui se sera passionné aussi bien pour les arts de la Renaissance que pour la photographie, qui aura voyagé dans le territoire des Indiens Hopis, qui se sera constitué une gigantesque bibliothèque avant de “sombrer dans la folie”, interné en Allemagne au sortir de la guerre de 14-18, puis à la clinique Bellevue, en Suisse, de 1921 à 1924, où Ludwig Binswanger “met en œuvre les techniques psychanalytiques de son confrère et ami Sigmund Freud” (je résume rapidement, car il y a beaucoup de “personnages” dans ce “roman” : certains que Warburg aura réellement rencontrés ; et d’autres pour lesquels il lui aura fallu se déplacer dans l’espace du rêve). Aby est bien documenté – mais surtout agencé, de coupes franches en tuilages, avec une grande finesse, aussi bien en ce qui concerne la construction générale qu’en ses moindres détails. On ne cesse de passer des frontières, géographiques, mentales, temporelles, comme Warburg le faisait lui-même, passant d’un état à l’autre, d’une crise à l’autre, tout en bâtissant ce que nous ne cessons de découvrir (et de redécouvrir), au fil de parutions de – sur, et avec – lui.
Même si je ne peux prétendre être grand connaisseur de cette œuvre, ça fait un bail que le nom d’Aby Warburg m’a fait signe, au détour de certaines lectures, depuis (disons) le moment où un dialogue entre Jacques Roubaud et Giorgio Agamben s’est amorcé. C’était vers le milieu des années 1970 (mais, étant alors trop jeune, c’est au début de la décennie suivante que les choses se sont cristallisées). Dans La Bibliothèque de Warburg (Seuil, 2002), Roubaud se souvient : “La lecture [d’une biographie ‘intellectuelle’ d’Aby Warburg par son éminent disciple Ernst Hans Gombrich] m’avait été recommandée par Giorgio [Agamben], qui avait étudié une année entière au ‘Warburg’ (l’institut, alors encore abrité par l’université de Londres, à deux pas de la British Library). […] J’espérais trouver dans ce livre des lueurs sur le mystérieux ‘dernier projet’ de Warburg, le projet dit Mnemosyne.” / “J’étais alors pénétré de la découverte, que je pensais avoir faite quelques années plus tôt, de rapports privilégiés et originaux de la poésie avec la mémoire. Il était naturel dans ces conditions que le mot ‘Mnemosyne’ m’attire, naturel que je mette le rêve warburgien en parallèle avec la tradition des Arts de mémoire, qu’un livre de Frances Yates m’avait (lecture toute proche) révélés. Je n’avais, pensais-je, que faire de l’histoire de l’art.”
Et dans Image et mémoire (Desclée de Brouwer, 2004 – mais le texte que je cite a été écrit principalement en 1975, avant d’être publié en 1984), Giorgio Agamben écrit : “Cette fracture qui sépare, dans notre culture, la poésie et la philosophie, l’art et la science, la parole qui « chante » et celle qui « récite », n’est qu’un aspect de cette schizophrénie de la civilisation occidentale que Warburg avait reconnue dans la polarité de la nymphe extatique et du mélancolique dieu fluvial. On sera vraiment fidèle aux enseignements de Warburg en sachant voir dans le geste dansant de la nymphe le regard contemplatif du dieu, et en comprenant enfin que la parole qui chante, récite, de même que chante celle qui récite. La science qui aura recueilli alors dans son geste la connaissance libératrice de l’humain méritera vraiment d’être appelée de son nom grec Mnemosyne.”
Continuons de faire du montage à partir de cette petite constellation d’ouvrages qu’Aby a fait sortir de la bibliothèque. Plusieurs fragments d’essais de Georges Didi-Huberman viennent à l’esprit, tirés par exemple de L’image survivante (Minuit, 2002) : “Avec Warburg, l’histoire de l’art sans répit s’inquiète, l’histoire de l’art se trouble, façon de dire – si l’on se souvient de la leçon benjaminienne – qu’elle touche à une origine. L’histoire de l’art selon Warburg est bien le contraire d’un commencement absolu, d’une table rase : plutôt un tourbillon dans le fleuve de la discipline, un tourbillon – un moment-trublion – au-delà duquel le cours des choses se sera infléchi, voire bouleversé en profondeur.” / “Warburg est notre hantise, il est à l’histoire de l’art ce qu’un fantôme non racheté – un dibbouk – serait à la demeure que nous habitons. Une hantise ? C’est quelque chose ou quelqu’un qui revient toujours, survit à tout, réapparaît de loin en loin, énonce une vérité quant à l’origine. C’est quelque chose ou quelqu’un qu’on ne peut oublier. Impossible, pourtant, à clairement reconnaître.” Histoire de fantômes pour grandes personnes qui renvoie à l’enfance. “En tant même que montage, l’atlas Mnemosyne propose bien autre chose qu’un simple recueil d’images-souvenirs racontant une histoire. C’est un dispositif complexe destiné à offrir – à ouvrir – les jalons visuels d’une mémoire impensée de l’histoire, ce que Warburg n’a jamais cessé de nommer : Nachleben.”
On pourrait aussi reprendre quelques lignes de deux livres plus récents (au sujet desquels une lecture a été publiée ici-même au moment de leur parution). De Jean Daive (L’Exclusion, galerie Jean Fournier, 2015) : “Non seulement Aby Warburg développe l’interprétation des symboles et leur déchiffrement, mais il s’engage dans la recherche d’un destin de l’image en occident, il mise surtout sur la fertilité des anachronismes. Il va même mettre en face à face des procédures païennes avec le moulage des visages et des chefs-d’œuvre de l’art florentin – il fait donc jouer l’astrologie de l’Antiquité, le Réforme luthérienne, les fêtes maniéristes et les danses sacrées des Indiens Hopis. Il sait, il démontre que reconstituer l’histoire de l’art, c’est prendre en compte les lignes de fracture et de rupture, les énergies, les tensions.”
Le second est Une cause dansée de Pierre Parlant, qui fait déjà un premier pas vers la fiction (non fiction). Dans ce livre, l’auteur revient (en 2010) en territoire Hopi que Warburg traversa en 1895-1896 avant de faire, vingt-sept ans plus tard, alors qu’il “souffrait de graves troubles psychiques”, une conférence à ce sujet (Le rituel du serpent). Alors que tout a changé (on pourrait être tenté de dire, se remémorant ces histoires de fantômes : alors que rien n’a changé), un dialogue s’établit entre Warburg et Parlant à plus d’un siècle de distance : “soyez tranquille, Aby, je ne lâche pas le volant, la batterie se charge, le GPS est fiable et nous avons de l’eau à bord ; sachez tout de même que je viens d’arriver, ne cesse de vous lire et qu’à vrai dire, bien équipé et plutôt averti, je n’en mène pas large” / “va-et-vient des idées, si vous saviez, Warburg, comme ça circule !” / “écrire ce qui est arrivé est sans doute la meilleure façon de se persuader qu’il peut toujours arriver quelque chose ; et il arrive que quelque chose arrive, mais ce n’est qu’un aspect contingent du voyage une fois les dés lancés ; l’autre, primordial, est qu’écrivant, le présent de l’écriture – une vision différée – révèle parfois un futur antérieur, temps latent de la phrase, temps réel d’une vie : les paroles s’adressent, les humains danseront, le ruisseau fut à sec, la foudre aura frappé”
Qu’apporte ce nouveau livre de Marie de Quatrebarbes, après ces ouvrages (qui ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’intéresser à notre personnage qui a tout pour faire une belle histoire) ? Probablement, sa contribution à l’approfondissement du legs Warburg, en s’intéressant avec passion (en se frottant de près) à l’énigme Aby. Beau travail d’enquêtrice. Et aussi, sur le plan formel, d’avoir un peu plus érodé les frontières entre récit(s), roman et essai. J’aimerais terminer ce montage en reprenant quelques lignes d’Aby – mais lesquelles, chaque page méritant d’être relevée ? Peut-être ce passage dont j’avais mémorisé, à première lecture, le numéro de page, ce qui est toujours bon signe. Kreuzlingen, 1921 : “Le thé coule dans les tasses. Aby porte la sienne à ses lèvres en soufflant légèrement. Au moment où le thé pénètre dans sa bouche, il sent une substance molle, fade, coller à son palais. Il la retient un instant, comme une question indiscrète dont on craint qu’elle franchisse trop vite la barrière des lèvres, finalement la recrache pour découvrir, au fond de sa tasse, un phalène gras et duveteux. Petit comme l’ongle, d’un blanc laiteux tirant sur le jaune, il reconnaît immédiatement la femelle du zigzag, aussi appelée bombyx disparate, familière de chênes et de charmes. Aby ne prononce pas une parole, de crainte de voir les mots se transformer à leur tour en insectes, mais il ne peut détacher son regard de la forme étourdie qui bat des ailes dans sa tasse. Quelques instants plus tôt, une autre vie que la sienne emplissait sa bouche. Maintenant elle se débat pour sauver sa vie.”
Aden Ellias, Les artistes, Éditions MF, mars 2022, 160 p., 15 €
Jean-Philippe Toussaint, L’instant précis où Monet entra dans l’atelier, Éditions de Minuit, mars 2022, 32 p., 6 € 50
Marie de Quatrebarbes, Aby, éditions P.O.L, mars 2022, 208 p., 17 €