« Tout problème en un certain sens en est un d’emploi du temps » affirmait, depuis sa coutumière intransigeance, Georges Bataille au seuil résolu de sa méthode de méditation qui désirait lui faire apercevoir, au-delà des sombres voiles d’un temps toujours à soi dérobé, l’instant souverain d’une expérience qui dirait la matière du présent, lui trouverait son nom enfin réel dans le langage et n’abandonnerait pas le contemporain à la part maudite de toute pensée. Nul doute qu’une telle conception qui dessine le temps comme une savante et multiple architecture dont le présent se tiendrait comme l’indépassable et permanente clef de voûte trouve un fracassant écho dans Brouhaha de Lionel Ruffel, puissant essai sur le sens du contemporain et de ses mondes qui vient tout juste de paraître chez Verdier.

Sans doute ne sommes-nous pas encore nos propres contemporains. Sans doute vivons-nous dans le temps qui nous échoit au cœur d’un indéfectible et terrible retard à notre propre époque que nous traversons et où nous sommes jetés de cécité et de surdité – et d’oubli. Sans doute encore peinons-nous dans notre actualité à nommer cette même époque, à lui trouver un visage de langage, à lui donner son nom de Littérature dans la langue : sans doute, de tout ce qui nous écrivons sur ce qui s’écrit, ne sommes-nous pas encore présents à notre contemporain.

Quelques jours avant la sortie — le 11 février prochain — et la critique sur Diacritik de Brouhaha, puissant essai de Lionel Ruffel qui questionne le contemporain comme concept pour dire notre temps, retour sur le premier effort réflexif du critique littéraire, Le Dénouement. Paru en 2005 chez Verdier dans la collection « Chaoïd », s’y dévoile déjà l’essentiel d’une pensée parmi les plus neuves de l’époque.

« L’homme est une maladie mortelle de l’animal » déclarait Alexandre Kojève dans un élan hégélien dont il portait en lui l’exigeante intimité afin de témoigner de ce qu’est devenu l’homme dans une histoire terriblement inexorable et achevée, afin de définir ce qui reste d’humain, après que, hagards de triomphe, les hommes ont consumé leur noir temps d’histoire sur terre : afin de dire combien, au crépuscule aride de notre temps, l’homme est l’espèce négative du vivant.

Après le juste succès de son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis revient en cette rentrée d’hiver 2016 avec Histoire de la violence, âpre et magistral roman, qui évoque cette terrible nuit de Noël 2012 où il rencontre Reda avec qui la douceur des premiers instants va tourner à la violence la plus nue et la plus sombre. Diacritik a rencontré Édouard Louis pour évoquer avec lui ce roman qui s’impose déjà comme l’un des plus puissants de l’année.

Dans son ultime vidéo au terrible titre de « Lazarus », qui portait déjà sans le savoir pour nous la nouvelle inouïe de sa mort, dont le spectral décorum fut à peine révélé la semaine dernière, David Bowie, plus lynchien que jamais, de sa maigreur toute aristocratique mais déjà aux traits émaciés de mort, nous lançait un appel et nous prévenait : « Regarde-moi, je suis au paradis / Je porte sur moi des cicatrices que l’on ne saurait voir ».

« Nous cherchons des mots, peut-être cherchons-nous aussi des oreilles » clamait lumineux de confiance Nietzsche dans Le Gai Savoir en une formule sans trêve qui pourrait tenir lieu de préambule à Mourir et puis sauter sur son cheval, le nouveau et magistral roman de David Bosc, fiévreux récit de douleur, paru ces jours-ci chez Verdier.

« Les images vivent à l’intérieur de nous » déclarait récemment Bill Viola à la manière d’un parfait exergue qui s’ignorerait au très beau et très délicat récit de Laurent Jenny, Le Lieu et le moment, paru il y a peu chez Verdier. Sans doute cette sentence du plasticien américain sur l’incessante et secrète vie des images donne-t-elle à contempler au plus intime et au plus nu de soi le projet de Jenny, celui d’un homme qui, patiemment, entreprend de se raconter depuis les événements qui ont su faire image en lui, devenir collection permanente de son existence et s’imposer comme le mémorable d’un destin traversé de ce que l’auteur désigne d’emblée comme ces images sans détour, « littérales comme les nuages du ciel, les fourmis dans l’herbe ».

Paru en 1985, alors que Woody Allen s’acharnait déjà depuis longtemps d’ironie sur le cadavre de son psychanalyste new-yorkais, La Cuisine de Freud, signé du précisément psychanalyste James Hillman et de l’éminent docteur Charles Boer, se présente comme un manuscrit retrouvé de Freud, égaré dans les archives de l’homme viennois, une somme d’impensé auquel personne n’aurait trop prêté attention et qui, pourtant, contiendrait de manière inouïe l’essence même de sa science sinon mieux : son inconscient. Entre totems et tapioca, scones érogènes et Jung Food, à coups de jeux de mots lacaniens donc oulipiens, la cuisine chez Freud révèle ici sa cène primitive.

L’histoire du cinéma ne se confond pas avec celle des images. L’histoire du cinéma, ce serait peut-être toujours l’histoire d’une image absente, d’une image manquante, d’une image négative, d’une image qu’on ne voit pas, d’une image qui fait défaut, d’une image à la fois absolue (sur-visible) et ultime (qui annulera toutes les autres) qui aurait valeur de totalité, qui serait en somme la clef du visible.

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Contrechamp

Une histoire ne semble jamais devoir s’écrire qu’en dehors d’elle-même, qu’au moment où les faits ne parviennent plus à l’épuiser, quand, en vérité, les dates cessent de lui importer, quand elle a fini par comprendre qu’elle n’a jamais eu lieu. Depuis cette présence qui peine tant à s’affirmer et cette absence qui peine tant à se faire oublier, le Baroque paraît, en effet, faire comprendre que son histoire et celles qu’il raconte, celles qu’ils disposent en intrigue notamment dans Appoggio, n’adviennent jamais véritablement.

La littérature n’arrive jamais à temps. Inlassablement et comme malgré elle, elle ne cesse de temporiser l’Histoire, d’accuser sur elle et de lui faire accuser un retard qu’aucun temps ne saurait refaire et qui, au fur et à mesure, creuse un abîme à figure de faillite et d’effondrement où le Présent semble s’éloigner de lui-même, où, d’unique et indivisible, il finit par ne plus s’appartenir non plus que véritablement exister.