« On rature machinalement avec un vieux bic les mots et les chiffres écrits par d’autres sur le recto d’un bottin tenu par une chaine dans une cabine téléphonique : ça finit par faire un trou » clame avec son énergique détermination Olivier Cadiot à l’entame de son Histoire de la littérature récente, tome 1 comme pour venir tracer du geste inaugural d’écrire au contemporain de nous la nécessité neuve de se sauver des chaines continues de discours qui, au quotidien, empêchent la parole de se dire. À l’évidence, cette impérieuse injonction à raturer tous les langages pour trouver sa voix et à se soulever devant le gribouillage aveugle et bavard d’un monde pour écrire un livre et faire trou dans la parole pourrait tenir lieu de parfaite escorte à la lecture sinon de programme d’écriture au salutaire et singulier premier livre de Sylvain Bourmeau, Bâtonnage paru en cette rentrée d’hiver chez Stock.
En effet, comme le destin prolongé de la poétique de Cadiot qui, avec urgence, invite chacun à se saisir de la Littérature comme ce qui se formule depuis la surparole peuplant les jours contre cette hyperparole même qui, sciemment, occupe chacun malgré soi à tout instant, Sylvain Bourmeau ouvre son écriture à l’horizon d’un semblable tableau catastrophique, celui par lequel, selon lui et à son horreur avisée, le journalisme gît détruit de discours asphyxiants ainsi qu’il le dépeint avec force dans l’envoi de son ouvrage – quand il en vient à évoquer que, désormais, il se trouve « face au journal comme devant un paysage dévasté », un monde journalistique aujourd’hui comparable, dit-il encore, « à un champ de ruines », où chaque article est comme un désastre consumé de paroles. De fait, s’il est à présent producteur à France Culture de La Suite dans les idées, Bourmeau s’est notamment distingué par le passé comme directeur adjoint de la rédaction des Inrockuptibles mais aussi et surtout, plus récemment de Libération, journal qui forme, ici, la matrice noire de l’ouvrage, le bottin de cabine téléphonique à partir duquel sa parole, inquiète, va venir œuvrer pour faire route dans ce qui fera livre et fera poème, à savoir opérer, à mots nus, la grande trouée de langue dans le langage même. – Où, depuis Libé, se dira le texte à biffer et à rebiffer, où viendra, comme un recours ultime devant le Réel, s’exercer de Bourmeau la rature contre ce qui sature jusqu’à faire trou.
Car, depuis ses dernières pages, Bâtonnage raconte la noire prise de conscience de Bourmeau quand, un jour de 2016, comme un envers de tout mot et un détramage de discours, le journalisme tel qu’il se donnait à lire dans le quotidien qu’il a quitté il y a peu ne s’impose plus que comme un dorénavant de la parole, un monde soudainement tissé d’articles qui ne répondent plus d’articles tant ils se tissent d’intra-discours par où tout journaliste annule sa parole dans une épaisseur endoxale indépassable, celle d’Internet, des litanies et du babil de l’information continue des home pages et autres mutations numériques – la parlure numérique. Pour Bourmeau, le journalisme n’est plus. Le journalisme ne (se) donne plus à lire. Il est l’incessant babillage et bruissement du nul et néant. La parole n’y a pas de regard. La parole y a perdu comme ses yeux. Le journaliste reste mat devant l’événement. Loin de l’universel reportage de Mallarmé qui disait alors au moins du monde la nouvelle, bonne ou mauvaise, l’heure n’est ainsi plus à ce qui dira le fait nu et l’analyse tenue tant, pour Bourmeau, le journalisme se donne comme une harassante et puissante écholalie, cette tendance proprement spontanée sinon automatique à répéter à l’envi les mots prononcés par autrui, en un discours de discours – ou ce que Bourmeau nomme aussi bien « le méta-médiatique ». Par Internet, le monde n’est alors, pour le journaliste, non pas tant immédiat qu’im-média, sans média parce que trop médiatisé, diffracté, irrésolu, perdu. D’article en article d’article, en collages de collages copiés, le journaliste ne s’impose plus ici pour Bourmeau que comme cet homo papaver esquissé par Balzac dans sa Monographie de la presse parisienne, cet homme de papier, de papier pour le papier qui répond non d’une vision mais d’une phraséologie folle par laquelle la matière et l’événement sont devenus sa grande langue fantôme. Comme si, d’une certaine manière, le sous-titre de Bâtonnage aurait alors pu être, comme en toujours hommage à Cadiot : Le journalisme pour quoi faire ?
Automne 2016, et il faut alors réagir. Il faut, pour Bourmeau, en appeler à une formule de réveil, à déployer actantiellement le sursaut devant l’effondrement de parole, devant un journalisme qui rime avec hypnotisme ou, comme le dirait Guyotat dans son récent et magistral Humains par hasard, avec somnambulisme. Il faut, comme dirait Cadiot, « tout recopier, traduire ces soucis en une seule ligne de code » et, ajoute-t-il, comptabiliser ses larmes. Car il y a des larmes ici qui ne se disent pas, il y a des larmes éminemment politiques de celles qui, ici, affirment un manque de déontologie journalistique, qu’au sens le plus ardent, le journalisme a perdu son ontologie. La main qui veut arrêter l’écoulement discursif est cette main qui, aussi, se fait politique – est cette main qui réclame une politique et incidemment une poétique ou, décidément, comme Bourmeau l’écrit en référence affirmée à Cadiot, en art poetic’. Il faut ainsi redonner la presse à la parole car l’heure n’est plus à la démocratie du sens mais à la démocrature molle de l’insignifiant, c’est-à-dire du tout signifiant, de l’équivalence de tout par le tout en lieu et place de l’égalité démocratique toujours neuve et multiple de devenirs. Il faut, sans ironie mais porté de mélancolie, contre toutes ces antiphrases du monde, trouver les contre-phrases, offrir le contre-livre dont se nourrit tout contemporain et qui, intacte et revenue, laissera la chance aux vivants de vivre et ainsi, comme Bourmeau le dit, « dessiner une carte / selon nos informations / d’envergure parallèle ».
Automne 2016 et, devant autant de paroles et d’articles qui annulent la parole en soi, Bâtonnage invente sa méthode du vivant, son étymologique chemin pour rendre chaque article lu et éprouvé dans sa lecture au journalisme entendu comme reconquête du vivant, du politique et du sens sans trêve devant le vivant et la politique. Car Bourmeau découvre cette vanité de la parole depuis un moment intense de cinglant désœuvrement qu’il s’agit d’entendre ici dans tous les sens du terme, aussi bien comme le moment où, comme il le dit, loin de l’euphorie ou l’anxiété des bouclages, il n’a littéralement plus rien à faire et où il va dès lors commencer à défaire, travailler des articles en les jetant dans le travail ardu et neuf d’une défaisance active, qui s’impose peut-être comme la grande formule du contemporain qui est le nôtre. Car la modernité ne suffit plus : elle est bien plus morte que nous, nous qui, pourtant, sommes si peu vivants. Il s’agit ici de défaire pour retrouver, pour, enfin, dire ce que le langage a tu, ce que les journalistes ne disent plus – de dire ainsi un contemporain à l’aube de ce qui vient après, aussi bien après les discours, qu’après les faux récits : après les langages parce que, dit-il, « le slogan / des internets supplante / le temps / célèbre. »
À rebours, dès lors, de l’écoulement discursif infini du journalisme, Bourmeau oppose la Littérature entendue comme geste et comme acte de résistance à l’effondrement généralisé des significations molles et indolentes, contemplatives et inactives. Il faut alors défaire, désœuvrer : il faut, comme un geste d’avant qui nous jettera après, bâtonner, à savoir en argot journalistique, biffer, raturer, rayer les mots en trop, les mots qui ne disent pas des dépêches pour n’en conserver que les mots clefs qui diront le sens à nu et le monde à vif. Il y a ici chez Bourmeau, du Robinson de Cadiot, de l’homme de l’île déserte qui n’aurait que les Libé à lire et à déparler, comme si Robinson chez Bourmeau était un Robinson orthophoniste – l’homme de la rééducation orthophonique du monde, l’homme d’une didactique sauvage pour espérer trouer le langage, trouer la feuille de papier journal, bâtonner pour ne garder que l’essentiel, l’existentiel du monde, pourrait-on dire. Si bien que dans un geste radicalement contre-moderne (et non pas anti-moderne, car, contrairement à ce qu’affirme Antoine Compagnon, les anti-modernes n’existent pas), Bourmeau oppose au journalisme le Poème car il faut combattre « la dictature / de la pensée / pour ébranler / la plus fidèle / démonstration ». Il fait de l’actualité autant de poèmes de l’inactuel pour précisément reconquérir et retrouver, derrière les tympans étouffés, ce qui unit le sensible au sens. Bâtonner comme on philosophe à coups de marteaux ou bien plutôt comme on fait poème à coups de bâtons pour taper du sens dans la phrase : chercher la phrase et la trouver vers. Dans Bâtonnage, Bourmeau œuvre à la poésie non comme texte – mais comme un acte, comme geste incandescent posant au monde la question de son discours comme si la poésie n’appartenait ici que peu à un régime textuel – par où elle se donnerait toujours comme mystère, surprise du cadavre exquis, à savoir dévoilement, épiphanie du sensible – l’en-vie.
En ce sens, bâtonner et raturer s’impose comme une œuvre de journalisme retrouvé par où Bourmeau le clame : il déprend la parole d’elle-même dans la mesure où, à l’intime limite, le souhait de Bourmeau est de ne pas être auteur, de désapparaître du texte – le texte doit revenir à tout le monde, il doit devenir le discours qui redonne chance au sens, il est offert à la signification. Bourmeau enlève la langue au langage : il n’est pas auteur, il est ôteur. Il désapparaît devant la quête même d’un redevenir politique : « On démine / ça marche, croyez-moi ! » Bâtonnage ne désire pas même la littérature : elle est son moyen ou son peut-être accident dans les choses car, depuis ce poème voulu et dit depuis les ruines et les pelures de Libé, Bâtonnage œuvre à un dispositif de défaisance par lequel à la mimesis manquée de l’événement, le Poème redonnerait la chance dans le journalisme, comme sa thérapie de Dire, d’être cet ordre intimé aux articles de ne plus taire leur nom de non-textes : se ferait la mathesis retrouvée du journalisme. Car, pour Bourmeau, dans le geste contemporain le plus affirmé, l’écriture poétique se donne toujours soustractive : elle soustrait la parole au langage, elle soustrait les mots aux discours. Elle biffe le langage dans le langage même. Elle déparle les discours. Elle trouve le récit sous les discours. Elle est littéralement ce qu’un des poèmes nomme l’« effeuillage de papiers ». Elle est littéralement encore ce qu’un des autres poèmes nomme la « phrase figure », le mot ramassé du monde, du son et du sens : le sensible enfin tangible.
Il faut se donner du monde des poèmes depuis autant d’articles de Libé non comme décidément un geste d’écrivain, non comme une réécriture mais trouver le Poème comme seule lecture possible du monde – car Bâtonnage est le livre d’un toujours et plus que jamais lecteur qui a compris qu’il fallait là encore se déprendre dans le journalisme des mots fétiches de l’actualité, des mots de « terrorisme », « édile », « racisme », « islamisation » et son cortège catastrophique de noms propres dont « Zemmour » ou « Sarkozy ». Peut-être vivons-nous ainsi dans une époque procédant d’une violence non pas neuve mais terriblement séculaire, pour ne pas dire pariétale : nous vivons dans la fétichisation du langage, dans l’ardeur des discours fétichisés. Bâtonnage veut tenter l’épreuve du don, celle d’une nouvelle bathmologie du langage où le langage retrouverait son intensité, son degré plus un de l’écriture, où les mots seraient à neuf les mots – ou les intouchés du monde, du verbe « d’une intensité / inédite ». Il faut alors rejouer les mots mantras, les redonner d’un coup de dé, d’un coup de feutre biffant dans le Poème – il faut bâtonner jusqu’à donner forme, trouver le vers libre. Si bien que la forme surgit là de manière littérale et tautologique dans sa virulence salutaire et nécessaire – pléonasme inédit et impossible : la forme est là pour redonner forme, pour redresser à la verticale l’horizontalité de toute banalisation, défaire les expressions lexicalisées et les syntagmes figés. Le poème sera verticalité dans la page. Il se dressera de sa litanie de vers à être vu, à être lu, à être chaine devant la nullité intense de tout et « nos élites du réel ».
Dès lors, de « redevenir invisibles » à « le besoin d’être mal armé » en passant « Sextape » ou encore « Sur le lieu du drame, l’émotion et les questions », Bâtonnage dévoile 50 poèmes qui, loin de toute technique du cut-up, jouent de la juxtaposition implosive par ivresse syntagmatique et paradigmatique des mots rendus à leur charge sémantique la plus ardente. Comme si le poème chez Bourmeau voulait resémantiser le langage à hauteur d’hommes et de monde, en dissiper la brume obscure et exténuante de la connotation pour redécouvrir, à la manière d’une cure, le pouvoir irradiant de la simple et si ardue dénotation. Se pratique ici, d’un vers qui tombe et se redresse l’autre, une rhétorique concertée du zeugme qui entend provoquer, par rapprochements inattendus, le sens là où il ne se donne plus, là où il a été tu à l’intérieur de toutes les phrases et tous les copier-coller, toutes ces strates harassantes et intempérantes de non-écrire. Car le Poème possède une vertu que ne connaît pas le journalisme qui, sans bâtonnage, méconnait le langage. Le Poème, comme chez Cadiot mais encore davantage, est vitesse. Il est le facteur vitesse qui prend la parole de vitesse, va plus vite que le mot qui défile, trouve le mot à la coïncidence exacte du présent peut-être pas même encore advenu.
Le Poème est toujours déjà rimbaldien : il fait voir ce que les faits ne connaissent pas encore. Il est Voyance. Les événements sont comme le Poème, ils n’arrêtent jamais d’avoir lieu et l’actualité de nous faire mourir mais le Poème fait vie active du Sens. Le Poème voit l’actualité là où elle a pourtant été mévue ou bévue. À ce titre, Bâtonnage de Bourmeau invente par la vitesse de son poème, de son édition dans le texte défait, un point inédit de l’actualité : dans une manière autre que celle d’Armen Avanessian mais toujours aussi résolument politique, le Poème accélère le Réel, il se fait accélérationniste du Temps présent non pour l’habiter mais pour le faire revenir d’un passé qui n’a pas réussi à le percevoir – il accélère le temps jusqu’à le faire advenir puisque, dit-il encore, « sur toutes les lignes / il faut accélérer » et trouver « trouver la présence humaine / dans les bouts de ligne ».

Car, dans Bâtonnage, le Poème se désire éminemment performatif, veut faire action et matière dans le monde pour clamer de la Littérature comme forme la grande éthique et morale du Sens en action. Il faut redonner le Poème au monde, c’est-à-dire à sa parole négativée et terriblement manquée. Il faut que le Poème referme le livre de deuil qu’est le journal, qu’il en rédime la fatale ignorance et qu’il détrame les discours pour, comme il le dit, qu’« entre / l’ombre » et « unifier les flux ». Il faut ainsi trouver ce qui se tait et dit dans le mots loin de ces « trop bavards / dans le bruit des balles » afin d’accéder à ce que Bourmeau nomme encore « un bâton / humanitaire ». Bâtonnage s’achève qui voudrait, cette fois dans un souhait barthésien inavoué, laisser le langage intact, c’est-à-dire le défaire de tout ce qui traîne dans la langue avant nous, le redonner comme nous ne l’avons jamais trouvé : vif, neuf et intense.
On l’aura aisément compris : expérience inédite et, à la lettre, irreproductible, Bâtonnage de Sylvain Bourmeau s’offre comme une installation ou un happening qui n’en finirait plus de déparler les discours, et s’impose comme l’un des livres les plus remarquables de cette rentrée d’hiver. Une méthode poétique, politique et contre-rhétorique qui viendrait ainsi refonder ce qui s’est dérobé pour peut-être d’un mot de Hölderlin achever et redire combien le Poème, dans une formule que ne renierait pas Bourmeau, le poème est là pour « chanter au lieu d’une communauté ouverte. »
Sylvain Bourmeau, Bâtonnage, Stock, 2017, 140 p., 16 € 50 — Lire un extrait
Lire ici l’article de Jacques Dubois
Et ici l’entretien de Sylvain Bourmeau avec Christine Marcandier