« Toute la tâche de l’art est d’inexprimer l’exprimable » annonçait Roland Barthes à la lisière feutrée de ses fondateurs Essais critiques en une formule incandescente de paradoxe qui pourrait servir de guide idéal à la lecture d’Histoire de la violence d’Édouard Louis. Reparaissant ces jours-ci en collection de poche en Points Seuil, un an après sa tonitruante sortie, ce second et puissant roman, tout de noirceur et décisif de beauté, paraît être traversé du même et définitif constat devant un geste d’écrire qui, pour raconter ce viol qui a déchiré l’existence du jeune homme, ne doit pas, contre toute attente, s’affronter à la terreur sombre de l’innommable mais surseoir à ce qui est déjà nommé dans la langue.
L’écrivain, homme sans langage
À l’instar de Barthes, écrire pour Louis reviendra à aller au-delà de tous les discours convenus qui veulent circonscrire son viol, dans le triste et le banal d’un langage sans gloire afin d’œuvrer, par sa voix revenue, au grand récit refondateur d’une parole nue et inouïe de soi. De fait, depuis En finir avec Eddy Bellegueule, son premier roman auréolé en 2014 d’un juste et tonitruant succès, Édouard Louis désire achever et faire taire dans l’écriture ce qui, depuis les mots des autres, empêche sa parole propre de venir doucement à elle-même et d’entrer, éclatante et juste de rigueur, dans son Dire majuscule afin de rendre à Louis la mesure absolue et sans trêve de son expérience. Veuve hagarde et tremblante de douleur, l’écriture de Louis veut porter le deuil du monde et de sa parole folle et précisément nulle de monde.
Histoire de la violence se présente ainsi comme l’histoire d’une patiente et tremblante défaisance, celle de l’écrivain devant le bavardage unanime du monde, cette écriture première que les autres ne cessent de parler à sa place alors que, lui, seul de langage, se tient au non-lieu de toute parole. Car Édouard a été violé, se tient replié dans le viol qu’il a subi et que les autres, de leurs mots, de « toutes leurs remarques déplacées et racistes », ne cessent sans le savoir, à leur tour, de violenter. C’est en 2012, un soir obscur de Noël, dans le désert d’hommes d’une épaisse nuit avancée de réveillon, depuis les abords boueux de la place de la République alors en travaux et ceinte de « pluie sale ». C’est le retour seul après une soirée joyeuse passée avec les amis Didier et Geoffroy à boire et à discuter. C’est un bruit derrière soi et bientôt une douceur : c’est Reda, un jeune Kabyle, avec des traits « à la fois doux et marqués, masculins » qui l’aborde, lui demande pourquoi il ne fait pas Noël, ce qu’il lit et ce qu’il aime.
Et c’est Édouard qui ne répond pas, qui presse le pas, qui laisse Reda « déceler la faille dans sa voix » et qui, depuis cette faille, se sait lui dire oui. C’est alors une nuit d’amour, ce sont des siestes, ce sont des rires. Mais, très vite, ce n’est plus une douceur. C’est une bientôt fureur, celle d’un voleur qui prend le téléphone et l’iPad, celle d’un presque tueur qui l’étrangle. C’est enfin la nuit d’un violeur, qui le violente jusqu’au sang, le force, porté d’une rage inattendue. C’est alors, après le départ de Reda et les jours qui suivent le terrible viol, la violence encore plus nue qui surgit au cœur de tout et assassine le langage.
Cependant, depuis cette irrémédiable césure où Louis constate que Reda l’a « condamné à errer », rien ne se dit pourtant avec cette parfaite clarté d’évidence par laquelle les événements se donneraient dans la lumineuse coïncidence du langage à lui-même : d’Édouard Louis, lui qui vient de mettre la dernière main quelques jours plus tôt à son premier roman, c’est sa parole même et désormais affreusement autre qui se voit condamner à errer. Louis le sait qui dit : « je vivais à côté de ma parole ». Louis le répète qui affirme qu’à la rencontre avec Reda, son langage se défait, « comme si sa phrase, elle avait de moins en moins de sens, un peu comme si elle perdait de son sens à chaque pas qu’ils faisaient ensemble tous les deux. » Sans doute l’histoire de la violence serait-elle aussi, à tout prendre, celle du langage devenu nature interrompue et aberrante de l’homme. La parole est violée, les mots sont voilés. Pour Louis, parce que parler ne possède plus aucun sens comme si « une espèce de langage codé parlait à notre place », l’écriture s’ouvre alors quand l’écrivain comprend qu’il se tient dans le monde comme l’homme sans langage.
Car, depuis cette nuit avec Reda, Édouard Louis a traversé l’épreuve heuristique fondatrice de toute écrire, a trouvé, malgré lui, au risque de la vie tenue, ce point d’absolu et de désespoir aigu de l’écriture, ce moment d’horreur irréversible où, tentant de fermement l’assassiner, Reda l’étrangle avec son écharpe, le livre à la strangulation qui l’assigne à littéralement ne plus pouvoir parler, et lui fait découvrir ce moment de désœuvrement sans retour où « si le langage est le propre de l’homme alors pendant ces cinquante secondes où on me tuait je ne sais ce que j’étais. » Se donne ici la scène primitive et noire de la confiscation de la parole, la tache aveugle liminaire de l’écrire, le trou d’ombre qui déchire le récit et le trame de ses apories. Lui, le brillant étudiant, parle mais parler ne sert plus de rien. Il devient l’exclu unanime du langage. Il est homme et n’est plus un homme. Il est une bête. Il est Ordive, une de ces femmes du village « toujours plus ou moins associées à la figure de la sorcière ». De ce mot picard qui traîne à propos d’autres, Édouard Louis est devenu le « babache » du langage.
Tentative de restitution d’un viol
Depuis cette folle épreuve de la négativité et de la strangulation, où l’écharpe l’enserre, la parole se tient comme le nœud noir dans la gorge de Louis, que son récit aura dès lors à charge de dénouer. Sans doute doit-on lire Histoire de la violence comme l’histoire de cette lente remontée et de cette âpre revenue du langage à lui-même, la question redressée en soi pour retrouver la puissance du roman, se mettre en quête de faire venir dans les mots la matière irascible de l’expérience vécue. Mais qui dit expérience ne dit pas, pour Édouard Louis, littérature de l’expérience, à savoir le récit convenu de la confession psychologique ou le récit sans concession de l’observation sociale. Car le jeune écrivain s’offre ici à rebours de la littérature sociologique dans laquelle on a voulu trop rapidement le circonscrire.
Si En finir avec Eddy Bellegueule pouvait être parfois porté par le souffle intransigeant d’Annie Ernaux et si le Bourdieu de La Domination masculine vient à être évoqué, en référence reculée dans le texte, quand Reda lui dit être kabyle, Histoire de la violence ne décrit pas le viol comme un phénomène de discrimination sociétale où Reda serait une énigme que le seul discours sociologique viendrait épuiser. Ici se dit une singulière et salutaire méfiance à l’égard des discours, le désaveu aimant mais ferme de Didier, l’ami sociologue, de sa puissance à ficher et à figer les gens pour aller vers la libre venue et disponibilité du Roman.
Partant, depuis cette même défiance à l’égard des « grandes phrases stupides » qui ne diront pas la vérité de sa sensation, Édouard Louis désire également échapper à la littérature de témoignage brut, à sa chaine abrasive de remarques crues du monde, celle qu’incarne cette fois, même si avec du recul, Clara sa sœur qui se fait l’aède de la terrible mésaventure de son frère : toujours le désir de Louis est que l’écriture ne soit pas réductible au factuel, à cette idée du viol « parfois pire que la mort » et à l’écrasement du langage et à l’horreur de la folie discursive. Loin de la confession de l’irrémédiable, d’une quelconque fonction testimoniale où les mots seraient ceux, hésitants, d’un rescapé, Histoire de la violence refuse de se réduire à une valeur documentaire, où le référent dirait le référent dans la platitude d’une folle boucle. Parce que son viol, même depuis « cette folie de la parole », ne saurait être un fait divers.
Et parce qu’il est tout sauf ce fait divers, cette catastrophe de l’immanence que la causalité veut à toute force expliquer, le viol de Louis affirme son irréductible et se tient à l’écart également du grand récit policier du monde qui, à son tour, voudrait se l’approprier. Le policier regarde Édouard parler : « Il n’écoutait pas, il regardait parler » mais le récit judiciaire n’est pas là encore le sien. Quand Reda est venu à lui, il était cet homme doux et beau, il n’était pas « de type maghrébin ». Quand Reda l’étrangle, il n’est pas non plus l’homme de la « tentative d’homicide ». L’expérience se dira dans un en deçà du langage que seul le récit de Louis peut percevoir. Il faut trouver pour Louis un récit neuf qui se veut l’épopée sourde et critique du refus successif et mêlé de tous ces discours cliniques et froids d’une saisie du vivant. Comme une provocation aux accents de violence, le viol se tient chez Louis comme un absolu.
Car à l’orée de son récit, là où il constate d’emblée qu’il est exproprié de sa propre histoire et que tous les autres récits sinon le sien se tiennent comme le malproprisme narratif, Édouard Louis pose une question romanesque qui n’est ni sèchement rhétorique ni sociologique. Il ne cesse, au contraire, d’ouvrir à une question qui convoque la pleine Littérature dans sa manifestation la plus moderne et décidée. Il ne cesse d’être hanté par cette question, centrale, de Claude Simon qui, dans La Route des Flandres, faisait dire, hagard, dans les ruines de la Seconde Guerre à Georges : « Comment raconter ? » En effet, comment raconter ce viol, en rendre non l’autobiographique mais l’intime mesure, le vécu qui demeure à la frange du langage, qui n’ose se dire ? Comment alors oser parler depuis le viol et sa honte, c’est-à-dire livrer, comme le dit Agamben à propos de la honte, « la forme pure, et vide, du sentiment du moi le plus intime » ? Comment raconter ce qui manque à tous les langages et récits qui font du viol leur parlure frénétique sans voir combien Édouard Louis en demeure le centre creux et l’homme en déshérence ?
Sans doute Édouard Louis doit-il alors se confier à ces livres dont il répète les noms d’auteurs comme une litanie pour que sa parole ne vienne pas dire « oui » à Reda ; sans doute, après lui avoir dit oui, doit-il encore retrouver le roman, depuis ces noms de « Nietzsche Simon Nietzsche Simon », afin de dire Reda, de se dire soi, de dire quel est cet homme, l’ecce homo nietzschéen ; et sans doute doit-il, enfin, raconter comme Georges le faisait déjà chez Claude Simon en donnant à voir ce qui se dérobe à la vue et au langage, les scènes que les images noires, derrière les paupières, peuvent seules dire. À l’imitation du sous-titre du Vent qui se proposait d’être la tentative de restitution d’un retable baroque d’après les fragments retrouvés dans une chapelle en ruines, Histoire de la violence œuvre à une simonienne tentative de restitution du viol.
Et les images viennent alors que ni la police, ni les amis, ni la sœur ne voient et ne peuvent parler. Au « je pouvais voir » de Simon se substitue le « j’imagine » de Louis, le défilement de scènes, le cinéma intérieur qui voit Reda surgir comme un personnage à part entière, lui aussi martyr de la violence de l’histoire. Il y a Reda en classe, qui ne suit pas, qui est mauvais élève. Il y a Reda héroïque qui se lève, qui défie l’enseignante. Il y a Reda de la beauté de ce geste fou et vainqueur contre l’autorité. Il y a la nuit première du père de Reda en France. Il y a ces éblouissantes pages sur le foyer d’immigrés. Il y a le bruit, son imagination. Il y a le père seul, perdu de solitude comme son fils : la fiction comme vérité au cœur du Dire.
Vers une littérature éthique
Depuis cet ininterrompu défilement de scènes tues, de « cette odeur de pêche » des draps pendant le viol tenue jusque là au secret du langage, Histoire de la violence ne cesse, contre toute possible littérature qui se voudrait autopsie du social, de prononcer avec Édouard Louis le haut vœu de la venue d’une littérature éthique. Dans le sillage des forts romans de Laurent Mauvignier, Histoire de la violence se met en quête d’une littérature dont la Littérature même, puissance majuscule des hommes, serait la grande et imprenable morale : une Littérature dont le narrateur, détruit et hagard, doit retrouver la ligne sèche et lumineuse au milieu des désastres parvenus à chacun. À l’instar de Loin d’eux et Ceux d’â côté de Mauvignier, qui se tiennent comme ses grands frères d’écriture, Édouard Louis œuvre à une ardente morale et éthique du langage pour trouver, contre tous les préjugés et les idées narratives trop évidentes, de Reda et de lui le chant d’espoir du vivant, le possible de vie que même le violeur porte en soi.
À ce titre, dans un élan philosophique dont Michel Foucault n’est pas absent, Édouard Louis tient dans son roman même la Littérature comme la foi neuve des hommes, celle qui lui fait accorder une confiance folle à Sanctuaire de Faulkner, qui lui montre combien le personnage de Temple vit une semblable expérience, combien depuis le désespoir du viol qui ruine tout, la Littérature peut redonner vie. Combien la Littérature ne se tient pas comme un livre vidé de vie mais comme une inlassable conduite et une pratique toujours neuve pour les hommes. Combien, à rebours de tout formalisme, la Littérature ne se donne pas comme une forme mais invente inlassablement un dispositif libérant la parole, celle de chacun, de Clara à Didier, de la policière à Geoffroy, d’Édouard à Reda. Barthes se trompait : écrire ne serait jamais un verbe intransitif mais toujours avec Louis un verbe transitif, un verbe pour dire le vivant demeuré en chacun après toutes les morts, le doux souhait de revie qui traverse la parole.
On l’aura compris : il faut lire toute affaire cessante Histoire de la violence, ne serait-ce que pour donner cette fois raison à Roland Barthes lorsqu’il affirmait que « tout roman est une aurore ». Si tel est le cas, le soleil ne fait que se lever sur la très grande et belle journée qui, avec certitude, attend Édouard Louis.
Édouard Louis, Histoire de la violence, éditions Points, 2017, 229 p., 7 € 10
Lire ici l’entretien d’Édouard Louis avec Johan Faerber