Les primaires de la Droite ou la dépolitisation généralisée

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Dernier acte de la primaire de la droite et du centre au terme d’une séquence qui n’a pas fait grandir la vie politique française, loin s’en faut. Nous republions la tribune de Johan Faerber écrite au lendemain du premier tour.

De quels actes sommes-nous les hommes ? Que signifie voter, dimanche dernier et ce dimanche qui vient, quand on est de gauche, quand on se dit de gauche, quand le nom de Gauche répond des gestes de chacun aux primaires de Droite ?

Chacun depuis quelques semaines voit sans doute dans son entourage ou ses proches connaissances de ces hommes et de ces femmes par ailleurs louables qui, unanimement, se lèvent, habités d’un comme devoir qui leur intime, doucement et avec conviction, d’aller voter à des primaires dont le parti, Les Républicains ici en l’occurrence, n’appartient en rien idéologiquement à leur conviction. Il faut voter Juppé. Il s’agit de faire barrage à Sarkozy. Il s’agit de ne plus le voir revenir. Il s’agit de trouver l’homme qui saura faire barrage à Marine Le Pen et son inévitable montée en puissance qui se concrétiserait, à tout prendre, par son accession sans trêve à la plus haute fonction du pays en mai prochain.

Pourtant, indéfectiblement, voter aux primaires de la Droite quand on est de Gauche, paraît relever d’un contresens politique total. Car sans doute faut-il y voir contre toute attente un sommet actuel, une des crêtes tout du moins, de la dépolitisation générale qui gagne tout le paysage français et innerve le débat public – même si, dans son plus violent paradoxe, cette dépolitisation se manifeste par une sorte de frénésie de citoyenneté dont le mot, répété inlassablement, semble désormais comme vidé de son sens. Voter pour Juppé, quand on est de Gauche, ne peut apparaître que comme problématique, comme s’il fallait choisir le moindre mal, se savoir tenaillé par le vote utile et surtout tirer un incompréhensible trait sur 1995. Juppé n’est pas un nom. Juppé n’est pas un homme. Juppé, c’est une date. C’est 1995. C’est un plan qui, dans une hargne sans nom, a voulu tout détruire et jeter à bas un modèle social déjà bien abîmé des années.

Voter Juppé comme une solution de compromis ou une planche de salut devant tous les fascismes procède encore d’un double contresens politique : le premier consisterait à réduire le champ politique à un modèle physique et graphique, celui qui condamnerait l’échiquier politique à un jeu de Tetris ou de Démineur. Voter ne consisterait qu’à ajuster des variables sans issue. Juppé est un vote de désespoir, la formule entérinée d’une fatalité à laquelle on peut pourrait plus surseoir. Le second contresens consiste enfin à réduire la vie politique à un scénario, à tenter de scénariser et dramatiser des acteurs ou bien plutôt à projeter des dramaticules jusqu’à la tragédie finale. Mais la politique n’est pas scénarisable. Elle n’est pas le drame des puissants : elle est la surprise constamment devenue éruptive. Peut-être est-elle la formule inouïe de toute contingence, un déjeu du calcul – qui laisse parfois les forces désoccupées.

Pourtant, le vainqueur de dimanche et le probable vainqueur de dimanche n’est pas un homme dépolitisé. Il est un homme radicalisé. Comme Trump, Fillon est un homme radicalisé. Sa ligne est claire, droite, et dure comme une lame impossible. Si tous les candidats de la primaire possèdent tous le même programme (seuls changent les fréquences du mot « islam » dans leurs tracts et leur âge, avancé comme la nuit), Fillon possède néanmoins la même particularité que Trump et qui lui en assure le tonitruant succès : il est l’homme de la rue. Il a été porté par un mouvement de rue, celui de la Manif pour tous qu’esseulé au début de sa campagne plus sinistre que lui-même encore, il a rallié faute de mieux. Il est pourtant devenu ce candidat de la rue ou bien plutôt ce candidat des avenues, celles qui partent depuis le rond-point de Champs-Élysées. Choisi par beaucoup comme un « espoir » ou un « renouveau » alors même qu’il a été le spectral premier ministre de feu Sarkozy, Fillon incarne comme Trump le moment homophobe de la vie publique ou plutôt son hystérie phobique, lui qui, comme Trump, à rebours de toute concession et dépolitisation, a su être la voix de notre époque si réactionnaire et antimoderne, tiraillée de rejets et de haines.

Et peut-être pourrait-on achever ce bilan qu’offrent les primaires de Droite par le constat tout aussi surprenant selon lequel partir voter à ces primaires quand on est de Gauche revient en fait à exercer, parfois sans s’en douter, un des plus violents votes de classe de ces dernières années – comme s’il s’agissait d’exercer son bon sens politique comme un conseil, comme une lucidité ultime, comme là encore ce sursaut citoyen et éclairé, comme l’éclairé devenu ultime électeur. Ici, l’éclairé confond élection et spéculation, mue l’interprétation en savoir indispensable et urgent et oublie de livrer un récit.

Il faut sortir du désespoir qui hante ces électeurs abandonnés de toute décision, de tout courage à trancher dans le Réel. Il faut savoir refuser. Il faut savoir abandonner. Il faut savoir ouvrir le Réel, le sortir de sa continuité : il faut interrompre et non pas devenir le serviteur désabusé – parfois cynique d’une donne qui serait irrévocable. Le champ politique réclame un nouveau récit, un monde hanté de devenirs, un monde ouvert sur ce qui arrivera depuis sa méconnaissance. Il faut devenir critique et habiter le présent de sa force à recommencer. Nous ne sommes pas là pour finir. L’apocalypse que dessine la primaire de Droite ne nous appartient pas. – Recommençons.