Terrain vague (40) – Poésie, etc.

Photo © Christian Rosset.

Écrire en non-poète sur la poésie, en s’adressant à des non-poètes, tel est le projet de ces constellations « poétiques ». Encore qu’« écrire sur », rien de moins sûr ; disons plutôt qu’il s’agit de passer un peu de temps « avec », autrement dit en compagnie de livres de poésie, avant de tenter de raccorder par montage ce que la mémoire a accroché au cours de ces lectures (mais comme cette dernière a tendance à s’effilocher, glisser quelques signets entre les pages est plus prudent).

C’est un des leitmotivs récurrents du Terrain vague, où on a sans doute tort de s’excuser de ne pas être « du métier » (sachant que le seul qui vaille est Le métier de vivre : « Il vient une époque où l’on se rend compte que tout ce que nous faisons deviendra en son temps souvenir – Cesare Pavese »). Mais c’est la moindre des politesses que de le rappeler de temps en temps : le lecteur de poésie (parfois fatigué de l’être, parfois non) n’a jamais écrit et n’écrira jamais de vers (pas même un monostiche), convaincu que c’est plutôt une bonne chose que la poésie ne soit pas faite par tou(te)s. Alors, comment composer une constellation d’ouvrages qui tienne, dans le champ « poésie, etc. » ? Il faut, d’une part, se fier au hasard des rencontres, puisqu’on reçoit des choses inattendues, parfois par pur malentendu, mais aussi, et heureusement, judicieusement adressées ; et d’autre part à la fidélité, qui est un des motifs de ces chroniques. So May we Start ?

1. Commençons avec la collection « Poésie / Flammarion » dont nous suivons les péripéties depuis ses débuts (qui remontent aux années 1980 : Jean Tortel, Henri Deluy, Emmanuel Hocquard et Raquel, Jacqueline Risset, Josée Lapeyrère, etc.) et à laquelle Yves di Manno, succédant en 1994 à Claude Esteban, a donné un sacré coup d’accélérateur. Après l’étonnant Tour de ficelle de Jean Daive en janvier, que l’on peut d’ores et déjà ranger parmi les grands livres de l’année, trois nouveaux titres nous arrivent, de deux autrices et d’un auteur loin de nous être inconnus (du moins par la lecture).

Jadis, Poïena, sous-titré « une poème », est le quatrième livre d’Hélène Sanguinetti dans cette collection – le précédent ayant été publié en 2008. Il nous arrive après une longue absence – un long silence, interrompu par deux rééditions chez Lurlure : Et voici la chanson et Alparegho, Pareil-à-rien. Plutôt bref (une soixantaine de pages), Jadis, Poïena est suivi de la réédition « du plus ancien texte de l’auteure, cette Fille de Jeanne-Félicie saluée par René Char peu avant sa mort ». Dans l’avant-propos de ce « diptyque » (ou plutôt « duo »), Hélène Sanguinetti nous dit qu’elle a « toujours eu horreur des boucles, de celles qui ramènent au pays, font rentrer, finir. […] C’est pour René Char que j’ai accepté que cette Fille soit là, pour le chemin parcouru depuis, sans nulle idée de progrès mais d’avancée de la piste. Je dis “avancée”, car aucune possibilité ni encore moins désir que je me retourne, que je souhaite écrire – encore – ainsi. » Commençons notre lecture par « une poème », relue plusieurs fois afin de ne pas nous laisser prendre par nos impressions premières – son aspect « théâtral » (domaine qui m’est étranger) m’incitant à prendre distance, tandis que ses qualités graphiques me retiennent. Difficile d’en découper un ou plusieurs fragments sans trahir ce qui doit être lu, me semble-t-il, d’un seul trait, de manière polyphonique – entendre la voix du texte supposant d’en entremêler intérieurement plusieurs : voix parlées chantées, mélodies minimales, surtout pas de bel canto. Quelque chose d’archaïque : si loin, si proche. Mais que ce soit difficile ou non, il convient de faire passer ne serait-ce qu’un bref état de ce « souffle du jadis » ; donc tailler franchement dans la matière :

« (Une image de P.) /  .  / Rien n’a bougé tout / bouge, loi du monde / et vérité, ainsi / fourmi rejoint une autre / sable descend dans la / chaussure / Poïenaaa ! / on les entendait / à cette époque / dans la rue, / au marché / sur le plongeoir / et partout, / riant et rougissant / d’amour pour elle / inexplicable et / ce n’était pas prononcer / un nom, aucun nom ne Peut / remplir quelle étendue / quelle fresque inestimable / quelle FAIM du soleil de la vie / de la joie, oh, nous y croyons / encore ? / Fille, je vois sur ta poitrine / une ombre d’amant jeté / au feu, amant en feu / poser tête à ton cou »

Croyons-nous encore à la joie ? Avons-nous faim du soleil de la vie ? Comment voulez-vous donner écho à ce « chant » tissé « d’adresses poignantes », déjà si resserré, en quelques lignes prétendument « critiques » ? Même si je n’ai que peu d’affinités avec René Char, dont j’ai quand même gardé quelques titres en poche/poésie Gallimard acquis durant l’adolescence (mais que je n’ouvre jamais), il me semble comprendre ces vers de Fille de Jeanne-Félicie :

« Plus le nuage grandit, plus il se pulvérise.
Aussi l’homme s’applique-t-il à produire.
Toute lignée est l’expression de son refus : disparaître. »

Ou de même :

« Le ravin n’est-il que la nostalgie de la montagne ?
L’homme n’est pas seul à tâtonner. »

« Deux sortes de jadis dans les deux poèmes : le jadis étroit du destin particulier et le grand jadis du mythe et de l’histoire universelle. » Repartant de l’incipit de l’écrit le plus récent, j’entre petit à petit dans cette poème : la musique s’impose enfin, non celle de la langue, mais une partition sonore que l’on ne saurait transcrire uniquement par des mots. C’est en déthéâtralisant Jadis, Poïena que la lumière surgit, éclairant quelques scènes que curieusement – et très ponctuellement – j’imprègne du souvenir de celles de Schumann : « De croire à toute la vie / explosion dans le noir / Dans un petit miroir / blonde et minuscule / se souriant ou / derrière la vitre elle / pleure, ou se plaint, car / elle est vieille, elle a ses / orteils / déformés ou ne fait rien / d’intéressant, des courses, / à pied, bras qui rallongent / sous le poids / . / . / aujourd’hui / complet d’orage / et pause en relief / dans le cou un BAISER / deux, trois, / posés qui restent. / . / on ne sait pas pourquoi / ceux-là tiennent autant / de place, / en lumière / il n’y a pas mieux / malgré les ombres / . / . / »

Sauvons l’ennemie est le titre du sixième livre de Sandra Moussempès dans cette même collection Poésie / Flammarion – le précédent, Cassandre à bout portant (2021), ayant été suivi aux Éditions MF par Fréquence Mulholland (2023) : deux livres qui nous avaient instantanément soufflé à l’oreille des propositions sensibles, ce qui est encore le cas avec ce dernier opus à la couverture – image et titre – si frappante, qui transcrit le « monde intérieur peuplé d’héroïnes auto-fictives » d’une autrice à la voix singulière. « Je me suis découverte / sur un oreiller de sang séché /   / personne ne me demandait qui j’étais /   / ni le livre des ailes noires sans cœur / ni le livre de l’ombre intrusive /   / la chambre crie en se remplissant de certains rêves / comme une bibliothèque pleine de corbeaux /   / les mots d’exfiltrent du livre sans pages / ou bien c’est le moment d’en dire plus /   / s’il vous plaît / nettoyez la maison de ses plaies »

Neuf séquences, dont, non sans hésitation, je découpe au scalpel ces vers de la première, Sauvons l’ennemie : « J’écoutais une chanson sur une fille tourmentée / Dont le prénom – SURDIMENSIONNÉE – prêtait à confusion /   / Je pensais être cette fille / alors que j’aurais pu être la mère de cette fille / Ou sa grand-mère bientôt son arrière-grand-mère / À la télé des aveux d’un mari ayant tué sa femme passait en boucle / Et jamais ceux d’une mère /   / Les mères malveillantes se glissaient dans des ruches ou dans des immeubles grand standing / Là où les larves se reproduisent / Où la gelée royale se mélange aux meubles vernis » Il y a de quoi méditer – à la manière de Lynch ? – pour recréer intérieurement un monde qui ne nous est pas si étranger.

Dans quatrième séquence, Musée d’elle-même, un coup de cutter à la fois précis et exécuté dans un état second révèle que : « Momie de soi-même / accrochée à un cintre /           en attente de plaire – se plaire – /   / L’anonymat de la perte nécessite un prologue / aussi hanté qu’un dortoir de filles stérilisées » Puis, dans le but d’apporter quelque prélèvement rendant compte de « l’ambiance » en ces parages : « J’ai aimé la sorcière qui fonçait droit sur moi / alors qu’un prédateur rodait – en repérage », ou encore : « Les nurses en apnée amoureuse / Sortent de la forêt comme si de rien n’était /   / L’inclusion de l’amour est une combinaison pourpre de tissu sans fin »

Qu’ajouter ? Sinon qu’il faut prendre le temps de pénétrer mentalement ce qui, d’une page à l’autre, d’une séquence à l’autre, se construit, se déconstruit, en mémoire (ou non) de celles qui l’ont précédées (je songe aux deux derniers livres, déjà cités, mais aussi aux plus anciens, à commencer par Exercices d’incendie, reçu par surprise un jour de 1994 grâce à Henri Deluy), ce qui suppose d’entretenir une certaine tension, de mettre les sens en éveil, tant il y a à entendre, à sentir, à goûter, à toucher et à voir : « Je suis érotiquement vêtue / d’un climat de trouble-fête /   / la concupiscence devient une petite flaque / encerclée de siphons »

Histoires de « mondes emboîtés (comme des poupées-gigognes) dont l’auteure seule semble détenir la clef ». Qui prend plaisir à se frotter aux spectres, à dialoguer avec les apparitions, en souvenir des deux Emily (Dickinson et Brontë) et du monde de David Lynch, y trouvera son compte. « La maison pleure si personne n’y pénètre. »

Les Œuvres liquides de Pierre Vinclair est le cinquième opus de cet auteur chez « Poésie / Flammarion », et le deuxième volume d’Encadrements, un ensemble poétique qui devrait en compter quatre – le premier, L’Éducation géographique, étant sorti en janvier 2022, chaque ouvrage de cette tétralogie devant être composé de vingt-cinq poèmes (soit cent, au total). Une fois encore, le titre nous intrigue, d’autant plus qu’on a repéré sur la 4e de couverture que, « présenté comme un livre de personnes, ce volume décline une série de portraits : des artisans de la région où vivait alors l’auteur, des amis d’autrefois, de sa fille se baignant dans un lac, de complices (etc.) » Partons de ce portrait d’un complice : « PATRICK /   / Il y a – dans mon salon une petite fille / au blouson rose tenant, sur la pierre, un bouquet / devant la plaine herbue d’une Mongolie / d’éoliennes – derrière / Patrick agitant la lumière / d’une signification ébauchée, tournant / autour du personnage, suspendue / comme les pales – du monde plein / un drame sur papier, dans un portrait / (figure sur un Yangzi Jiang sans reflet, / coupée des brumes léchant / les Montagnes Jaunes, mangée / par la poussière du désert ouïghour) / dont la morale est de cadrage. »

Montage et cadrage étant les maîtres mots, on est bien ; et après une pause, la lecture reprend. M’interrogeant sur les 14 poèmes d’Yves di Manno (11/25), où il est question de « découpes », je m’attarde sur le treizième :

« Chaque page fait
7 tout petits vers

on va terminer ce parcours
ne donnant sur rien

une demeure
à l’abandon

ici soudain le noir. »

Sur un total de vingt-cinq (comme déjà précisé), huit nouveaux poèmes enrichissent ce poème-fleuve intitulé L’Amour du Rhône (L’Éducation géographique en avait déjà intégré les trois premiers). À la septième et dernière page du huitième, La Fée centrale, on découvre ceci : « je cherche – / la poésie dans une histoire / de l’électricité et l’électricité / dans le tracé du fleuve avec ses affluents et leurs – / ressemblant aux squelettes profanes des poissons / ou le corail fragile et frémissant –, affluents minuscules – / tremblant sur le papier jauni des cartes – / courant la Terre / sur l’échine voutée bleue de laquelle / ils font rouler comme un frisson / rejoué la nuit dans le ciel noir / par les orages jaunes qui déchirent / en pluies / torrentielles gonflant / le Rhône orange /   / fractal à décharger / les mots du dictionnaire / en fulgurites / à la surface / de nos turbines / l’– éclair – » Les Œuvres liquides provoqueront peut-être quelques coups de foudre dans la Réserve – ou Terrain vague (comme on voudra). Rappelons, avant de refermer ce deuxième volume d’Encadrements, la grande diversité formelle de cette entreprise, gage d’une lecture non ennuyeuse.

« Personne n’est seul –
penser est-il la maladie
qu’un poème sculpte
solitaire
en tumeurs ?
entre deux bruits de sandwiches. »

2. Se montrer fidèle n’a rien à voir ici avec l’idée de pratiquer l’entre-soi. On se souvient avoir lu un ou plusieurs ouvrages de tel auteur, ou de telle autrice, que nous n’avons jamais, ou très épisodiquement, rencontré(e). Lorsque nous parvient un nouveau livre où son nom est en couverture, on est heureux de prendre des nouvelles – non de cette personne, mais de son écriture. Et une fois l’ouvrage lu, et parfois relu, on l’intègre (ou non) à la constellation en cours de construction.

Le Souvenir (Éditions Unes) est le quatrième livre d’Éric Sautou au sommaire de ces chroniques – les trois premiers étant Beaupré (2021) chez Flammarion, Aux Aresquiers (2022) et Grand Saint-Vincent (2023) aux Éditions Unes. Belle régularité, dans la discrétion, manifestant une véritable obstination dénuée de volontarisme. « Livre en forme d’autoportrait », Le Souvenir est « un assemblage mouvant comme la mémoire », tout d’abord dédié « à toi (qui n’existes pas) », avant d’enchaîner un certain nombre de séquences composées de poèmes pour la plupart plutôt brefs, même si quelques-uns requièrent l’espace (du coup considérable) d’une page ou deux. L’éditeur parle judicieusement de « cailloux ». En voici un : « SAISONS /   / la cigale n’eut qu’un été / la neige prend son temps / la voix se refuse / la douleur ne cesse / la maison s’ennuie / la montagne gronde / le chemin se perd » ; puis deux autres, se suivant : « LA PLUS JOLIE FAÇON DE VOIR MOURIR /   / neiger /     / LA PLUS JOLIE FAÇON DE VOIR NEIGER /   / pour la première (pour la dernière) fois » ; encore un autre : « MOTS /   / qu’avec tant de prudence (et pourtant) / iris bleus blancs mauves / toutes choses sans retour / en attente de rien (pas même du peu de sens auquel nous avions prétendu jusqu’alors) / moins de mots nous en eût probablement dit davantage / tu y reviens / s’y confondre » ; et enfin quatre autres, se suivant eux aussi : « TOUJOURS UN PEU QUELQUE CHOSE /   / quand on croit qu’il n’y a plus rien /      / PARCE QUE /   / jamais de l’arbre l’oiseau ne s’envole /     / S’IL EST UN MOT DE LA FIN /   / lune (la lune » /     / DE TELLES HISTOIRES /   / on peut les lire ou ne pas / écrites on ne sait d’où »

« Le tout, nous dit l’éditeur, forme un chemin à emprunter, un fil à suivre pour tirer à soi le passé, en tirer le voile sans rien chercher à masquer ni pourtant tout dévoiler. Autoportrait indécis, vivant, dont la parole semble délivrer le poids, celui du silence, celui du secret qui enveloppe souvent les livres d’Éric Sautou, et qui nous voit presque désarçonnés par tant de franchise, tant de rythme, tant d’accueil. » Quelques fils : enfance, neige, sommeil, livre, maladie, garçon(s), filles, écrire, journal, berceuse, vent, reflets, etc., tirés avec une infinie précaution. « LA VITRE /   / suis-je vraiment le seul ? / un visage (lequel ?) / neige la neige (la vraie neige d’hiver) » ; un titre qui revient : « LUI OU MOI » ; et quelques échos de I Remember (Je me souviens) de Joe Brainard et de tant d’autres, dont « Robert Walser (enneigé) ». Le Souvenir, nous dit l’éditeur, est un livre « pour se reconnaître, dégager ses traits, dans une clarté chassée par les ombres, jusqu’à atteindre une forme de légèreté, dans le poème et pourquoi pas en soi, en une suite de touches délicates, une myriade de légères fulgurances, pour s’approcher soi-même sans s’effrayer, sans se faire fuir. » Lecteur, je dialogue aussi bien avec ce qui me parle qu’avec ce qui ne me dit rien, mais que j’écoute cependant de manière ouverte, superposant ma propre musique, plus dissonante que celles citées par l’auteur, sans pour autant insister sur son caractère complexe : tout doit paraître simple, même si c’est un leurre.

Enchaînons encore deux poèmes : « LE VENT /   / dans la main du vent / voyez alors ce que de vague en vague / l’autre chose du vent / jusqu’à ce que (seul) le vent /     / DE L’IMPOSSIBILITÉ /   / plus rien désormais n’est à vous sur la page / vous y regardez de toute façon de trop près / j’essaierai (jusqu’à ce que) / une simple image vous y attend / vous lui tournez autour sans jamais / alors que l’image (elle) » Qu’ajouter à cela : certainement pas des mots ; plutôt des sons, ou des signes arrachés à une partition graphique en partie effacée…

Avec Name de Francis Cohen, paru chez Furor à Genève (que j’associe dans le souvenir au travail sur Maurice Blanchot – un rapide coup d’œil sur les ouvrages parus chez le même éditeur me le confirme), je me sens davantage privé de mots au moment de rendre compte de ce qui m’a traversé, lisant ce poème avec une relative ingénuité, puis le relisant de manière plus attentive, y découvrant peu à peu une forme de proximité, sans doute née de l’observation de différences sensibles – concrètes. Commençons par ce qu’on trouve en 4e de couverture : « Entre son nom et son visage, un homme cherche à se reconnaître. Ce visage construit le poème de son nom dans lequel l’histoire ne cesse de recommencer. F.C. ». On peut aussi y découvrir plus bas que Francis Cohen est poète, essayiste et professeur de philosophie à Paris. Je me souviens avoir écrit ici-même quelques lignes, trop brèves, au sujet de son diptyque publié en 2023 par Éric Pesty : État. Une politique de l’imprononçable / Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier. Il s’agit cette fois d’un poème découpé en neuf séquences, dont il n’est pas inintéressant d’enchaîner les titres : Cinq visages. Devant ces lettres. Portraits. Comme un chien. Quoi si rien ne reste. Cinq noms. Si peu. Prendre forme. Dans cette langue. Il va nous falloir continuer le montage, même si on aimerait garder le silence, non parce qu’on n’aurait rien à en dire, mais reprendre sa lecture requiert parfois d’écouter sans exécuter le moindre geste (sans provoquer le moindre bruit). Visage m’évoque une pièce de Luciano Berio – on l’évoquera peut-être en octobre prochain, quand les célébrations du centenaire de sa naissance seront ouvertes ; en attendant, je relis Visage V de Francis Cohen où je prélève ces deux strophes de cinq vers (le nombre 5 jouant un rôle certain dans cette construction) :

« chaque seconde d’orage un
“caillot de temps” fait ombre
et honte au même ici
les spectres viennent du futur
je crains le regard archaïque

la honte du nom crié
vaincu le cri encore raté
(ici) j’oublie peut-être
un éclat surgi ou apparu
sur le manteau du spectre »

les raccordant à ce passage de Devant ces lettres : « certains / oublis / hors de moi / encerclent / nos peurs /     / constituer une fiction / ou une image / […] / cela me fait peur / oui je suis / hanté par le nom / éxodé du / nombre /   / cercles aussi loin que moi / obstiné par cette / histoire /     / effacée /     / neutre /     / clandestin dans ma langue »

et enfin à ces deux vers en toute fin de Portraits :

« je veux être lu comme
un visage sans nom »

Dans Name, on retrouve Coyote, donc Partition rouge (Florence Delay et Jacques Roubaud), mais aussi « le chien de Goya / devant le coyote de Beuys : / son regard intransitif m’enterre » et Reznikoff : « poème encadré / comme “un coyote /   / miteux dans une / cage” écrit /   / Charles Reznikoff / les chiens disparus /   / tourne gueules cousues / le poème tourne » Revenant sur mes pas, je repère le magnifique début de Devant ces lettres : « comment voudrais-tu la nuit / oser en silence une image / hors de ce nom nécessaire / et franchir l’impossible / nostalgie des corps » que, faisant le grand saut, je raccorde à ses deux derniers vers : « mon nom dans un poème / de Carl Rakosi », avant de passer à la première page de Quoi si rien ne reste : « pierre de noms qui rompent / le regard est la chose / cohen ici figure des lettres / le nom dit l’écho / des autres qui traversent encore / les murs jusqu’au ciel / comme des chagrins de langue / débris de clichés perdus déjà / autrefois à l’heure des / sirènes tout ton être répétable / regrette la forêt de  destruction /   / pendant que difficilement je vois / à travers le grillage le / chien à contre-mort aboie / devant ce poète fou qui / hurle de peur face haute /   / sous la tristesse du ciel / la nuit qu’il fait / devient un espace inécrit / et le visage déjà image / plus non privé que jamais » Francis Cohen est, certes, professeur de philosophie ; mais avec ce poème, il est avant tout, comme dirait Jacques Roubaud, compositeur de poésie, empruntant certaines voies pour toucher quelque chose de l’ordre de la pensée, par des agencements plutôt fins, parfois tendus, et toujours frappants. Un homme cherche à se reconnaître : autoportrait aux miroirs ? « un chiffon essuie le verre / de ma judéité… … » Raccordons pour finir ces deux fragments : « la haine contre le mur / une peur ferme l’image /  / l’image forme la peur / des images de préméditations inventées /  / toute ma voix perdue ici / moi – où ? face aux larmes /  / rires indus forment les peurs / écoute regarde ce qui est /  / regarde les regards d’aujourd’hui / sur le mur de parenté » […] « je veux être lu comme / un visage dans un nom »

Dernier ouvrage de cette constellation : Moi qui ne possède rien, célébrant le papillon de Johannes Kühn, en édition bilingue chez Ressouvenances, un envoi particulièrement imprévu – pourquoi l’ai-je reçu ? Peut-être parce que Peter Handke ouvre ce recueil avec une lettre présentant Kühn comme « le plus singulier ; le plus étrange et le plus familier ; le plus ouvert (vers l’infini) et le plus concret (pour les détails de la nature comme de la civilisation) ; le plus riche (pas seulement en années) et le plus exposé-abandonné (comme un nouveau-né) de tous les poètes depuis la perte du paradis ; le plus perdu et le plus sûr du chemin (pas seulement du sien) […] » Que de qualités, n’en jetez plus ! Mais Peter Handke rétablit l’article indéfini en concluant sa lettre par ces mots : « Joh. Kühn, l’unique ? – Un unique. » Qui est donc ce poète allemand né en 1934 à Bergweiler (Sarre) dans une famille de mineurs et mort en 2023 ? Ce recueil, sous-titré Une rétrospective, est son dernier. Son traducteur, Joël Vincent (qui a déjà à son actif cinq autres ouvrages de Kühn) écrit que cette poésie « est facile d’accès : elle n’est ni abstraite, ni hermétique. Tout artifice, toute gesticulation, toute affectation lui sont étrangers. » Le poète « issu d’un milieu modeste », et qui « a travaillé dix ans à la mine », « vivait loin des milieux littéraires. » Moi qui ne possède rien, célébrant le papillon est de ces livres qui échappent volontiers au discernement de qui le lit et retient, non pas tous, mais certains poèmes, sans savoir, du moins dans un premier temps, pourquoi (ce qui est bon signe). Relevons-en deux, à titre d’exemple – le premier dans la partie I du recueil, Avant le grand silence :

« Décharge /     / En débandade, / les rats filèrent dans les trous, / lorsque j’arrivai au cimetière / des choses au rebut. / Ici le vent bourre / ses poches d’une quantité d’odeurs, / les disperse, moqueur et perfide / loin à la ronde. / Des odeurs de matelas brûlés, / d’huile rance en bidons, / de chou pourri, / dans je ne sais / quel mélange infernal. / J’ai marché sur un sifflet à roulette rouillé. / Fichu. Un sifflement n’en sortira plus. / Où sont passées les lèvres / qui l’ont utilisé ? / l’arbitre a-t-il, le dimanche, / au lèvres un nouveau sifflet, / si un jour ce fut le sien ? / Des timbres imprimés / dans de grands et petits pays / de par le monde sont ici délavés / par la pluie. / J’en conclus qu’un collectionneur mourut. / Personne ne voulut de l’héritage / de ce vieux célibataire. / Qu’est-ce qu’on débarrassera / de ma carrée / et qu’on dispersera ici et là, quand j’aurai les yeux / fermés, / des feuilles volantes pleine de poèmes / que personne n’a lus et ne lit ? / Un corbeau viendra-t-il se percher / sur ce tonneau percé / et vainement s’égosiller ? »

Le second dans la partie II, Après le grand silence :

« Dans le parc, derrière les buissons,
de bonne heure le soir, nimbé de jaune d’or,
j’entends des chuchotements
dénués de sens pour moi,
vu que je n’en comprends pas un mot.
Ont-ils à voir avec l’amour,
ou avec une bande
de jeunes voleurs ?
Des gens fomentent-ils
une conjuration nocturne
pour manifester que la lune
doit être vénérée ?
Pas moyen de le deviner,
je me gratte l’oreille.
Ce sont des chuchotements,
comme des balais,
agités sur le pavé.
C’est une place à balayer,
où tombe le clair de lune sacré. »

(à suivre)

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, Flammarion, février 2025, 156 pages, 18€
Sandra Moussempès, Sauvons l’ennemie, Flammarion, mars 2025, 196 pages, 19€
Pierre Vinclair, Les Œuvres liquides, Flammarion, avril 2025, 322 pages, 23€
Éric Sautou, Le Souvenir, Éditions Unes, février 2025, 88 pages, 20€
Francis Cohen, Name, Éditions Furor, février 2025, 160 pages, 18€
Johannes Kühn, Moi qui ne possède rien, célébrant le papillon, Ressouvenances, janvier 2025, 168 pages, 22€