À la frontière (25) – Poésie, etc.

© Christian Rosset

Résumé des épisodes précédents. Ceci est un journal de lecture dont le principe est de s’ouvrir à ce qui arrive : de s’adonner au plaisir de lire, non par longues périodes, mais disons deux ou trois fois par jour, et en tous lieux – train, métro, salle d’attente, jardin public, bureau, chambre à coucher –, changeant de livre en fonction de la posture du corps et de la qualité de silence environnant. Et quand de maudits retards d’endormissement se profilent, on en vient à dévorer certaines pages qu’on aurait pu laisser tomber.

Parfois le lecteur emporte avec lui carnet et crayon afin de prendre des notes à la volée ; il lui arrive aussi de glisser, entre deux pages, un signet – mais c’est rare. Si la mémoire n’a rien retenu de ce qui nous est passé par la tête, lisant, c’est que ça ne valait pas la peine d’être noté. Il remarque que chaque livre, une fois refermé, semble dépourvu de toute trace d’effraction. Et aussi qu’au bout de quelques jours, une petite poignée d’entre eux a tissé des liens. Il ouvre alors l’ordinateur, prenant soin de couper le wifi, et choisit quelques disques pour accompagner l’écriture (de PJ Harvey à Jonathan Harvey, de Schubert à Albert Ayler) : le montage peut commencer.


1. Fou de Paris est, selon le prière d’insérer des Éditions de Minuit, le treizième roman d’Eugène Savitzkaya depuis Mentir(1977). Il paraît trois ans après Au Pays des poules aux œufs d’or (2020). Mais pour qui suit son parcours depuis belle lurette (ça fait cinquante-et-un ans, dont quarante-six chez Minuit, que ce natif de Saint-Nicolas-les-Liège publie des livres, en général peu épais), ce qu’écrit Savitzkaya relève en premier lieu de ce qu’on entend par poésie : celle qui, débarrassée des scories du poétisme, se frotte au conte, et fait craquer les tréteaux du songe plus ou moins éveillé.

Fou de Paris fait suite à Fou civil, Fou trop poli, Fraudeur et autres titres en « F » de notre fabuleux fabuliste (dont Flânant). Et se déroule en temps de confinement : « Dans le pur silence de la ville, le fou est à l’écoute d’une machine à coudre que manipule avec souplesse et dextérité une habile couturière confectionnant des masques pour le personnel médical subissant la pénurie de masques, pénurie due à l’impéritie des arrogants gouvernements de pacotille, despotes et paltoquets de service. » Et pourtant, ça respire, ça remue, ça chante, ça s’anime avec allégresse : « Ici, à Paris, au bord du canal, à deux pas du grand palais indien aux fresques colorées, il pense à vous, le fou qui marche, le fou qui sue, le fou qui boit de l’eau fraîche de la fontaine d’Aubervilliers, l’eau filtrée par les sables du sous-sol d’Aubervilliers, l’eau vivante, l’eau habitée, froide et fluctuante. » Ayant vécu entre 1979 et 1991 non loin de ce canal, j’ai sillonné quasi-quotidiennement, et en tous sens, une large partie des lieux de Fou de Paris. Je me souviens de l’édification, sur le terrain des anciens abattoirs, de ce « palais de la découverte des temps futurs », par moi aussitôt rebaptisé « cité du sang », que je suis frappé de retrouver dans ce livre : « Passé le canal, c’est la cité du sang, le sang qui parcourt les artère et gonfle les veines, le joli sang qui sort après la chute d’une dent de lait, le sang qui perle sur la peau après une piqûre d’épine de rosier, le sang rosé des petits vaisseaux qui se rompent dans les douces fosses nasales, le sang des premières écorchures, le sang qu’on donne, le sang qu’on prend, le sang cataménial, le sang des parturientes qui gicle à la face des nouveaux pères et qui barbouille le corps des nouveau-nés, le sang vif d’une plaie au couteau, le sang humain. C’est la cité du sang et le sang court les rues comme l’amour ou la mort et coule dans le canal pour nourrir les poissons rassemblés à la sortie des bouches d’égout. / Les bœufs et les chevaux portent leur masque Bruneau au boulon meurtrier. Une population masquée assiste aux tueries […] »

J’ai compté (avec l’intuition que ce nombre non écrit aurait quelque chose de remarquable) les « moments de proses » qui composent Fou de Paris : 49, soit 72. Celui placé au centre, le 25e, est l’un des plus courts : « À Rosa, je veux écrire aujourd’hui, à celle qui aimait tant les vents d’octobre et la fine bruine du printemps et pour qui une fleur de scabieuse était le reposoir de toutes les merveilles du monde. // Chère Rosa, amie vénérée et lointaine, je me réveille ce matin avec un bracelet au poignet gauche, un joli bracelet en carton fort. Sur ce bracelet, un nom est écrit en noir ainsi qu’une série de chiffres dont l’ensemble doit correspondre à quelque chose de précis que je ne puis comprendre, moi qui ne suis qu’un simple bièvre lustrant mon poil sous les saules, les aulnes et les peupliers. Suis-je déjà à la morgue parmi les cadavres des humains ? Mais les cadavres ne peuvent se rappeler leur nom ni connaître le secret des chiffres. // Ensuite, je me suis rendu auprès du cerisier rampant pour cacher ma tristesse. »

Se mettant dans les pas du fou, on fait de longues promenades où l’on exerce « l’observation attentive des castors », ou des tricoteuses, de « la louve élégante [qui] erre dans la forêt, la profonde forêt qui borde Paris, cette forêt pleine de vipères péliades, de crapauds magnifiques, de salamandres royales ». On se dirige, non pas en ligne droite, mais là où « l’amour court les rues qui zigzaguent et les rues qui n’en peuvent plus de tant d’étreintes, de bouche-à-bouche, et d’abouchements humides et visqueux, de salive de cyprine et de glaire. Et moi, je peine sur la chaussée, seul comme dans un désert ou dans le boyau obscur, cloaque d’une monstrueuses bestiole. » Ou encore là où « Le fil blanc des couturières se mêle au fil noir de l’encre fabriquée avec la suie des cheminées. […] La région du cœur est la seule qui importe au fou et le tissu pulmonaire et glandulaire, il l’élève au rang supérieur. […] À la cadence de six machines à coudre maîtrisées par six couturières habiles, la vie va, fil blanc et fil noir, la vie s’étire et tue le temps. »

Il est grand temps d’opérer un dernier coup de ciseau, avant de tirer le rideau : « Il ne faut pas oublier de regarder le ciel, ne pas oublier de poser l’échine, de déployer l’échine sur la croupe arrondie de la terre. Il faut être le géant qui dort sa sieste après quelques litres d’un vin stupéfiant, être ce géant qui fait des rêves stupéfiés. » Aujourd’hui, nous sommes le premier mardi de l’automne 2023. Un autre jour, auraient été taillés et assemblés d’autres fragments de ce livre : la combinatoire est presque infinie. De toutes façons, même en sollicitant le hasard, ça sonnerait toujours aussi bien. Fou de Paris est une suite de proses somptueuse, une partition sans pareil… Pour moi, le plus beau livre – je ne dis pas « le meilleur », mais bien « le plus beau » – de cette « rentrée littéraire », comme Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki est le plus beau film de cette « rentrée cinématographique ».

2. Nourrir la pierre de Bronka Nowicka, traduit du polonais par Cécile Bocianowski, aux Éditions Corti est une belle surprise. Composé de 43 + 1 textes brefs et dédié À l’impossible, ce premier livre d’une « artiste interdisciplinaire » et écrivaine, née en 1974, « explore le monde d’un enfant. »Voici :

« Il aime le goût du genou. L’été, il le mange directement sur la peau, et l’hiver, à travers ses collants, jusqu’à ce qu’ils perdent leurs poils de coton sur sa langue. […] En suçant son genou salé, l’enfant le sait : la seule chose qui sépare l’homme du monde, c’est la peau. C’est grâce à elle qu’il ne pénètre pas dans l’infini des choses. »

On traverse ces soixante-neuf pages en compagnie de cet enfant en plein apprentissage du monde des sensations – explorant les matières à fleur de peau. « L’enfant s’inquiète, car il ne sait pas nourrir la pierre. Non pas qu’il ne lui trouve pas de bouche. Il se sait – la pierre tout entière n’est que bouche. Il ne sait pas à quoi l’accoler pour qu’elle veuille manger. » On est sidéré par tant d’évidence et de simplicité, alors que nous pénétrons peu à peu l’espace-temps d’une maison familiale où se côtoient quatre générations de femmes : « Ma mère ne sait pas que le ciel existe. À force de regarder vers le bas, elle a un double menton. […]  Ma grand-mère élève sa mère dans une chambre avec une demi-porte. Elle a scié la moitié pour voir ce que fabriquait la vielle femme » et la mystérieuse figure d’un père insaisissable : « Dans les jambes de ma mère, il y a mon père. Il est court. […] Je suis assise sous la table et j’observe ses semelles qui ne touchent pas le sol. » Notons au passage que l’enfant – l’« il » de l’incipit – est bien une enfant. « Un jour, mon père trouva des mains. Elles étaient cachées dans les poches de son manteau. […] Il sortit d’abord la main droite. Il le fit en attrapant sa peau de ses dents. […] Au bout de quelques jours passés à leur place, les mains mangeaient, buvaient et claquaient des doigts. Plus tard, elles eurent envie de frapper. C’est alors que mon père me les montra. » L’insaisissable, qui n’est pas le propre du père, est rendu avec précision par le langage. On le sent, on le voit, on l’entend. « Derrière la porte à moitié sciée régnait un silence suspect, jusqu’à ce qu’arrière-grand-mère y fasse son apparition en traînant bruyamment des pieds, pour annoncer aux personnes assises dans la cuisine qu’elle avait accouché. Quelqu’un tourna la clef pour qu’elle puisse entrer. Elle fit avec un sein sorti de sa chemise, et contre lui un nœud fait d’une taie d’oreiller. Tout le monde leva la tête de son assiette et regarda cette chose nouvelle-née à laquelle les boutons de la taie faisaient des yeux fortuits. Arrière-grand-mère visait délibérément juste en dessous avec son téton, là où les humains ont la bouche. » Et tout est fait de ce bois, ou de cette eau, jusqu’aux tous derniers mots : « Pour avaler la tristesse, il ne suffit pas de la laver. Il faut lui éplucher la peau. »

Fréquence Mulholland, aux éditions MF, est le titre du nouveau livre de Sandra Moussempès, le treizième si j’ai bien compté, deux ans et demi après la sortie de Cassandre à bout portant dans la collection « Poésie / Flammarion ». Comme ça va bientôt faire trente ans que l’on suit le parcours de cette autrice, nous avions déjà noté ses affinités avec l’univers de David Lynch – Mulholland Drive tout particulièrement – dont elle apprécie le caractère expérimental qu’elle accorde à son propre travail : « Expérimenter, c’est aller au plus près de sa propre singularité sans pour autant savoir où l’on va. »

Qu’entend-on par fréquence ? Ce qui se reproduit à intervalles plus ou moins réguliers (en ce qui concerne Mulholland Drive, je ne saurais dire combien de fois je l’ai vu et revu, et j’imagine qu’il en va de même pour Sandra Moussempès). Appliqué au son, on emploie ce mot pour caractériser avec précision telle ou telle hauteur, ou pour choisir tel tempérament au moment de l’accordage. Et n’oublions pas la bande FM où près de 4700 fréquences sont aujourd’hui utilisables pour environ 900 radios. Dans son récent entretien avec Johan Faerber, l’autrice parle aussi de « fréquence télépathique ». « Je souhaitais interroger tout particulièrement – dit-elle – la notion d’emprise et de hantise via les relations toxiques, quelles qu’elles soient : dites intrafamiliales, amoureuses, ou dans le cadre d’une appartenance – dans mon livre, une secte des années 70 à Hollywood. L’expérience lynchienne comme la dimension surnaturelle de l’existence, se superpose à mes propres énigmes. »

Ouvrons maintenant trois fois, et pas vraiment au hasard, Fréquence Mulholland, afin d’opérer un bref commentaire en forme de montage. 1. (section 5, troisième poème, La robe surface) : « J’aurais voulu desserrer l’ange incertain / D’une étreinte circulaire / C’est là me dit-il / Plus bas / Tu vois tout est clair à présent / – Tu n’as pas besoin de clarté / C’est un autre moi / Plante thermale à recycler dans le noir / La robe mord la poussière / Je la confectionne sous le bowling / La robe surface en portrait de Dorian Gray / Lilith muselée prise pour cible / T’es-tu bien renseignée sur l’amour ? » 2. (section 7, deuxième poème, Les nuages d’écriture) : « À l’intérieur du bruit que cette femme entendait / Chaque nuit sans comprendre d’où venait le bruit / Au lieu de te comprendre elle avait décidé / De pénétrer un bruit à l’intérieur d’un silence une sorte / De porte prête à se disloquer / Pour former une forêt qui lui ressemblait / Sans la comprendre » 3. (Post-face, Ghost-writing, excipit) : « Le dernier élément non concassé / La figurine ne pouvant être déposée plus tard sur le rebord d’une cheminée / La question restant sans question » Qu’ajouter ? Peut-être insister sur la lecture de FM en tant qu’expérience, avec tout Lynch en tête (pas seulement MD), images et sons, à la recherche de moods, de voix, d’ambiances, de résonances, toujours mutantes, fortement chargées en harmoniques (donc en fréquences, ce qui nous permet de supporter l’usage de la tonalité). Traversant le miroir, celle ou celui qui parle rend incertaine son identité, et ce faisant, la renforce, se frottant à ce qui (la) traverse : l’illumine (verbe impossible à utiliser aujourd’hui pour cause d’inflation journalistique, mais on se permettra une dérogation). En bref : d’un trip à l’autre, un entretien des vestiges…

Devant l’Amstel – composé et imprimé par jours de canicule à Marseille en juillet 2023 dans un tirage limité à 400 exemplaire par Éric Pesty Éditeur – est le titre du livre le moins épais des sept de cette constellation : huit pages, dont : une de titre, une pour le © et une blanche, les cinq autres proposant un poème de Jean Daive d’une remarquable densité, comme taillé dans le vif, au plus noir (ou dans le noir, au plus vif) d’une de ces nuits où « Ce qui est caché apparaît au grand jour ». Une nuit où nous n’étions pas – il s’agit d’une hypothèse et non d’un témoignage – et où s’est opérée une superposition de deux récits : celui d’un voyage à Amsterdam à l’occasion d’une exposition Vermeer (avec une escale au Musée Van Gogh) :

« Ici, c’est la prostitution sous vitrine et
sous drapé et sous néon.
Les trottoirs, les canaux, les reflets lévitent.
Pas de mouettes et peu d’âmes. Pas de
mouettes qui virevoltent,
mais un ciel large au-dessus de l’Amstel. »

et une « ample rétrospection d’ordre poétique où chaque mot, chaque pensée ouvrent à l’ambivalence : langage ou image, dire ou taire. » Le fantôme d’Anne-Marie Albiach, auteure d’État, mais aussi du Dernier récit de Catarina Quia (La Mezzanine) dont nous avions salué en son temps la parution, se manifeste à la frontière de ces deux récits. « Est-ce toi, Anne Marie Albiach, est-ce toi / Anne-Marie ? » (lisant ces vers en bas de la page 5, le regard glisse vers ceux en bas à gauche, dans la double page : « Ton regard fuit le mien. / Qui es-tu ? Qui es-tu vraiment ? »)

Impossible d’en dévoiler davantage : c’est déjà trop. Peut-être peut-on reprendre simplement la dernière strophe, avant de passer le relais à qui aura l’audace de se précipiter sur cette énigmatique et modeste publication :

« Mains duelles et jumelles
de l’écriture et de l’image, j’y vois
l’accès à l’équivoque
– jamais neutralisée –
ne sommes-nous pas ? »

Grand Saint Vincent d’Éric Sautou est un très beau livre de poésie, le troisième de cet auteur aux Éditions Unes : une petite centaine de pages dépourvues de majuscules, à l’exception du mot Dieu (ce qui nous a fait sursauter à première lecture, alors qu’à relecture ça sonne juste) et des titres des trois parties : LE PONT NOIR (Jeffrey Dahmer) / INTÉRIEUR (Léon Spilliaert) / LAZARE LE FILS. Si l’œuvre du peintre d’Ostende (L.S.) m’est familière, je suis loin d’être expert de la vie et l’œuvre de celui qui a été surnommé « le cannibale du Milwaukee » (J.D. – allez faire un tour sur le net si le cœur vous en dit). En épigraphe du PONT NOIR qui occupe à lui seul les 7/9 du livre : Sa solitude était si grande qu’elle était devenue sa vie. Impossible de résumer ce magnifique – et terrible, voire parfois terrifiant – travail de condensation de ce dont seule la poésie, peut-être, a le pouvoir, non de dire, de commenter, d’expliciter, mais d’agencer quelques propositions verbales au sujet de – donc : avec – l’innommable.

Proposition : lire la Table du PONT NOIR comme un poème : « son enfance / cabane / la maladie / la première nuit / le bois défendu / le marcheur dans l’île / seul / dans la maison / tomber / l’ennemi / ici c’est ma chambre et là c’est mon lit / l’étreinte / l’homme qui a vu l’homme / de la peur et du silence ». Avant de se décider à en extraire un court fragment (vers la fin) : « je ne sais plus / où je fais ce que je fais ce que je fais c’est difficile / de comprendre / ça (je ne le comprends pas) /// je ne sais pas ce que vous dites ce que vous voulez / moi je n’en sais rien c’est comme s’ils étaient / je ne sais pas c’est comme s’ils avaient / mettons / disparu // moi-même disparaissant / je ne savais pas les choses / de vivre / ni de mourir // nous allions tous dans le vide / de nos vies (où nous disparaissions) »

INTÉRIEUR est composé de 15 poèmes de forme brève accordés aux images mélancoliques de Spilliaert (dont certaines peintures nous sont aujourd’hui connues, une exposition ayant eu lieu récemment au Musée d’Orsay sous le titre Lumière et solitude). Parmi les plus courts : après minuit

« derrière la fenêtre
j’avance dans la nuit derrière les rideaux »

Quant à LAZARE LE FILS …, y fait retour le « souvenir de la mère » auquel l’auteur a dédié plusieurs livres (dont Beaupré et Aux Aresquiers que nous avions chroniqués ici-même) : « je m’allonge / dans le ventre de ma mère je sais / qu’il n’y aura / bientôt plus rien du rêve / de la vie » Le dernier mot du poème est « enfant ». Et en épigraphe finale, cette énigmatique citation de Christian Dotremont : et notre rêve ne dort pas.

Suites Tuoni – dans la collection « Poésie /Flammarion » qui, soit dit en passant, a publié au moins un livre de six des sept auteur(e)s de cette petite suite –, est le deuxième livre d’Eugénie Favre, après Anna Viola au Corridor bleu. Il s’agit d’un poème « en 102 étapes », dont 8 seulement dépassent (de peu) l’espace d’une page. 102 est un multiple de 17, mais c’est sans doute de peu d’importance. Ce qu’on remarque surtout à première lecture (Suites Tuoni peut se lire d’une traite), c’est la grande variété de formes déployées, ce poème faisant montre d’un étonnant sens de la surprise à chaque (tourne de) page – dont voici la première :

« écoute c’est Etty
c’est je crois
que la beauté du monde est
partout

et réelle non
profonde mais dense
comme les êtres et le corps
d’une simple adolescente
affamée bourdonnante
qui dévore sitcoms, pop, fluo, skates
et urbex

mon journal
mes stickers
mes phrases mélodramatique
comme ce tunnel sexuel qui vous brûle
me brûle à elle seule – s’éprouvant et
sans doute à demi –
mortelle »

« Une sorte d’urgence le traverse, écrit Yves di Manno (dans le prière d’insérer non signé du livre). L’écriture d’Eugénie Favre est pleinement inscrite dans l’époque […] tout en lui échappant à tout jamais en ouvrant sur des paysages de langage d’une beauté saisissante, immédiate […] la poésie ce devrait toujours être ça, à la base : un vacillement du monde dans la matière des mots, des vers, des strophes qui se mettent d’un seul coup à briller comme à travers une vitre qu’on aurait lavée à grande eau. » On ne saurait mieux dire ; ou plutôt : on est heureux de reprendre ce qui ne nous serait jamais venu à l’esprit et qui nous frappe par sa justesse énigmatique. La première traversée linéaire accomplie, Suites Tuoni se laisse reprendre, sans suivre cette fois l’ordre des étapes. Ouvrons-le directement à 59 : « comme un bourgeon / d’un seul coup / ma Léa une capsule / de lumière qui / explore / le premier palier // nous sommes / deux girasols // trop sensées trop inédites // petit œil / hypersexuel sidéral nous voilà // sois / soyons / soyez // ma ma ma oh / vous êtes une // petit œil / je suis la nuit et mon épouse / je suis une p une s // petit pied / te voilà / danse // petites jambes / vous voilà / danse // petite tête / à tous / oh mes aïeux / à moi seule // eût été ce fut / c’était »

Notons enfin qu’Eugénie Favre exerce le métier de designer graphique au studio « My Name is Wendy » qu’elle a cofondé à Valence (dans la Drôme). Ces deux activités entrent-elles en résonance ? Qui sait… 70 : « being beauteous / being numerous / le moteur du Dümmer / répond à celui du Détroit : // être en beauté / je suis en beauté // poursuis ton vieillissement / nombre et somme / d’un tout / tu es je suis / en beauté ».

3. Avant l’Escault, Poésies & proses 1966-1989, de Franck Venaille à L’Atelier contemporain (édition de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet), rassemble dix livres de l’auteur de La Descente de l’Escault (Obsidiane, 1995) : Papiers d’identité (Pierre-Jean Oswald, 1966), L’Apprenti foudroyé (Pierre-Jean Oswald, 1969), Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu… Parce que le ciel est bleu ! (Pierre-Jean Oswald, 1972), Caballero Hôtel (Minuit, 1974), Noire : Barricadenplein (Orange Export Ltd., 1977), La Guerre d’Algérie (Minuit, 1978), Jack-to-Jack (Luneau Ascot, 1981), La Procession des Pénitents (Monsieur Bloom, 1983), Cavalier Cheval (Imprimerie nationale, 1986), et Opera Buffa (Imprimerie nationale, 1989). Ne manquent que Construction d’une image (essais et entretiens, Seghers) en 1977, Trieste (Champ Vallon) et La Tentation de la sainteté (Flammarion, collection « Textes ») en 1985, qui ne sont pas précisément des « œuvres poétiques », même si, une fois encore, la frontière entre ce qui, chez lui, en relève (ou non) est incertaine.

Ne pouvant prétendre avoir lu (ou relu) ces 700 pages, je commencerai par saluer cette nécessaire mise à disposition d’une œuvre aujourd’hui peu accessible. Puis par égrener quelques souvenirs – ma rencontre avec le nom de Franck Venaille datant de la sortie de Caballero Hôtel, son premier livre aux Éditions de Minuit. J’avais 18 ans, c’était le temps des découvertes au quotidien, m’asseyant à même le sol pour lire en en librairie, parfois volant à la sauvette, d’innombrables ouvrages, souvent de poésie, signés par des auteurs et des autrices dont je ne savais à peu près rien. Nombre de ces lectures de jeunesse se sont progressivement effacées de ma mémoire. D’autres perdurent. C’est le cas pour Venaille, qu’étrangement je n’ai jamais rencontré, alors qu’il restait encore assez actif dans des groupes ou dans des lieux que je fréquentais. Des amis proches, comme Paul Louis Rossi (à qui est dédié un des premiers poèmes de Papiers d’identité), me rapportaient certains de leurs échanges ; il m’arrivait aussi d’ouvrir par surprise un ouvrage des plus rares (Noire : Barricadenplein) dans l’atelier de Raquel ; ou encore d’écouter sa voix, enregistrée dans tel ou tel studio des Nuits Magnétiques de France Culture où j’avais mes habitudes. Quelque chose peut-être faisait barrage, comme son goût prononcé pour la figuration narrative qui me laissait alors indifférent ; tandis que d’autres créaient du lien – par exemple, le souvenir de la « chambre bleue » de Paulina 1880 de Pierre Jean Jouve, ainsi métamorphosée dans La Guerre d’Algérie :

« Tout ceci est situé au sommet de cette dune mélancolique et admirable qui domine la ville. Tout, ici, raconte une histoire dans le silence de la chambre où l’air a une odeur de songe et de calcaire creux. C’est une histoire qui se déroule, des fragments d’une histoire dont ceux-ci, de la sixième séquence : “Des îles” dites -vous ? » [et 53 pages plus loin :] « Tandis que dans la chambre bleue l’homme se souvient encore. Il y eut un poêle auprès duquel, malade, elle se chauffait. Il y eut, épais, rouillés, ces grillages de la fenêtre mais aucune barre ne pouvait alors arrêter le ciel. Maintenant l’ameublement dort et l’on craint de passer auprès de certains meubles. On frôle un guéridon. Cinq heures bientôt pour la séquence 19, vous savez, celle des “fagnes” » [et encore, en toute fin de volume :] « Ce livre est dédié à la femme du 5 novembre. Par ailleurs, il conviendra de restituer à Pierre Jean Jouve ce qui lui appartient. »

Venaille a fait un jour paraître un livre prétendument traduit de l’américain, La Procession des pénitents, sous l’hétéronyme de Lou Bernardo. Composé principalement (mais pas toujours) de vers, j’en prend connaissance, grâce à cette nouvelle édition : « Il sortait des terrils / de la glaise et / des mottes. Il / avançait vers nous / qui reteniez soudain vos bras – Là / sanctionnant la part malade / de tous Vers vous / les ongles pleins de terre De / terre recouvert Vers / eux / la bouche dégorgeant oui / sur nous – muets d’. / Il / avançait. » Je me souviens aussi que, découvrant les titres des premiers livres de Venaille dans la revue Action poétique, j’avais été gêné par celui de son troisième et dernier chez Oswald : Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu… Parce que le ciel est bleu ! Ne faisant pas le lien à Bataille, ni à l’usage du « bleu » chez Monory, j’avais alors exclu de lui accorder ne serait-ce qu’un coup d’œil. M’y plongeant enfin aujourd’hui, c’est avec plaisir que j’en relève cette belle page :

Avant l’Escault, page 199 © Franck Venaille / L’Atelier contemporain

Avant l’Escault est de ces livres épais et complexes que l’on garde à portée de main au moment de l’endormissement, afin de pouvoir en lire quelques pages si le sommeil ne vient pas (ça fait plusieurs jours qu’il m’accompagne dans ma chambre aux murs blancs où est accrochée une œuvre de Jan Voss à dominante rouge, comme l’enfant du titre de l’émouvant dernier livre de Venaille). Avant de sombrer, je glisse un signet entre les pages 498 et 499, non loin de la fin de Jack-to-Jack : « dans la grande solitude de l’avant-mort, j’avance composant quelques chants pour vous qui – attentives – sur une patte m’écoutez tandis que kra kra kra s’élèvent sur le Fort les stridences de l’angoisse alors ma peau d’une sueur tenace se décharge je suis pâle je voudrais ne poser sur vous qu’un regard léger mais ce que je vois du monde me terrifie et, lourdement, pèse sur mes paupières : tu l’as dit bon fils finalement ma place n’est pas là dans les poils de l’éros j’ançais seul un être immonde vers moi tendit sa langue me ramenant à ma condition de feuille de journal que nerveusement, crac, je – déchire » Bien que conscient de ce qu’il y aurait encore à dire, et surtout à rapporter (j’en profite pour annoncer qu’un n° d’Europe sur Franck Venaille est en préparation), je propose d’en rester là, non sans avoir frappé en italiques et entre parenthèses les mots magiques. (à suivre)

Eugène Savitzkaya, Fou de Paris, Éditions de Minuit, octobre 2023, 144 pages, 17€
Bronka Nowicka, Nourrir la pierre,
traduit du polonais par Cécile Bocianowski, Éditions Corti, octobre 2023, 80 pages, 16€
Sandra Moussempès, Fréquence Mulholland,
Éditions MF, septembre 2023, 136 pages, 18€
Jean Daive, Devant l’Amstel,
Éric Pesty Éditeur, septembre 2023, 8 pages, 8€
Éric Sautou, Grand Saint Vincent,
Éditions Unes, août 2023, 104 pages, 19€
Eugénie Favre, Suites Tuoni,
Flammarion, octobre 2023, 128 pages, 17€
Franck Venaille, Avant l’Escault – Poésies & proses, 1966-1989,
L’Atelier contemporain, octobre 2023, 752 pages, 30€