Terrain vague (4) – Jacques Lacan, Claude Royet-Journoud, Claire Tching, Louis Zukofsky

© Christian Rosset.

C’est le corps qui décide. Au réveil, il arrive qu’il soit impossible d’atteindre la table de travail, ne serait-ce que pour mettre en route l’ordinateur ; ou de s’installer au piano, pour le plaisir d’improviser ; ou encore de tracer quelques lignes hésitantes au crayon sur une feuille volante. Pourtant, bien que sonné par l’intrusion d’un virus, l’esprit pense avoir encore le monopole de la volonté. Il doit cependant abdiquer tant le corps manifeste de désir d’immobilité, et surtout de silence. Pour l’instant, le plus urgent est d’arriver à ne penser à rien.

29 janvier 2024. J’écris ces lignes après une semaine d’arrêt, histoire de reprendre ce Journal de lecture du Terrain vague : de retrouver le chemin des mots, afin de laisser une trace de cette expérience, à la fois banale et énigmatique, d’être délivré de toute attente, comme projeté dans un monde où l’on pourrait s’évanouir sans inquiétude dans le temps suspendu. Mais c’est un rêve…

Comme le tictac des horloges se fait entendre, je relève que ce jour marque le centenaire de la naissance de Luigi Nono (Venise, 29 janvier 1924 – 8 mai 1990), un des plus grands compositeurs de « l’avant-garde musicale de l’après-guerre » : un de ceux que je refuse d’enterrer, même si notre époque – les années vingt du siècle vingt-et-un – fera tout pour ne pas ébruiter cet anniversaire. Cette chronique n’étant pas le lieu idéal pour développer, je me contenterai de donner les titres de trois de ses partitions les plus adressées : Fragmente-Stille [Fragment-Silence] an Diotima ; Découvrir la subversion : Hommage à Edmond Jabès ; Non hay caminos, hay que caminar… [Il n’y a pas de chemin, il n’y a que le cheminement…] Andrej Tarkovskij.

J’ajouterai cependant un souvenir : celui d’avoir découvert la musique de Nono à l’âge de onze ans, sans avoir été préparé à un tel choc, au hasard d’une programmation de concert particulièrement ouverte (comprenant aussi La mort de Socrate d’Erik Satie). À l’ignorant que j’étais, elle avait paru aussi excitante que Sergent Pepper’s des Beatles qui venait de sortir. Plus tard, je lirai, dans les Fragments d’un journal de bord du compositeur italien (tenus au moment de la composition de Prometeo, Tragedia dell’ascolto) : « Savoir écouter. / Même le silence. / Très difficile d’écouter dans le silence les autres, l’autre. / Autres pensées, autres signaux, autres sonorités, autres paroles, autres langages (1984, publié en 1990 par Christian Bourgois dans « Luigi Nono, écrits », sous la direction de Laurent Feneyrou). » Et (dans ce même ouvrage) L’erreur comme nécessité, une conférence prononcée en 1983 : « Il n’est pas exact que ce qu’on a choisi est unique et juste ; peut-être ce qui n’a pas été choisi est-il plus juste. […] Il y a beaucoup d’imprévus, des hasards, des erreurs – erreurs qui ont une grand importance comme Wittgenstein l’a théorisé. / Car l’erreur est ce qui vient casser les règles. / […] / Diversité de la pensée musicale. / Non pas des formules musicales, des règles, des jeux. / Une pensée musicale qui transforme la pensée des musiciens, plutôt que leur donner un nouveau métier permettant de faire de la musique soi-disant d’aujourd’hui / […] / Réveiller l’oreille, les yeux, la pensée humaine l’intelligence, le maximum d’intériorisation extériorisée. / Voilà l’essentiel aujourd’hui. » So May we Start ?

1. Ne désirant déposer que quelques notes, probablement un peu décalées, à son sujet, j’ouvre le catalogue Lacan, l’exposition que Gallimard vient de publier en coédition avec le Centre Pompidou-Metz, et tombe sur ces mots de Clotilde Leguil, dans son article relatif au mot Genre dans l’abécédaire – d’Aimée à Zeuxis et Parrhasios – qui forme l’essentiel du volume : « Ce n’est sans doute pas un hasard si Lacan possédait le tableau le plus célèbre de Gustave Courbet, L’Origine du monde (1866) – cette toile du maître que l’on ne peut regarder sans éprouver que l’on viole un secret ». Cette phrase me frappe parce qu’elle semble affirmer, comme si ça allait de soi, qu’on ne peut – qu’on ne pourra jamais – regarder L’Origine du monde en tant que peinture – je veux dire à la manière dont on regarde une toile de Claude Monet ou de Simon Hantaï.

Il est vrai que ce tableau est le fruit d’une commande de Khalil Bey pour un « cabinet de toilette » et que, de propriétaire en propriétaire, un cérémonial a présidé à son dévoilement devant de rares témoins. Bernard Marcadé, un des commissaires de l’exposition, a rapporté, dans sa formidable biographie de Marcel Duchamp, comment ce dernier a découvert en 1958 L’origine du monde dans la demeure campagnarde de Jacques Lacan en 1958 où, dans la loggia surplombant le bureau du psychanalyste, « un système secret permettait de faire glisser le bois pour découvrir l’œuvre de Courbet qui, la plupart du temps, restait dissimulée. […] On peut aisément imaginer que le cadrage osé du tableau ait eu une influence décisive sur la composition et le dispositif [Étant donnés] que Marcel Duchamp mettait alors en place depuis plus de dix ans de manière clandestine dans son atelier de New York. » Oui, mais ça va bientôt faire trente ans que ce tableau de Courbet peut être vu au musée d’Orsay à Paris, si j’ose dire, dénudé, c’est-à-dire par et pour lui-même, en tant que peinture – « huile sur toile de 46,3 par 55,4 cm » – placée à proximité de tant d’autres du second XIXe siècle, représentant aussi bien une simple asperge qu’un paysage frôlant l’abstraction. À force de le voir, et de le revoir, il me semble qu’on ne viole plus aucun secret, si ce n’est celui de la peinture regardée en tant que peinture. Qu’est-ce qui fait que cette toile est parfaitement composée : qu’elle se suffit à elle-même (pourquoi donc avoir recherché des « parties manquantes », dont cet improbable visage qui en a hanté plus d’un) ? Ne devrait-on pas trouver d’autres mots, ou mieux encore, d’autres silences, pour en parler ? Se laisser sidérer, non par le sujet, même si ne pouvant entièrement l’abstractiser, mais par le travail de Courbet : sa manière de déposer la couleur ? Oublier jusqu’à son titre ? L’Origine du monde de Courbet est bien plus passionnante en tant que peinture que celle d’André Masson qui la recouvrait dans la loggia de Lacan, sans parler des innombrables variations accumulées depuis, le plus souvent prétexte à un intarissable bavardage.

Quelqu’un a parlé, au sujet, non de cette exposition, mais d’un accrochage des collections d’un grand musée d’art moderne, d’annulation de la peinture. Je n’irai pas jusque-là ; car, d’une part, rien ne peut jamais être annulé ; et d’autre part, on en trouve et non des moindres (parfois non présentes sur les murs), inévitablement accompagnées, voire recouvertes, de commentaires (c’est le jeu.) Une des qualités de ce catalogue roboratif est de proposer un essai collectif, à la fois pédagogique et prospectif, ingénieusement structuré par mots-clefs rangés selon l’ordre alphabétique – les reproductions d’œuvres faisant office d’illustration : renversement actif, permettant de nombreuses entrées.

Lacan, l’exposition, Catalogue, p. 236-237, toile de François Rouan © Gallimard / Centre Pompidou-Metz.

Revenons maintenant à l’amour de la peinture ; et relevons ce qu’il en est dans cet espace-temps où les mots ont le rôle principal. Lacan – son histoire, ses rencontres – oblige, il y a une forte présence du surréalisme (Dali ou Magritte ; et non Miro). Cofondateur du mouvement Support-Surface, Marc Devade (non présent dans cette exposition) a affirmé (dans un entretien avec Catherine Millet en 1974 pour artpress) que « la peinture n’a pas affaire avec la psychanalyse dans le sens où les surréalistes et leur suite actuelle l’entendent : la psychanalyse comme thème pictural, comme mine de substance à exploiter, la peinture comme représentation de fantasmes, d’un discours pré-conscient précédant le travail proprement pictural. » Mais on notera, sans en être surpris, que François Rouan, peintre un temps associé à Support-Surface, et il est vrai proche de Balthus, est présent par un tressage (petit rappel : ayant rencontré Lacan en 1972 à la Villa Médicis, Rouan lui avait montré son travail. Le psychanalyste lui avait alors « dessiné précautionneusement ses nœuds, ses tresses » avant de lui acheter quelques dessins et l’inviter à le rencontrer dans son cabinet parisien – Sarah Wilson, article Rouan. »)

Mais ce qui frappe surtout, ce sont les quelques grandes œuvres du passé, comme Narcisse du Caravage qui vaut le voyage à Rome (id. pour Carpaccio, absent mais jadis commenté par Lacan, qui vaut celui de Venise) ; ou Sainte Lucie de Zurbaran où deux yeux sont « servis sur un plateau ». On pourra relever ces mots singuliers du livre IX du Séminaire repris par Bernard Marcadé en ouverture de l’article Œil : « [Le peintre] donne quelque chose en pâture à l’œil, mais il invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard comme on dépose les armes. […] Quelque chose est donné non point tant au regard qu’à l’œil, quelque chose qui comporte abandon, dépôt, du regard. » Curieuse manière de manifester son amour de la peinture… J’en reste sans voix – comme le peintre Bram van Velde, « celui qui ne peut se servir des mots » –, mais pas près de déposer le regard, toujours actif, ne serait-ce que pour pénétrer la part de pensée non verbale (pour reprendre un concept de Daniel Arasse) propre à la peinture.

Le temps passe et, une fois encore, le souvenir remonte. Hiver 1975. Je suis en deuxième année d’études aux Beaux-arts de Paris. L’enseignement étant alors vraiment pluridisciplinaire, je me rends par curiosité au séminaire de Lacan. Dans mon sac, le n°11 de L’Écho des savanes, un journal de bandes dessinées assez transgressif, dans lequel Nikita Mandryka faisait passer deux citations du livre XX du séminaire, Encore (qui venait de paraître au Seuil), ornées d’un « portrait en bande-dessinée » de Lacan. Trente-quatre ans plus tard, comme je lui demande où il en est avec la psychanalyse, Mandryka me répond : « Je continue, moi, tout le temps – seul, maintenant. » Lacan est non seulement dans L’Écho, mais aussi dans la Dent creuse de Pétillon (1978) où il prête ses traits à un personnage de psy (même visage, même carrure, même nœud pap’) ne supportant pas qu’un objet puisse être brisé. De Gir/Mœbius à Tardi, et à leurs rejetons, je me demande quelle grande figure de la bande dessinée n’est pas passée par le divan (quitte à régler quelques comptes, comme Fred avec le psy de son corbac aux baskets). Les anecdotes ne manquent pas. Un tout dernier souvenir : alors qu’en 2009 j’enregistrais l’Argentin Jose Munoz dans une galerie exposant ses planches, ce dernier se met à citer Lacan, jusqu’à imiter son phrasé… La forme bande dessinée est peut-être la grande absente de cette exposition – et de son catalogue.

Lacan, l’exposition, Catalogue, p. 56-57, gouaches de Louise Bourgeois © Gallimard / Centre Pompidou-Metz.

Mais il ne s’agit pas ici d’égrener les manques – les remarques tombent comme elles peuvent, ou plutôt comme elles pleuvent ; il nous faut donc élaguer, car la place (ou le courage) nous manque –, mais de glisser, de dériver, saisissant au passage deux ou trois choses qu’il ne faudrait pas oublier. Certaines reviennent assez rapidement, comme le catalogue d’une autre exposition, fémininmasculin, qui eut lieu en 1995, toujours au Centre Pompidou, mais à Paris, avec pour sujet Le sexe de l’art (Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé en étaient déjà les commissaires). Lacan, l’exposition propose (entre autres) une forme d’actualisation de ce travail, lui apportant quelques précisions – l’ouverture du champ étant moins large, et ce qui s’y écrit, plus concis. J’ai proposé en incipit : « ne déposer que quelques notes » ; il convient de respecter cet engagement, donc de conclure. Mais comment (s’) en sortir ? Par une pirouette ? En reprenant quelques lignes de Jacques Roubaud citées dans l’article Coyote (qui suit Corps morcelé) ? « Son nom chez les Indiens d’Amérique : Coyote. Son nom chez nous : Lacan. Docteur Lacan. […] Pour ses détracteurs féroces comme pour ses admirateurs béats, pour ses disciples acharnés au déchiffrement de sa pensée, il est apparu […] comme l’incarnation du personnage mythique, double visage de Savant de de Magicien. »

Cependant, une fois relevé la présence de travaux sur papier, de Picasso, Jean-Jacques Lequeu ou Louise Bourgeois [en aparté – dernière incise, tirée de la non moins formidable biographie de l’artiste par Marie-Laure Bernadac : « Louise qualifiera [Lacan] de bavard qui s’écoute parler – “Je me méfie des mots. […] Je me méfie des Lacan et des Bossuet, parce qu’ils se gargarisent de leurs propres paroles” –, mais dont le travail l’intéresse fortement : ‘J’étais séduite par le mode de pensée de Lacan. [Lacan] est anti tout le monde.’ »], ainsi que d’une sculpture de Carl Andre (non reproduite dans le catalogue), je refermerai cette bien trop lacunaire lecture d’un projet complexe dirigé vers le « grand public », en prenant acte de l’étonnante installation d’une Copie éphémère « To be broken » (2014-2024) de La mariée mise à nu par ses célibataires, même » de Marcel Duchamp, réalisée à l’initiative de Pascal Goblot. Un livre vient d’être publié par les « éditions après », proposant le récit en image de cette « performance » de plus de dix ans, dont le premier temps avait consisté à fabriquer une reproduction aussi exacte que possible du Grand Verre. Cette copie éphémère devrait être détruite le 24 mars prochain (à 15h30 précisément, nous dit-on) « lors d’un événement devant le public (sur réservation) ». (À suivre…)

2. La poésie entière est préposition de Claude Royet-Journoud, chez Éric Pesty Éditeur en 2007, a fait date. C’était un « ouvrage composé de notes », réunissant « la totalité de deux carnets tenus en contrepoint du travail d’écriture postérieur à la publication du troisième volet de la tétralogie de l’auteur chez Gallimard, Les objets contiennent l’infini (1983), soit une petite quarantaine de pages. Pour son troisième tirage, une Nouvelle édition augmentée de ce livre nous est proposée aujourd’hui – la pagination ayant doublé, ce qui n’est pas rien.

J’ai déjà tenté de déposer quelque souvenirs de mes incursions dans l’œuvre de Claude Royet- Journoud – dont le nom revient assez souvent dans ces chroniques –, à l’occasion de la publication de L’usage et les attributs du cœur chez P.O.L en 2021. J’avais alors constaté que si je pouvais me risquer à réciter quelques passages des livres de C.R.-J., il m’était impossible de produire le moindre commentaire à leur sujet, même si quelques mots de sa plume suffisent pour me projeter dans une longue méditation, souvent silencieuse. Rien que le titre du premier volet (ou chapitre) de La poésie entière est préposition, « Un métier d’ignorance », me met en route : « Inscrire le non-savoir au cœur du savoir-faire », comme l’écrit Éric Pesty, le musicien que je suis peut le reprendre à son compte. « L’immobilité de celui qui écrit met le monde en mouvement. » // « Le silence est une forme. » // « Faire surgir la partie du corps qui écrit (la rendre visible, lisible) : bras, poignet, main, doigt, bouche… L’inscrire dans la fable, en faire un personnage de l’intrigue. Comme si tout se tenait là : dans la main qui se sépare du corps par l’écrit. Et le froid. » Il s’agit bien entendu d’un montage : celui du jour ; et il convient de creuser entre les fragments. Je viens de traverser lentement, et en continuité, ce volume ; cela aura été une vraie expérience, renouvelable au gré des humeurs du jour, et de la nuit. « La table de l’écrivain est mentale, c’est une façon de savoir s’arrêter, de commencer en sachant qu’il n’y a aucune origine. Écrire est un métier d’ignorance. »

Parues pour l’essentiel dans des revues dirigées par Jean Daive – si on excepte l’ajout d’un assez long entretien entre Pesty et Royet-Journoud, publié en 2008 dans CCP, la revue du cipM (centre international de poésie Marseille) –, ces notes de carnets sonnent toujours juste, ce qui signifie qu’elles gardent un caractère interrogatif : ouvert. « Soumettre quelques mots à un équilibre toujours à réinventer. » // « Chercher les accidents que la langue ne cesse de provoquer au-dessous de la surface. » // « Comment fait-on pour capter ce récit qui oscille à l’intérieur du texte. Qui balbutie. Qui tente de trouver une forme, un souffle. » Un sixième chapitre de notes – joint / bord à bord / sans mortier –, contemporain des derniers livres publiés chez P.O.L (si j’en crois les numéros les plus récents de la revue de Jean Daive, K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., un nouveau volume – scellant une seconde tétralogie ? – est en cours d’écriture), a été ajouté aux cinq de la première édition : « Un seul “poème” du début à la fin. Récit à l’intérieur d’une faille. » // « La langue protège. Comme la peur. On est projeté sur une rive inconnue. Seule la langue permet de tenir. Elle sait le vide, l’en-deçà, le creux. Elle sait se perdre et retenir l’infime pour survivre, un instant. » Il nous faut maintenant refermer le livre, avec en tête : « Pour lire, il faut du temps entre les phrases. » ; ou encore : « Les mots voyagent lentement. » Et se retenir de tout recopier (à la machine), même si c’est manière de ralentir la lecture – saisissant au passage les étranges effets de fautes de frappe (les nôtres, ici corrigées). Une dernière question (arrachée à l’entretien) : « Comment fabriquer un monde de langage au fonctionnement juste et qui se renouvelle à chaque lecture ? […] Il faut que le livre ait un bruit. Un bruit, oui, et surtout pas une mélodie ! La chose la plus basique. Son bruit. »

Et maintenant – magie des passages – un essai dont le titre a deux mots en commun avec le précédent mais qui nous entraine dans un territoire clairement nommé, où nous pourrions nous rendre (d’un coup d’aile ivre ou de livre), mais où pourtant tout (ou presque) est illusion. La poésie française de Singapour de Claire Tching est publié aux éditions Æthalidès. Le nom de l’autrice – dont il nous est précisé « qu’elle eût écrit un grand livre, si elle-même n’était pas une fiction » –, nous nous souvenons l’avoir rencontré récemment dans Bumboat, un livre de Pierre Vinclair, qui contait en vers la descente de la Singapore River, se « servant du poème comme d’un bateau touristique à travers les hublots duquel on verrait défiler l’histoire logistique de l’île, dans le chant détraqué d’une théorie de fantômes ». Une des singularités de ce poème était d’avoir été « annoté par la malicieuse Claire Tching (membre de la Sing Lit Station). » Comme La poésie française de Singapour est préfacée par un certain Pierre Legris, et qu’« à trois exceptions près (Segalen, Guillevic, Butor) les poètes dont il est question ici n’ont pas existé, ou ne furent pas les auteurs des poèmes qui leur sont frauduleusement attribué », ça fait du monde au sommaire d’un aussi bref ouvrage en onze séquences (dont une dizaine prépubliées par la revue Catastrophes). À moins qu’il n’y ait en réalité qu’un seul auteur, Pierre Vinclair, dont je viens de découvrir cette publication sur sa « page Facebook » : « Certains suggèrent que j’aurais écrit le livre de Claire Tching. Je ne dirais pas les choses ainsi. Bien sûr ce sont mes doigts qui se sont activés sur le clavier ; Claire n’a pas de doigts. Mais lorsqu’on dit que j’aurais écrit le livre de Claire, on ne veut pas dire seulement que ce sont mes doigts, mais aussi que c’est ‘moi’, que c’est ‘moi’ qui ai activé ces doigts. Personne n’active mes doigts à ma place, mais d’aussi loin que je puisse en juger, ce n’est tout de même pas ‘moi’ qui ai écrit ce livre. Je ne dirais pourtant ni que j’ai écrit sous la dictée d’une force obscure, ni que Claire est un personnage de fiction, ou un narrateur. Claire Tching n’est pas non plus à proprement parler une hétéronyme. // Claire Tching est une fonction. C’est le nom que prend mon écriture dans certaines circonstances. »

De Claire à Vinclair, la ligne paraît claire, même si Tintin, non-accompagné de Tchang, n’est pas allé à Singapour.

Reprenons. « La poésie française de Singapour est une anthologie fictive où fusionnent un roman, un essai historique et un recueil de poèmes » : donc un divertissement sérieux, comme dirait Erik Satie [En aparté : comme je mets en ordre mes notes, j’écoute Variazioni canoniche sur la série de l’opus 41 de Schoenberg, pour orchestre de chambre, écrit en 1950 par Luigi Nono, soit l’Opus 1 du compositeur italien.] « L’histoire de la poésie française de Singapour est indûment méconnue, pour ne pas dire ignorée. Le présent ouvrage se donne pour ambition de réparer cette injustice. » Elle s’ouvre en 1755, alors que Singapour n’était pas encore fondée, par un poème « qui n’y a été écrit que de manière imaginaire » et qui, de plus, n’est pas « à proprement parler un poème. » Et l’histoire continue dans le même esprit, égrenant les noms de poètes improbables, dont ceux de L’Amicale Jésuite du Pantoum, jusqu’au moment où elle rencontre le premier « vrai grand poète du monde réel », Victor Segalen. Fin 1917, suite à « un grave incident de navigation [survenu] près de l’îlot de Pulau Pisang, à l’ouest de Singapour », et après avoir sauvé « de justesse ses malles qui [contenaient] tous les jades d’Yvonne, ses documents, et surtout ses manuscrits », Segalen fut bloqué plus d’un mois, « en quarantaine dans Saint-John Island, ‘un admirable site onduleux, vert et touffu, en face de Singapore’ (Marie Dollé, V.S. Le voyageur incertain). » Le poète y écrit au moins sept nouvelles séquences de Thibet, et en révise une douzaine [sur quarante-huit]. Claire Tching en profite pour introduire la séquence XLVII dans son anthologie ; avant de citer une lettre du Breton à Yvonne : « Singapour ne m’intéresse pas. […] Je lui reproche de n’être qu’un transitorium affairé sans rien de profond ni d’indigène. Cette péninsule malaise fourmille de Chinois, dans des maisons coloniales anglaises. Pas de Malais. […] Singapour est un musée facile pour voyageurs. » J’ai cité le nom de Marie Dollé, biographe de Segalen. L’été 1977, elle s’était rendue en Malaisie en compagnie de Claude Ollier, qui était alors son époux, et de leur fille Ariane, âgée de 5 ans. Ollier écrira entre fin 1979 et février 1982, Mon double à Malacca, un « roman » nourri par ce périple. Mais, comme à son habitude, il aura tenu son Journal, où on lit à la date du 27 juillet 1977 : « Singapour. Sur les bus, une inscription : ‘Quit drug now and live.’ Des mots qui reviennent souvent sur les affiches : bible, gospel, church. Les ballons de basket ne sont pas loin. On y joue tous les soirs dans les préaux en ville, attenants à ces écoles anglicanes, baptistes, méthodistes, presbytériennes. On voit aussi la maison des ‘maçons’ et deux entreprises appartenant au Vatican. Les Chinois besogneux circulent au milieu de tout cela, industrieux, épuisants. Une ville américaine sans trottoirs. » De la poésie de Segalen, Claire Tching dit qu’elle « cherche moins la matière dans ce qui arrive aux corps le long des routes, que dans des configurations spirituelles pures, se répondant les unes les autres dans une histoire de l’art éthérée. » Qu’en penser, si on se souvient des proses de Segalen : Peintures, et surtout Équipée où comme l’a écrit Ollier « point de réel sinon le Réel » (dans un texte publié dans un Cahier de l’Herne dont voici les derniers mots : « Le monde respire, le simulacre rayonne ».)

On est loin de la pure supercherie avec ce petit recueil qui nous fait nous interroger sur la cohabitation entre poèmes inventés, furieusement parodiques parfois (comme cette suite de quatre distiques de 1968 attribués à Georges Pompidou qui associent « l’action du poète donnant une forme au chaos, au vers, à celle du CRS frappant les émeutiers »), et citations d’auteurs déjà nommés. Les premiers ont-ils pouvoir de contaminer les seconds ? À moins que ce ne soit l’inverse. Michel Butor se serait probablement amusé de retrouver son Calendrier de Singapour (de 1977 lui aussi) intégralement repris. Puis de découvrir en commentaire cette phrase : « Le poète c’est pas un corps qui fait une expérience : c’est un appareil qui enregistre les chuchotements du monde et leur donne une forme d’intelligibilité » – en réponse, nous dit Claire Tching, à un « message grandiloquent » que lui avait envoyé « son ami Pierre Vinclair » au sujet de « l’exotisme ». On en restera là, non sans avoir une dernière fois noté : belle circulation, joli jeu, et peut-être en effet un « traité de poétique qui réfléchit [non sans humour] aux problèmes fondamentaux de notre rapport à la poésie : qu’est-ce qui fait un bon poème ? L’énergie compte-t-elle plus que la signification ? Comment nourrir un rapport au monde authentique ? »

Ferdinand de Louis Zukofsky aux Éditions Nous est un bref « roman » d’à peine cent pages, traduit par Philippe Blanchon, avec une préface de Pierre Parlant (Rêve éveillé) et une postface du traducteur (Pudeur et délicatesse de Louis Zukofsky). Venant d’en achever une première lecture, certes passionnée, mais insuffisante, je ne peux me permettre ici que d’opérer un bref montage de quelques passages, facilement retrouvables grâce à des signets glissés (de manière le plus souvent inconsciente) entre les pages. Commençons par cette sorte de « résumé de la situation » que l’on trouve au deux-tiers du récit : « Ferdinand venait d’un hameau des environs de… il ne se souvenait pas du nom. Il n’avait jamais beaucoup parlé de ses parents, mais une fois, autour d’un verre, il avait confié à quelques amis proches [un singulier trio : l’Anglais, le Russe, le rabbin] que s’il avait pu voir son père, deux fois seulement, ce fut grâce à sa mère. Le profil de Ferdinand était celui d’un méridional, mais dans ce pays il prit rapidement l’allure d’un Américain. D’autres connaissances pourraient raconter quelques anecdotes supplémentaires. Il avait un frère avec qui il faillit se brouiller dans sa jeunesse et qu’il n’avait jamais revu. Partout où il vécut, il évita que ses amis ne rencontrent ses maîtresses ; il se précipitait au rez-de-chaussée pour les saluer prétextant qu’ils ne pouvaient monter parce que la maison était en désordre. Manifestement, il avait été livré à lui-même très jeune […] » C’est dire si Ferdinand est le « portrait d’un déraciné permanent voyant l’histoire se dérouler sans lui ». En trois parties, deux brèves (son enfance sur la Riviera italienne auprès de son oncle et de sa tante ; ses études à Paris), et une plus longue (son installation aux États-Unis), traversant les deux guerres mondiales, Ferdinand semble rêvé par un protagoniste insaisissable, même si objectivement dessiné d’une plume sûre et inventive. « Se rappelant distinctement avoir grandi en percevant son enfance tel un rêve », il vivait « à l’écart, toujours secret comme à son habitude » et désireux de « prendre soin des siens ». Ayant craint la mort de ses oncle et tante au cours de leur sommeil (ces derniers ayant fui l’Europe en proie aux combats, il les balade en voiture dans des paysages hallucinés où ils font de singulières rencontres), Ferdinand « [céda] au désir aveugle d’un monde dans lequel son histoire ne se réduirait pas à un point dans l’infini, et il se sentit plus inutile que jamais. »

Plus tard, « Ferdinand s’imagina entendre une mélodie secrète enveloppant le paysage : des chants recueillis provenant de toutes les nations, comme celui des oiseaux, évoquant les jours anciens malgré les bruits imprévisibles du présent. » […] « Avant de se coucher, ce soir-là […], il sifflota de nouveau, de façon détachée cette fois, The Miller of the Dee, avec ses refrains anglais caractéristiques ; ils devenaient ses maximes : Je ne me soucie de personne, pas même de moi, et personne ne se soucie de moi… / Que les autres travaillent année après année, je me contente de vivre un jour après l’autre… » La toute fin de ce récit – une rares proses romanesques accomplies du poète objectiviste, à laquelle il tenait particulièrement, en témoigne l’insert d’un bref fragment dans la section 17 de son grand poème « A » – est particulièrement sidérante : on en sort, certes un peu déconcerté, mais aussi « regonflé », « remis en état », comme si l’auteur avait aussi pris soin de nous. Ce qui nous conduit à le reprendre au début, afin que l’étrangeté reprenne son cours (elle ne diminue que peu à la relecture). Dans sa préface, Pierre Parlant pose cette question : « Un roman de formation ? » ; avant répondre : « À roman impossible, formation impossible. » Impossible car, toujours, quelque chose casse – la pellicule d’un film de Chaplin, par exemple ; mais pas seulement – qui ne raccorde, ni à ce qui précède, ni à ce qui suit. Au « continuum factice » de la prose romanesque, il faut opter pour « l’intransigeance discrète du poème » (Pierre Parlant). Mais si Ferdinand nous a conduit à sortir « A » de notre bibliothèque pour en relire certains passages (et confirmer ce qui vient d’être dit), il nous faut aussi refermer ce « livre d’une vie » – et même l’oublier, comme on doit mettre aussi de côté la correspondance de Louis Zukofsky avec Lorine Niedecker (reprise en partie dans Cette condenserie) – afin de saluer dignement cette belle version française d’un « atypique “roman” qui peut se lire comme le récit indéfiniment relancé d’un rêve éveillé. »

Lacan, l’exposition, catalogue sous la direction de Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé (avec Paz Corona et Gérard Wajcman), Gallimard /Centre Pompidou-Metz, janvier 2024, 320 p., 39 €
Claude Royet-Journoud, La poésie entière est préposition, Éric Pesty Éditeur, février 2024, 96 p., 18 €
Claire Tching, La poésie Française de Singapour, Éditions Æthalidès, janvier 2024, 96 p., 16 € — Lire ici l’entretien de Maxime Decout avec Pierre Vinclair
Louis Zukofsky, Ferdinand, Éditions Nous, janvier 2024, 128 p., 16 €