Adrien Girault : Des mots et des ombres (Justin Coudures)

Adrien Girault (DR)

Dans le récit d’Adrien Girault, les mots forment une surface qui laisse passer un silence, des choses non dites, non articulées par un langage qui les exposerait en plein jour. Le livre est fait de ce rapport entre la surface et ce qui existe au-dessous, ce qui s’agite sous cette surface et y produit des ondes, des remous – des signes qui cachent autant qu’ils font pressentir une obscurité, des ombres.

Justin Coudures (juste un coup dur ? Justin coups durs ?) peut être lu comme une fable sociale. Le personnage principal, également narrateur – le récit se développant à partir de son seul point de vue – est en vacances sur une île avec sa mère et son beau-père. Issus d’un milieu pauvre, ils côtoient pourtant, sur cette île, des familles d’autres milieux, y compris aisés, voire riches. La narration insiste sur le décalage entre ces milieux, les frustrations qui en résultent, les rapports de pouvoir – l’arc narratif évoluant selon une logique commune : les riches, centrés sur leurs intérêts particuliers, sans morale, imposant leur mode de vie et ses critères, sont finalement des salauds.

La narration est cependant plus subtile, intégrant d’autres lignes qui viennent la complexifier. Le premier schéma narratif n’est-il pas qu’un premier niveau de sens sous lequel d’autres existent, moins clairement signifiants au fur et à mesure qu’on s’y enfonce ? Les riches sont des salauds mais existent aussi des ponts entre certain.e.s d’entre eux-elles et Justin. Les critères de la classe riche ne sont-ils pas aussi ceux de la société entière (obligation des vacances ; type de corps déterminé valorisé ; type d’activités qui miment celles de la classe riche ; etc.) ? Surtout, une première énigme apparaît : un trafic de drogue aurait cours sur l’île dont on ne sait précisément qui en est responsable ni à quel type de produit il correspond. Le réel lisse et prédéfini de la fable sociale se double d’un autre, policier, qui introduit de l’énigme là où le premier paraît dérouler une signification toute faite.

Une autre énigme s’impose : à l’intérieur des activités d’autant plus routinières qu’elles se reproduisent chaque année, sur le même lieu de vacances, le beau-père de Justin, Jean-Marc, disparaît. Là encore, la dimension policière est claire, insistant sur la nature énigmatique du réel dont il est ici question. Derrière l’ordre, derrière la surface, derrière la répétition – ou plutôt en eux, à l’intérieur de la trame ordinaire et connue, quelque chose se met à exister, surgit et persiste, et qui n’est pas connu, qui trouble l’arrangement ordinaire des choses mais aussi des mots (puisque l’on ne peut nommer les responsables du trafic, que l’on ne peut dire ce qui est arrivé au beau-père).

En même temps que se mettent en place ces éléments d’un récit policier, apparaissent des signes rapides, furtifs et troubles d’autres récits possibles, d’autres dimensions. Le récit avance aussi par ces signes qui demeurent allusifs, qui suggèrent plus qu’ils n’affirment, qui ne se développent jamais jusqu’à une signification évidente. L’alcoolisme de Jean-Marc est-il lié à son métier dans les abattoirs ? Cet alcoolisme est-il une réponse, en tout cas une réaction, à l’horreur des meurtres d’animaux auxquels il assiste quotidiennement ? Ce personnage apparemment caricatural et superficiel n’est-il pas en réalité habité d’un rapport à la mort, d’une métaphysique, d’une empathie plus profonds ? Le couple qu’il forme avec la mère de Justin est lui-même énigmatique : quelle est la nature du lien qui les unit ? comment se sont-ils rencontrés ? Une histoire est ici à peine suggérée et n’est jamais développée. De même, les allusions répétées à l’homosexualité de tel ou tel personnage laissent entrevoir la possibilité d’une autre nature des relations entre ceux-ci. Ou encore, derrière le personnage de Justin, qui est presque la caricature d’un teenager complexé, semble s’agiter des réalités psychologiques plus profondes, plus douloureuses, plus tragiques.

Le récit d’Adrien Girault fonctionne en articulant différents niveaux de sens, différentes dimensions qui coexistent, se troublent, émettent des signes de nature différente : signes clairs, évidents, communs ; signes obscurs, enveloppés, énigmatiques. La logique générale est celle d’une opposition entre la surface et l’en-dessous de celle-ci : « Je brasse jusqu’à la dernière ligne de rochers. L’eau s’assombrit. Je fais demi-tour. Tu ne sais pas ce qu’il peut y avoir en-dessous ». Le récit est à la fois clair et troué, lisse et agité, tourmenté, n’hésitant pas à intégrer des signes-clichés comme à faire exister d’autres signes qui sont comme des gouffres, des signes noirs flottant sous la surface claire du sens.

Le récit, s’il développe une narration, ne cesse de contrarier celle-ci, le but étant alors, peut-être d’abord, par-delà la narration, de créer un monde défini par une série de signes très différents, un monde où s’articulent le sens et le non-sens, où la clarté est habitée d’une ombre qui la troue jusqu’à la déchirer. Une logique du sens qui est aussi une logique du chaos.

Adrien Girault, Justin Coudures, éditions de l’Ogre, octobre 2023, 176 pages, 19€.