À l’occasion de la réédition, aux éditions Gospel, des Carnets de l’Underground, centrés désormais sur les seuls textes de Gabriel Cholette, retour sur cette œuvre remarquable de la littérature LGBT+ actuelle, au style épuré et intense (paru initialement aux éditions Triptyque et illustrée par Jacob Pyne).
Journal de débauche
Issus d’une sélection de textes préalablement publiés sur le compte Instagram du même nom, Les Carnets de l’Underground sont le fruit d’un dialogue intermédial entre l’écriture du québécois Gabriel Cholette et les illustrations érotico-pornographiques de l’artiste Jacob Pyne. L’auteur y fait le récit de ses expériences festives et sexuelles dans les milieux queers nocturnes, des interactions souvent favorisées par l’usage de la drogue : « Si tout le monde se rejoint aux toilettes, c’est parce que c’est la place idéale pour faire de la kéta. Rien de mystérieux ou de fortuit ; c’est la drogue qui organise l’espace ».
L’écriture, sensorielle et enthousiaste, est faussement décousue, au fil de l’expérience, à l’image des publications que l’on peut trouver habituellement sur les réseaux sociaux : « Normalement, j’écris et tout me sort de la tête comme une logorrhée dégoulinante ». Le livre découpe des séquences définies par des thèmes, ou plus souvent des lieux : soirées en appartement, clubs célèbres, parcs où chercher des aventures sexuelles.
Cholette place le sexe au premier plan de l’écriture, contre toute forme de désexualisation de l’expérience gay, laissant de côté la question de la sentimentalité qui ne réintervient que sous un angle inattendu : « Je tombe amoureux de chaque personne avec qui je couche – c’est systématique ». C’est ce qu’affirmait déjà, dans un autre carnet, Grisélidis Réal à propos de ses clients : « Je sais que tous ces hommes que j’ai connus, je les ai aimés » (Carnet de bal d’une courtisane). Les Carnets de l’Underground donnent ainsi à lire la quête perpétuellement relancée d’un désir sans objet, comme dans la forêt des « Chutes gaies » de Sainte-Adèle où le narrateur et ses amis font des rencontres sexuelles aussi anonymes que plaisantes : « Vincent gambade devant moi comme un petit cerf blanc prêt à rejoindre les créatures enchantées ».
Le lecteur reconnaîtra ici une allusion subvertie à la littérature du Moyen-Âge, dans laquelle l’animal blanc marque traditionnellement le passage entre le monde réel et le monde féerique, comme dans l’épisode de la chasse au cerf blanc d’Érec et Énide, ou la découverte d’une biche blanche et androgyne dans le lai « Guigemar » de Marie de France. Pour l’auteur, doctorant en études médiévales, ce n’est plus la merveille mais la jouissance qui est à l’horizon de l’épreuve initiatique désormais (« Je traverse la rivière pour me rendre à la forêt enchantée » ; « comme estourbi par une lance dans un tournoi chevaleresque »).
« Envoyez pas ça à ma mère »
Cholette nous embarque ainsi dans un arpentage des espaces de cruising mondialisés, réels ou virtuels (les applications de rencontre comme Grindr, Tinder ou même Instagram qui devient un lieu de plus où « networker » et « dater »), au Québec ou à l’étranger (Paris, Berlin, New York), non sans rappeler au lecteur l’écriture de la sexualité de Dustan entre boîtes de nuit, lieux dédiés et rencontres minitel. Il explore des intimités éphémères ou plus durables, dans les liens d’amitié en particulier, au gré de ses différents réseaux, sociaux, gays ou propres au milieu du clubbing.
Cet imaginaire de la quête innerve l’œuvre, même dans les lieux les plus interlopes : « Pendant un moment, on se croirait dans une cathédrale gothique à cause des spots qui donnent l’impression d’avoir traversé un vitrail, mais surtout parce que j’ai pris trop de drogues et que mon esprit devient médiéval ». L’alcool et les drogues ne servent qu’à renforcer une certaine disponibilité à l’instant présent, à produire un usage du monde qui prend la forme d’un récit de voyage 2.0 : « On skippe l’art contemporain pour aller boire de la vodka dans un Macdo où j’essaie tout ce qui se trouve sur le menu parisien et qui est pas disponible à Montréal. (Pour les intéressé·e·s, le Croque McDo est insane) ».
Sujet sans réelle intériorité ni profondeur psychologique, parce que ce n’est pas son propos, le Je du récit pointe cependant du doigt les formes persistantes d’homophobie, en rappelant incidemment une descente de flics menée dans un lieu gay, soi-disant « contre la nudité », ou en évoquant de façon plus personnelle l’hétérosexisme du milieu de la natation, bien connu de l’auteur, lorsqu’il raconte la soirée « pool » d’un club où il danse en maillot de bain. L’acte humiliant qui consiste à uriner sur ses adversaires dans les douches y est alors fièrement renversé et même resignifié : « Bien entendu, au Pornceptual, les gens se pissent allègrement dans la bouche ».
Le mème et l’autre
Cholette est souvent présenté comme l’héritier d’auteurs gays américains au style « minimaliste » tels que Bret Easton Ellis et Dennis Cooper, ou de la non-fiction de l’autrice queer Maggie Nelson. Mais c’est aussi, comme nous l’avons dit, le fils spirituel du français Guillaume Dustan, citant comme lui des titres de musiques qui font écho à l’univers de référence du lecteur, qu’il s’agisse de musique commerciale (Britney Spears, Miley Cyrus) ou indépendante (Nicolas Jaar). La technologie, les écrans et la culture internet sont omniprésents dans cette autobiographie qui s’inscrit pleinement dans le régime des échanges de notre époque, entre surexposition des expériences individuelles et hyper-diffusion des images de soi : « Je lui ai donné un bec [un bisou] sur le .jpeg », note Cholette en parlant du nude d’un de ses partenaires. C’est que les dick picks deviennent de véritables poèmes ou sérénades à la faveur de cette dynamique nouvelle, qui produit un désir médiatisé : « À mon retour du Berghain, je me filme sous la douche en train de me pisser dessus, une déclaration d’amour que j’envoie à Jacob ».
Jouant avec la frontière qui sépare le littéraire du non-littéraire, Cholette déplace également le topos de modestie de l’auteur et propose des représentations amusées de lui-même, jusque dans les situations les plus honteuses : « J’ai quand même l’air cute dans mon vomi ». Les Carnets de l’underground chroniquent ainsi la vie d’un jeune écrivain gay qui affirme sa présence au monde, porté par une écriture oscillant joyeusement entre urgence et vitalité.
Gabriel Cholette et Jacob Pyne, Carnets de l’Underground ; éditions Triptyque, collection « Queer », 2021 ; réédition des textes seuls aux éditions Gospel en 2023 ; 152 pages, 15,00€.