Écritures du secret : Stéphane Vanderhaeghe (A tous les airs) et Adrien Girault (Rabot)

Stéphane Vanderhaeghe et Adrien Girault ont publié presque simultanément deux romans différents dans leur forme et leur contenu mais qui se rejoignent dans ce qu’ils mettent en scène de l’écriture.
A tous les airs, de Stéphane Vanderhaeghe, et Rabot, d’Adrien Girault, sont des romans du secret, des livres dont le point focal est un secret qui n’est pas réellement exprimé et qui rayonne pourtant à travers chacun des deux romans. L’important ici n’est pas du tout le secret en lui-même, le secret comme contenu dicible d’un discours. Ce qui importe serait plutôt le secret comme forme, ce que cette forme fait à l’écriture et ce qu’elle en dit, la pratique et le sens de l’écriture qui sont alors en jeu.

Stéphane Vanderhaeghe construit son livre en convoquant des formes du discours indirect, celles de propos rapportés portant sur des faits supposés, d’idées diffusées à partir d’on ne sait quoi : rumeurs, cancans, lettres anonymes, on-dit, potins, etc. Il s’agit à chaque fois de discours qui laissent place à l’imagination, à l’invention et dont l’incertitude qui les définit les fait apparaître comme des possibles parmi d’autres. Le roman s’articule également autour du récit élaboré par un policier – récit en partie imaginaire, voire délirant – et d’un roman laissé à l’état de brouillon, de notes, qu’il faut agencer et construire. Ce qui est dit des personnages et situations ne l’est qu’à partir de ces modalités d’un discours pluriel, flottant, incertain, dans la recherche d’une logique qui est sans cesse déjouée, d’une vérité qui n’est jamais atteinte. Quelle est la vérité sur tel ou telle ? Quelle est la forme vraie du roman qui est construire ? Que s’est-il réellement passé ? Quel est le sens de tel comportement ? On ne sait pas.

On le sait d’autant moins que si l’expression est toujours plurielle et ambiguë, les descriptions le sont tout autant. Que signifient les visites répétées, quotidiennes de tel personnage au cimetière ? Quel est le sens de tels événements qui adviennent parfois la nuit, toujours au cimetière ? Qu’arrive-t-il à tel personnage qui ne parvient pas à se servir d’un catalogue d’habits ? Pourquoi insister sur la présence d’un cafard qui progresse dans la canalisation de la salle de bain ? Là encore on ne sait pas.

 

Le propre du secret, c’est de ne pas être su. Il peut être révélé, sans doute, mais il cesse alors d’être un secret. Stéphane Vanderhaeghe maintient son livre au niveau du secret : rien n’est su, rien n’est connu, l’évidence et la vérité se dérobent sans cesse au profit d’une obscurité, d’un  insaisissable qui demeurent, obstinément, ce que le lecteur a sous les yeux mais, précisément, en ne l’ayant pas. Le livre de Stéphane Vanderhaeghe est d’abord une machine à produire cette obscurité, à maintenir le sens dans un état d’indécision, à un niveau où, loin de se stabiliser dans un énoncé définitif et rassurant, il demeure ouvert, instable, mobile, traversé de possibles et d’un inachèvement fondamental. On ne cherchera pas de vérité dans ce roman, de résolution cohérente de l’énigme. On suivra au contraire ce qui lui échappe, la vérité du livre étant dans ces aventures du sens, les esquisses possibles de celui-ci prolongées dans d’autres, différentes, divergentes, tout autant possibles.

Le livre s’adosse à un passé mystérieux, un secret qui n’est pas dit. Quelque chose a eu lieu jadis, que l’on soupçonne sans jamais le cerner, quelque chose qui semble concerner les personnages sans que l’on sache précisément lequel ou lesquels, sans que l’on parvienne à définir ce qui a eu lieu. Cet événement demeuré secret raisonne à travers l’ensemble du livre moins comme énigme à résoudre – malgré une enquête policière elle-même étrange – que comme ce qui affecte l’ensemble des éléments du livre. C’est parce que cet événement est un secret persistant que tout ce qui le concerne ne peut être évident, énoncé selon un discours achevé. Le secret appelle, au contraire, une autre forme de discours, un discours qui ne peut être que celui de la fiction comprise moins comme un discours de l’imagination que comme délire du discours : le sens ne se fixe pas, les épisodes se répètent en différant d’eux-mêmes, l’identité des personnages est elle-même flottante, chacune et chacun se prolongeant dans les autres, les actes sont inachevés comme dans un théâtre spectral…

C’est cette même logique que l’on découvre à l’œuvre dans Rabot, le premier livre publié d’Adrien Girault. Ce livre commencerait comme un livre de souvenirs, ceux du narrateur, un Je omniprésent, dans le paysage d’une campagne en retrait. Un livre qui semble au premier abord ancré dans un cadre réaliste, reconnaissable. Mais ces éléments premiers peu à peu se brouillent, se dissolvent sous l’action des forces de la fiction.

Là encore, le livre fait signe vers un événement passé, un secret lui-même lié à d’autres secrets qui mêleraient des crimes, des rites étranges, des rapports de domination, des relations troubles et lourdes. Cet événement, ces rites, ces relations ne sont pas explicités, demeurant dans la nuit et l’oubli à travers lesquels ils nous sont donnés. Ce poids du passé non clairement formulé paraît pourtant peser sur l’atmosphère, les humeurs, les attitudes, les relations entre le narrateur et les autres personnages d’une manière énigmatique et, au fur et à mesure, rend tout aussi énigmatiques leurs paroles et actions. Si le style d’Adrien Girault est volontiers descriptif, attentif aux objets, aux choses, aux gestes, il est en même temps elliptique, allusif, les descriptions étant d’ailleurs moins l’occasion de mettre en avant des détails réalistes, sociologiquement signifiants, ou d’exprimer symboliquement tel ou tel état interne du personnage, qu’un moyen pour faire exister du non-dit, de dessiner en creux la forme de quelque chose qui est là, qui semble être là mais que l’on ne peut saisir.

A travers un temps qui s’étire, un temps ralenti, s’esquissent lentement des indices, des références à ce qui s’est passé, à ce qui se passe encore mais sans que cela soit nommé. Comme c’est également le cas chez Stéphane Vanderhaeghe, le livre d’Adrien Girault dissémine des signes énigmatiques qui demeurent tels, le langage étant surtout celui de ces signes, langage inventé pour qu’existe un innommable autour duquel le livre tourne et dont il est irradié – langage qui n’existe que par cet innommable qui, comme un attracteur étrange, révèle sa présence par ses effets, par les aberrations qu’il produit, par les perturbations de l’ordre habituel qui le désignent sans le faire apparaître, étant lui-même situé hors des cadres de l’apparition et de la présence. Si cet innommable n’est jamais explicité, il exerce une pression sur l’ensemble du livre, à tous les niveaux, rendant énigmatiques les mots qui ne renvoient à aucun état clair du monde ou du sens, les identités changeantes ou dédoublées, les faits qui ne s’enchaînent plus selon une causalité identifiable, etc.

Dans Rabot, le narrateur semble s’enfuir mais cette fuite devient aussi celle du monde qui bascule dans une autre dimension chaotique, incohérente, peuplée de signes étranges, de rencontres improbables, de secrets indéchiffrables : un homme, dans sa voiture, trimbale le cercueil de sa fille ; une ville a subi une catastrophe destructrice – mais laquelle ? ; des bandes traversent le pays dans une ambiance de fin du monde, etc. On passe de ce qui pourrait être le début d’une chronique campagnarde et psychologique à un récit fantastique, absurde, apocalyptique. L’errance du personnage s’insère dans une errance du monde et du livre, le monde devenant une pluralité de possibles disparates, comme le livre qui traverse les genres. Adrien Girault convoque une diversité de genres, intègre sans jamais les fixer une pluralité de littératures dont aucune, pourtant, n’épuise l’innommable – pour, au contraire, faire exister et persister le secret.

Rabot est un livre complexe, non pas difficile mais tissant et détissant des liens multiples et « compliqués » entre les genres, entres les signes, entre les personnages, entre les situations, formant un système de résonances, d’échos et, toujours, de lignes de fuite car ce système s’organise à partir d’un secret qui, au centre du système, ne cesse de faire varier le centre et donc le système, ne cesse de se retirer dans son absence, de se taire en imposant ce silence au langage qui ne peut alors qu’errer à travers le monde chaotique de la fiction. Rabot est le livre de cette fiction, entre rêve, folie, hallucination, souvenir, amnésie, états internes et monde externe, tel genre et tel autre, telle ligne narrative et telle autre, différente, divergente, livre fait d’une prolifération des mondes en même temps que de leur absence, d’une forme de sécheresse, d’un silence souverain. Le langage, le monde, la pensée y sont hors de leurs gonds…

En un sens les livres – s’agit-il encore de « romans » ? – d’Adrien Girault et de Stéphane Vanderhaeghe sont des livres de logique. Non pas qu’ils soient « abstraits » ou formels, mais ils tendent à développer et à suivre de la manière la plus « pure » la logique de la fiction, si l’on ne comprend pas celle-ci comme ce qui caractérise certains livres par opposition à d’autres (essais, témoignages, poésie, etc.) mais comme ce qui définit l’écriture lorsqu’elle n’est pas qu’un état particulier de la langue, lorsqu’elle sort au contraire de celle-ci pour exhiber et déployer son origine éternellement chaotique, non son état arrêté mais sa virtualité et son errance essentielles. Dans cette errance de l’écriture, c’est la subjectivité et le monde qui se mettent à errer, dessinant les lignes éphémères et plurielles de subjectivités et de mondes nomades, existant au degré où, encore et toujours virtuels, ils demeurent comme des commencements qui éternellement commencent, chargés de tout ce qu’ils peuvent être, de tous les devenirs qui les habitent. C’est alors le monde qui existe comme secret.

Adrien Girault, Rabot, éditions de l’Ogre, 2018, 208 p., 18 €
Stéphane Vanderhaeghe, A tous les airs, éditions Quidam, 2017, 260 p., 20 € — Lire un extrait

Sur Diacritik, lire « Retour d’un chien », inédit littéraire de Stéphane Vanderhaeghe