À la frontière (27) – épreuves du temps

© Christian Rosset

Comme déjà dit en ouverture de telle brocante de saison, il n’est pas si simple de reprendre le chemin du Terrain Vague, après une coupure. Dans l’attente d’un déclic, je me rends au marché, découvrant en bonne place, dans la vitrine du marchand de tabac journaux, un nouvel opus de Modiano. Je l’acquiers aussi sec. Force de l’habitude ? Non. Avant le confinement de 2020, il ne me serait jamais venu à l’idée de mordre aussi rapidement à l’hameçon.

La Danseuse se lit relativement vite, avec plaisir. On se prend même à le relire, comme on se repasse un vinyle sur la platine. Ce n’est pas une grande découverte : Modiano fait des variations sur quelques thèmes, toujours les mêmes ; ce qui change, livre après livre, c’est la manière de resserrer – de faire plus court, d’aller à l’essentiel. Mais pas à la manière de Beckett : à la sienne, étrangement mélancolique. L’opus suivant – car on imagine que ce travail d’écriture ira jusqu’au dernier souffle de l’auteur – se déploiera peut-être le temps et l’espace d’une chanson.

Une fois rangé La Danseuse à côté des précédents, on retient ceci : malgré quelques craquements – sensation non désagréable –, le disque n’est toujours pas rayé…

1. Comment relancer la tension que requiert un journal de lecture, au quotidien, qui ne serait pas « partie de la vie », mais « la vie même », le temps (non compté – quelques minutes ou la journée entière, peu importe) de lire, d’écrire ? D’oublier – de se remémorer ? Le déclic attendu arrive comme toujours par surprise. Ce matin (25 octobre 2023) dans ma boîte aux lettres un courrier de Dominique Fourcade : une feuille A4, imprimée recto verso, pliée deux fois, et massicotée – soit huit pages, réalisées par Chandeigne en Zapf Renaissance Antiqua. Je lis : « une partie du temps, je me regarde comme si j’étais un animal, le reste du temps je me sens regardé par un animal – par cette part immense en moi qui est un animal regardant tout et rien. temps non sans désir, durée sans limite sans pardon ».

« Aidé par Gilles Aillaud soufflé par Neige Sinno », comme l’écrit Dominique Fourcade : quelques lignes qui « doivent tout à la très actuelle exposition Gilles Aillaud animal politique » (au Centre Pompidou – déjà évoquée dans l’épisode 26 de cette chronique) « et plus encore au livre magnifique de Neige Sinno, Triste tigre » (P.O.L). De cette brève missive, je ne dévoilerai que peu ; par exemple, le dernier paragraphe : « mon amour quand je suis seul avec toi je dessine notre amour. livre quand je t’écris je dessine ma peur d’écrivain. quand je suis dans la rue j’en dessine les cris. le risque est fou du désir qui dedans gouverne la nuit ».

Le chemin du Terrain Vague enfin retrouvé, je reprends ma lecture, non du dernier (pour nombre d’entre nous premier) livre de Neige Sinno, mais de celui qui m’a fait découvrir vers la fin de l’hiver 2009 son singulier prénom : Amatlan d’Edmond Baudoin, publié à L’Association. Carnet intime, récit de voyage, formidable montage, à la frontière de la bande dessinée : 88 pages (format à l’italienne) explorant la rencontre de l’auteur, « un matin d’octobre 1996 à Nice », avec Neige, amie d’Aurore (qui vit comme lui au 6, rue Fodéré), et de ses suites, notamment au Mexique, « ce pays qu’elle a choisi pour être ailleurs. J’ai soixante-cinq ans, Neige en a trente. Il est profond le précipice, il est terriblement profond. »

Si ce livre m’avait à sa sortie tellement marqué, c’est bien sûr par la qualité des dessins d’Edmond Baudoin – sa manière (on devrait dire : ses manières) de faire passer ce qui l’attache aux personnes qu’il rencontre, et à ce qui les environne (grande liberté du déplacement ; grande attention du dessinateur qui ne dépose que très rarement ses outils) ; mais aussi parce qu’il nous offre pas moins de huit feuillets écrits par Neige (dont le nom de famille n’est dévoilé qu’à la toute fin de l’ouvrage en tant qu’autrice d’un premier livre – La Vie des rats, Éditions La Tangente, 2007 –, curieusement non repris dans la page « De la même autrice » de Triste tigre). « À cette époque-là [1996], je ne sais pas que je vais vivre. Je pense que je vais mourir vers 20 ans. Il ne me reste pas beaucoup. Cet homme, vieux, est de l’autre côté. Je fais l’amour avec quelqu’un qui est du côté de cette vie immense que je n’aurai pas. C’est un peu comme coucher avec la mort, avec sa propre mort. » Dans ces pages resserrées, et remarquablement écrites, Neige raconte « cette espèce de viol consenti », l’inceste : « Je n’ai pas été forcée ; je n’ai pas été battue. J’ai été convaincue de l’impossibilité de faire autrement. » « Edmond veut me laver du viol. […] Je suis sceptique sur les possibilités de réussite d’une telle mission – et sur les méthodes employées. Cependant c’est peut-être pour ça que je l’aime et que je continue à vouloir être dans l’espace qu’il cherche à créer pour nous. […] Il apprendra pour moi à être d’une infinie patience, aussi infinie que son désir. »

Amatlan © Edmond Baudoin : L’Association.

Quand j’ai ouvert Triste tigre, le souvenir d’Amatlan, que je n’avais pas relu depuis quatorze ans, s’est aussitôt manifesté. Ce prénom – Neige – aura suffi pour que me revienne ce visage maintes fois tracé au pinceau par Baudoin (qu’elle nomme aussi par son seul prénom dans Triste Tigre) : pour que surgisse cette voix que la lecture invente. Alors je me suis mis à relire ce livre qui m’apparaît de plus en plus comme un opus majeur d’Edmond Baudoin : un livre avec, donnant à voir des dessins sidérants de justesse, en lien avec ce qui est bien autre chose que le brouillon d’un livre à venir : un plaidoyer pour l’invention, où les mots et les traits entrent en résonance. Ce serait merveille que le succès de ce « roman de la rentrée » qui est tout sauf un roman (Dominique Fourcade a raison de parler de « la grande poésie de Triste tigre ») conduise ses lecteurs & lectrices à faire un détour du côté d’Amatlan. Excipit des huit feuillets donnés par Neige Sinno à Baudoin le 31 décembre 2007 : « “Je m’en fous de tes trucs d’autobiographie, je ne veux pas parler de ma vie, je ne veux pas que tu parles de moi, je suis bien plus que ma vie, […] et je préfèrerais disparaître tout de suite que de voir ça écrit et que tu disparaisses aussi, que tu meures dans les enfers et que tu sois maudit.” Ensuite ils marchent dans le désert pendant dix jours. Mais à la fin, alors que pourtant il n’a rien dit pour la convaincre, ils vont danser. »

En cette période de célébration des morts, l’attente encourage le silence. Il convient de se rendre dans des galeries, et autres espaces d’accrochage de la peinture, dont trois expositions-monstres dans des lieux favorables au déplacement du public, toutes trois – étrange coïncidence – consacrées à de grands suicidés. Qu’en dire, brièvement ? À peu près rien des deux premières, mais peut-être deux trois mots en écho à la troisième : la Rétrospective Mark Rothko chez Vuitton, à laquelle il m’a été impossible d’échapper, malgré le peu de sympathie ressentie – physiquement surtout – pour cet espace trop vaste, coupé de la lumière du jour, où la peinture respire mal. La fondation n’est pas la chapelle de Houston. On sort de cette rétrospective à la fois satisfait et insatisfait. « Une peinture n’est pas la représentation d’une expérience. C’est l’expérience même » : ces mots de Mark Rothko – un des peintres les plus fameux de cette grande génération d’artistes américains (nés au début du XXe siècle, avant la guerre de 1914), les rétrospectives de son œuvre se suivant à intervalles réguliers (la précédente, et troisième à Paris, ayant eu lieu au Musée d’Art Moderne de la ville en 1999) – sont à entendre au sens le plus matérialiste. Car ce qui est cosa mentale (dans un article de Libération, le 27 octobre 2023, Philippe Lançon relève qu’« à partir de 1949, sa peinture n’est plus qu’une matière mentale qui rayonne ») est d’abord superposition matérielle de « frottis de jus très dilués ». On nous vend le « mystique » : celui qui affirme « ne s’intéresser qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales » ; mais il convient de se défier de la mythologie qui s’y rapporte. Pour Elsworth Kelly, « il n’y a aucune espèce d’arrière-pensée dans ses tableaux. Juste leur présence. » Cette peinture n’est pas si facile à montrer. Et la quantité de tableaux comme le lieu ne favorisent pas la rencontre. La mise en espace – faible luminosité de l’éclairage, toiles disposées à 30 cm du sol – est conforme au vœu de Rothko. Lançon écrit avec justesse (même article) qu’« il y a parfois un banc où s’asseoir pour, face à ça, quasiment sur tatami, vivre une cérémonie du thé sans thé. Dans le bâtiment Vuitton, un peu trop m’as-tu-vu, ce n’est pas aisé. Il faut une certaine disposition d’esprit et d’âme pour pénétrer les œuvres de Rothko. Aucun discours ne peut forcer l’âme morte, ou fatiguée, ou absente, à occuper ces lieux peints. » Et un peu plus loin : « C’est admirable, et pourtant il n’est pas certain qu’un tel voyage profite à ce que l’artiste recherchait : trop de Rothko tue Rothko [c’est moi qui souligne]. »

Enchanté désenchanté : tel est le lot du promeneur égaré (et, grande misère de la programmation musicale, en écho : une « création musicale » du très peu inventif Max Richter, alors que Rothko Chapel de Morton Feldman s’imposait…). Un conseil : lire le petit livre de Robert Motherwell, Sur Mark Rothko (L’Échoppe, préface de Dore Ashton, traduction Patrice Cotensin). Fragment : « Je savais exactement ce qu’il entendait quand il disait qu’il détestait la “composition” […]. Il soulignait son idée que chaque artiste doit trouver sa propre façon de produire quelque chose qu’il trouve “supportable”, c’est-à-dire un vecteur adéquat de la vision. […] Selon moi, ses peintures isolées ont une plus grande force singulière que celles de beaucoup d’artistes qui insistent sur une imagerie unique. […] Il est mort, mais sa découverte est bien vivante, pathétique, maladroite, et, dans les occasions où il est parvenu à l’extase, il est magnifique et sans égal. »

Etel Adnan, disparue en 2021, un 14 novembre, a vécu jusqu’à atteindre 96 ans. Elle a pratiqué plusieurs arts, la poésie en premier lieu. Découvert sur le tard, son travail de peintre n’en a été que plus bouleversant : tant de perfection – de simplicité, d’humilité… Rien de démesuré dans ses formats. Et cette recherche d’« un certain mystère lié à l’apparente fragilité d’un support qui peut traduire de forte fulgurance de l’esprit » qui l’a conduite à répondre positivement à la proposition de la Galerie Lelong & Co. d’aborder la gravure, et tout particulièrement l’eau forte – tout d’abord en noir et blanc, certains tirages étant par la suite aquarellés, puis en couleurs. Une exposition de ses gravures sur papier, intitulée La mer. Rien d’autre. La mer, a lieu du 13 octobre au 18 novembre 2023 dans cette même galerie, à l’occasion de la publication du Catalogue complet des estampes (1914-2021). Soit une page de texte d’Etel Adnan, en français (traduit en anglais par Cole Swensen), quelques photos de l’artiste au travail, et la reproduction de soixante-dix gravures, dont certaines (comme déjà noté) aquarellées.

Etel Adnan, Vue sur la mer et Black Forest, 2017 © Galerie Lelong & Co.

« C’est en raison de mes premières études en littérature, et de mon intense intérêt pour la poésie, que j’ai toujours été attirée, dans le domaine de l’art, par les dessins, aquarelles et œuvres sur papier. […] Et de savoir que ces gravures dépendent d’une collaboration me sort […] de cette solitude attachée au travail de peindre » – écrit-elle. « Il m’est également important de pouvoir, grâce à cette approche de l’art, toucher un public plus large que celui des tableaux. » Montagne, Poids de la lune, Compotier, Désordre, Soleil lointain, Totem, Vue sur la mer, L’Écrasante beauté sont quelques titres de ces eaux-fortes signées de la même main qui a écrit et publié un texte lumineux intitulé L’écriture et le dessin ne faisant qu’un. J’ai déjà eu l’occasion de noter qu’Etel Adnan, qui peint, dessine et grave « dans un état de demi-éveil et demi-sommeil, l’esprit profondément concentré », ne triche jamais. « La couleur, dit-elle, me donne une joie que les mots ne m’apportent pas en eux-mêmes. » Mais même en noir et blanc, cette joie, contagieuse, se ressent par qui sait regarder à bonne distance ces quelques lignes – fermées, ouvertes – imprimées.

2. Un peu plus de six mois après sa ressortie en salles, la copie restaurée 2K de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce 1080 Bruxelles de Chantal Akerman est disponible en Blu-ray + DVD (de bonus) chez Capricci. Le film a été qualifié en 2022 par la revue britannique Sight and Sound de « meilleur film de tous les temps », suite à une enquête menée auprès d’un large panel de critiques et de cinéastes devant se prononcer sur les « dix meilleurs films de tous les temps » (opération répétée tous les dix ans par cette revue depuis 1952). Ceux pour qui la probabilité de découvrir un tel film en première position était littéralement impensable en ont été sonnés. Pour d’autres dont je suis, cela a été une belle surprise. Bien entendu tout classement est inacceptable et il est probable qu’en 2032 le résultat sera différent. Mais c’est un fait : ce film de 1975, d’une durée de 3h18, réalisé par une cinéaste née le 6 juin 1950 à Etterbeek (Belgique) – commune de Bruxelles, où sont aussi nés Hergé et Franquin –, présenté à la Semaine des réalisateurs à Cannes, puis sorti en salles le 21 janvier 1976, est resté gravé dans de nombreuses mémoires – dont celles de cinéastes contemporains majeurs comme Gus Van Sant, Kelly Reichardt ou Tsai Ming-liang.

En janvier 1976, j’avais tout juste 20 ans. Je ne me serais pour rien au monde privé de cette longue immersion cinématographique qui s’accordait à mes désirs de jeune artiste ouvert à tout ce qui pourrait remettre en question ce qui était enseigné comme « allant de soi ». Chantal Akerman : Il ne s’agit pas de faire en sorte que les spectateurs ne sentent pas le temps passer – bien au contraire : il faut tout faire pour que ces trois heures et dix-huit minutes ne leur soient pas volées (de mémoire, c’est moi qui souligne). Extraordinaire sens du rituel : de la mesure du temps. Quelques plans volontairement longs – mais pas tant que ça, si on les chronomètre –, montrant avec précision les gestes les plus quotidiens, font signature : non pas le « temps réel », mais le « temps recomposé ». Quant au montage – beau travail de Patricia Canino, intéressante à écouter dans un des bonus –, il relève d’un sens musical du rythme, tirant le meilleur parti du travail de l’image – lumière, cadre – impulsé par la rigoureuse et inventive Babette Mangolte (directrice de la photographie, en phase avec Chantal Akerman depuis leurs films new yorkais de 1972). On pourrait aussi passer du temps à détailler décors et costumes, précisément datés et intemporels (comme dans la grande peinture figurative) ; ainsi qu’à apprécier la finesse du travail de composition sonore – bruits et rares paroles étant taillés au scalpel avant d’être greffés sur des silences organiques. La restauration du film met en évidence ces qualités, sans en rajouter : beauté sidérante d’un minimalisme authentique, conscient de l’importance du moindre détail, en quête de ce qui ferait barrage à la dictature des intentions.

Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce 1080 Bruxelles © Capricci.

Chantal Akerman : « Pour Jeanne Dielman, savoir chaque jour et à chaque minute ce qu’elle va faire la minute d’après donne une forme de paix, il n’y a pas de place pour l’angoisse. C’est pour ça que le lendemain, quand elle se lève trop tôt, elle a une heure à remplir. Qu’est-ce qu’elle va faire de cette heure ? C’est l’angoisse qui la prend quand elle reste dans le fauteuil. Il y a une tension qui se crée parce que souterrainement on sent qu’il va arriver quelque chose. C’est comme une tragédie antique, avec rien, presque rien… » Delphine Seyrig, on ne peut plus juste dans ce rôle où elle est prise à contre-emploi, se montre en parfaite intelligence avec le « texte » (dont on ne trahira rien). Une des nouveautés du film, comme il a été mille fois répété, venait de ce que l’équipe de production et de réalisation était quasi-exclusivement féminine (montage et mixage son, direction artistique [décors et costumes], faisant exception). « C’était très difficile pour elles […] J’ai voulu montrer que c’était possible, et on l’a fait. » C’est un vrai bonheur de constater à quel point ce travail d’équipe mené par une très jeune artiste d’à peine 25 ans (qui était loin d’en être à son premier essai, comme en témoigne l’étonnant court métrage Saute ma ville de 1968, joint en bonus) demeure inépuisable : une remise à jour du regard, comme la nuit tombe, en trois journées qui valent trois millénaires : belle épreuves du temps – au sens où l’on entend ce mot quand on procède à des tirages d’estampes.

Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce 1080 Bruxelles © Capricci.

Une dernière note : en janvier 1976, tout cinéphile avait en mémoire (si on se limite aux films en langue française les plus récents) La maman et la putain (73) et Mes petites amoureuses (74) de Jean Eustache ;  Out 1 Spectre (72 – sortie en 74) et Céline et Julie vont en bateau (74) de Jacques Rivette ; La femme du Gange (74) et India Song (75) de Marguerite Duras ; Numéro Deux (75) de Jean-Luc Godard ; Les Hautes solitudes (1974) et Un ange passe (1975) de Philippe Garrel (qui fut lui aussi, particulièrement précoce). Ainsi que du côté de nos voisins proches :  Alice dans les villes (74) et Faux mouvement (75) de Wim Wenders ; L’esprit de la ruche (73) de Victor Erice ; ou, tourné en Italie en langue allemande, Moïse et Aaron (74) de Jean-Marie Straub et Daniele Huillet ; etc. En 1976, ces mêmes cinéastes ont sorti d’autres films tout aussi mémorables : Duelle de Rivette, Son nom de Venise dans Calcutta désert de Duras, Six fois deux / Sur et sous la communication de Godard et Anne-Marie Miéville, Au fil du temps de Wenders, Fortini / Cani de Straub/Huillet, etc., alors que Chantal Akerman tournait News from Home, en parfaite complicité avec Babette Mangold. C’était un temps propice à la formation sauvage. En cette époque de retour au pire, revisionner ces films me semble, plus que jamais, nécessaire.

3. Conversation sur le temps de Michel Butor et Carlo Ossola est un tout petit livre – une goutte d’eau supplémentaire à l’édition des Œuvres complètes en douze volumes de l’auteur de Mobile et du Génie du lieu. Publié une première fois en 2012 aux Éditions de La Différence, il est aujourd’hui réédité aux Éditions du Canoë.

Composée principalement d’une conversation entre Butor et Ossola qui eut lieu le 28 mai 2011 à Saint-Émilion, cette cinquantaine de pages nous touche par ce qui s’y révèle d’encore vivace de l’esprit créateur de l’invité, certes prestigieux, mais dont la plus grande partie de l’œuvre reste ignorée. L’épouse de Michel Butor – Marie-Jo, rencontrée en 1956 – venait de disparaître, le 30 octobre 2010. C’est donc un homme de 84 ans, conscient de ce qui lui reste à vivre, qui converse sur le temps – et aussi avec le temps [en aparté : Conversations avec le temps est le titre d’un livre de trente-cinq photographies de Denis Roche (Le Castor Astral, 1985) qui présentait ainsi son travail : « Quand on décide de converser avec le temps, n’est-ce pas qu’on s’apprête à regarder passer sur le paysage une sorte de trombe silencieuse ? Bien sûr. Chaque image se referme sur ce qui a passé, et en même temps, c’est la bouche de l’ombre qui s’ouvre en grand. »] Michel Butor : « J’ai déjà vécu beaucoup […]. Je sais bien que ça ne va pas durer infiniment cette histoire-là. Donc la conscience du temps prend une autre valeur. Il s’agit d’organiser un temps qui rétrécit. […] Le temps change la façon dont nous percevons le temps. […] Le temps est [alors] vécu comme quelque chose que l’on sécrète. […] Je n’ai pas eu le temps d’écrire le centième de ce que je voulais écrire, évidemment. Et je n’aurais jamais eu le temps d’écrire ce que j’ai pu écrire si j’avais attendu d’avoir le temps pour le faire. » À lire, lentement, dans le souvenir de qui nous manque.

Les îles disparues de Paris de Jacques Damade est, lui aussi, une réédition – dans la collection « en poche » de La Bibliothèque. D’une écriture un peu archaïsante, et faisant montre d’une joyeuse érudition, cet essai nous fait vivre – et même revivre, comme si nous y étions – tout un monde englouti par l’effet du temps qui passe, de la montée des eaux, et de l’érosion des terres où furent commis des actes, le plus souvent ordinaires, mais parfois innommables, de la vie quotidienne. Il nous instruit, tout en nous laissant libre de concevoir intérieurement les images susceptibles de l’accompagner. C’est donc avec plaisir que nous nous laissons entraîner dans cette remontée à la surface des îles disparues de Paris. Soit, d’Est en Ouest : l’île Louviers, l’île aux Vaches, l’île Notre-Dame, l’île aux Juifs, l’île à la Gourdaine, l’île du Louvre, l’île aux Treilles, l’île de Seine, l’île Merdeuse et l’île Maquerelle – l’île de la Cité demeurant au centre, tandis que l’île aux Vaches et l’île Notre-Dame se sont rattachées aux alentours de 1615 pour former ce qui sera baptisé en 1725 l’île Saint-Louis. Notons que l’île Maquerelle qui « reçut la plupart des corps flottants des protestants dans ses roselières » durant le « massacre de la Saint-Barthélemy en 1572 » devient au début du règne de Louis XIV l’île des Cygnes – nom qui, une fois ce territoire étroit et longiligne rattaché au Champ-de-Mars, sera attribué à la digue artificielle qui relie encore aujourd’hui le pont de Grenelle au pont de Bir-Hakeim (L’allée des Cygnes, bien connue de qui va s’y dégourdir les jambes entre deux séances de travail à la Maison de la Radio). Jacques Damade : « Paris est une ville de mots, un grimoire. On s’y égare. » Lire ce petit livre, c’est prendre un bac fantôme pour traverser la Seine : passer d’une rive à l’autre, comme d’un temps à l’autre ; et ce faisant, constater que tout, bien que séparé, s’y trouve soudé – divers temps, passés, ou au bord de passer, se superposant, apportant ainsi quelque viatique au présent.

La Légende d’Urashima Tarô et autres histoires de fantômes de Lafcadio Hearn, traduit par Philippe Bonnet, est, si j’en crois la page 4 de cet ouvrage, le quatrième titre de cet auteur chez Minerve. “Il s’agit d’un ensemble de légendes japonaises écrites par l’écrivain Irlandais Lafcadio Hearn à la fin du XIXe siècle, soit la totalité des histoires de fantômes éparpillées dans une douzaine de recueils, hormis Kwaïdan et Kokoro que nous avions déjà republiés il y a plus de trente ans » – écrit Philippe Bonnet. « Cinq textes étaient inédits en français. Les vingt-trois autres avaient paru au Mercure de France au début du XXe siècle. » Tous ont été retraduits pour l’occasion. Inutile d’insister sur la qualité de ces passages d’une langue à l’autre – Hearn étant déjà un grand passeur : de ceux qui donnent d’eux-mêmes pour mieux transmettre ce qu’ils ont reçu. La Légende d’Urashima Tarô ne s’adresse pas qu’aux grands amateurs du Japon – j’en connais plus d’un(e). Dans ces brefs récits enchanteurs et terrifiants, qui nous entraînent dans un pays, et en des temps, lointains, ce qui fait retour est le plus souvent empreint de sentiment amoureux, perdurant sur plusieurs vies. Une préface éclairante de Denise Brahimi nous permet de replacer cette suite de vingt-huit récits dans leur contexte : « Quatorze années de la vie japonaise [de Lafacadio Hearn], qui commence lorsqu’il arrive dans son pays d’adoption et dure jusqu’à sa mort en 1904 » ; et d’attribuer au Japon ce qui lui appartient, tout en rendant à l’Irlandais ce qui lui revient. De cette œuvre, je ne connaissais jusqu’ici que l’adaptation cinématographique de Kwaïdan par Masaki Kobayashi (et le reste assez vaguement, comme un faible murmure dans le souvenir). Grace à ce beau travail, Lafcadio Hearn, époux de Setsuko, nous devient plus proche ; c’est donc de la manière la plus amicale que nous nous plongeons dans cette hantologie, heureux de se frotter à ce qui a le pouvoir de terrifier aussi bien que d’ensorceler : « Toutes desséchées et exsangues qu’elles paraissaient, ces mains [tranchées, d’un cadavre] n’étaient pas mortes. Par intervalles, elles remuaient ; comme de grosses araignées grises. Et désormais, toutes les nuits, toujours à l’heure du bœuf, elles tiraient, pinçaient et torturaient les seins de Yukiko. La douleur ne cessait qu’à l’heure du tigre. »

Aristée de Vincent Vanoli porte le n° 028 des éditions L’Apocalypse, dirigées et mises en forme par Jean-Christophe Menu. Il s’agit du tout dernier opus de cet auteur étonnamment productif, même s’il se peut qu’un autre paraisse en catimini à l’heure où j’écris ces mots. Toujours inventif – son univers étant immédiatement reconnaissable sans jamais se figer dans une quelconque image de marque –, Vanoli cloue le bec de son potentiel exégète par les silences impressionnants qui respirent dans ses planches aussi charbonneuses que lumineuses. Aristée est le nom d’un géant qui révèle par sa présence – son absence aussi bien : son invisibilité – le paysage intemporel, rural, citadin, qu’il hante, et qui plus encore hante son dessinateur. Suite d’images autonomes, accédant au narratif par leur succession dans un livre que l’on peut à loisir parcourir en tous sens, s’attardant au passage sur tel ou tel dessin afin de l’explorer au plus près, Aristée déconcerte par la présence obsessionnelle de cet être aux contours sans contours : parfois presque trop défini dans l’espace, parfois au bord de l’évanescence ; mais surtout éblouit (la lumière, éternel sujet de l’expression en noir et blanc).

Aristée © Vincent Vanoli : l’Apocalypse.

Walk Like A Giant (Psychedelic Pill, 2012) est un titre de Neil Young qu’il n’est pas aberrant d’écouter en contrepointd’Aristée – qu’on l’ait sous les yeux ou dans la tête, peu importe… « Je ne sais pas où [cette suite de dessins] va me mener et c’est ça qui est bien […]. Quant à la mémoire, ici, on peut imaginer que le Géant parcourt des paysages qui sont des endroits mémoriels, fondateurs pour lui, qu’il les parcourt sans intervenir, en restant distant, sans juger quoi que ce soit. Les paysages ne sont pas des états d’âme, ce sont les états d’âmes d’un personnage qui deviennent des paysages plutôt, on sent beaucoup de mélancolie dans cette suite, cette balade. […] Qui lira cette série comme moi se baladera, se perdra, devra se laisser aller aussi – Vincent Vanoli (entretien avec Thomas Bernard, L’Apocalypse). »

Aristée © Vincent Vanoli : l’Apocalypse.

 (à suivre)

Edmond Baudoin (avec Neige Sinno), Amatlan, L’Association, mars 2009, 88 pages, 18€
Robert Motherwell, Sur Mark Rothko, L’Échoppe, janvier 2005, 48 pages, 8,20€
Etel Adnan, Les estampes 2014-2021, Galerie Lelong & Co., octobre 2023, 144 pages, 20€
Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce 1080 Bruxelles, Blu-ray + DVD, Capricci, novembre 2023, 22,99€
Michel Butor et Carlo Ossola, Conversation sur le temps, Éditions du Canoë, octobre 2023, 64 pages, 10€
Jacques Damade, Les îles disparues de Paris, La Bibliothèque en poche, octobre 2023, 162 pages, 10€
Lafcadio Hearn, La Légende d’Urashima Tarô et autres histoires de fantômes, Minerve, septembre 2023, 222 pages, 16€
Vincent Vanoli, Aristée, L’Apocalypse, octobre 2023, 88 pages, 32€