Terrain vague (13) – Strasbourg 2024, une constellation

© Christian Rosset.

Le Terrain vague est un lieu d’échanges entre solitaires. Sa localisation sur une carte d’état-major est un secret jalousement gardé : c’est une zone non cartographiée et il faut avoir le sens de l’écart pour en trouver les entrées. Une fois passé la frontière, toujours tracée en pointillés, les non-intrus sont frappés de la tentation d’y demeurer : de s’y bâtir un atelier. Mais parfois l’envie du voyage se fait pressante – signe que le Terrain vague n’est pas un lieu d’enfermement, bien au contraire. Alors, à l’occasion d’une invitation, on se lève de très bon matin et traverse, d’abord la banlieue, puis la capitale, afin de rejoindre un TGV pour une grande ville, cette fois encore à la frontière.

[En aparté – 1er mai 2024. Une semaine après être rentré de ce périple, au moment précis où je commence à en faire le récit, j’apprends la mort de Paul Auster. Je lis un assez long article à son sujet dans un des derniers journaux auquel je suis encore abonné (sans doute rédigé depuis plusieurs semaines, cette mort étant, hélas, attendue) et constate qu’en plus de démarrer en énonçant qu’Auster est un « maître du storytelling » (abominable expression qui ne peut que faire rire le grand narrateur qu’il était), Jacques Dupin, auquel le poète d’Unearth doit tant, n’y est pas même mentionné. Heureusement, il est facile de trouver en ligne un Hommage à Jacques Dupin, prononcé par Paul Auster peu après la mort de ce dernier :

Fin de l’aparté – retour au récit de voyage.]

Alors qu’à Chaussée d’Antin je prends la correspondance pour la ligne 7 du métro, je me rends compte que je suis passé du côté de la fiction : ce n’est pas moi qui me déplace d’une frontière à l’autre, mais un reporter imaginaire, sans magnétophone en bandoulière, mais outillé d’un appareil photo (il est bien le seul, tout le monde se servant aujourd’hui de son smartphone), afin de rapporter quelques images. N’avoir que peu dormi me fait ressentir l’étrangeté de cette situation qui, pour beaucoup, est de l’ordre du quotidien. Ou peut-être avoir dormi cinq ans, car ma dernière participation à un « voyage de presse », c’était le 21 mars 2019, à l’occasion des 4e Rencontres de l’illustration à Strasbourg, dont l’invité principal était Blutch (histoire racontée ici-même). L’année suivante, Tomi Ungerer (décédé le 9 février 2019) devait être mis à l’honneur ; mais 2020 fut celle du confinement, avec mise en pause des activités « non essentielles » : voyage annulé. En 2021, rebelote (les rencontres avaient été « virtualisées »). En 2022, reprise en « présentiel », avec mise en lumière du travail d’Henning Wagenbreth – mais impossible pour moi de m’y rendre (et de même en 2023, le thème étant cette fois « Femmes, identités, visibilités »). Il était donc grand temps de renouer avec cette ville où l’on est toujours formidablement accueilli.

Strasbourg, « Capitale mondiale du livre UNESCO 2024 », propose cette année encore un séduisant programme d’expositions, de rencontres, d’ateliers, sous forme de constellation mettant en lien des artistes très divers dans les musées de la ville (Musée Tomi Ungerer, Galerie Heitz / Palais Rohan), à la médiathèque André Malraux, et autres lieux (dont celui dit « 5», ou La Chaufferie, galerie de la HEAR – Haute école des arts du Rhin) : impossible de résister. Le 24 avril 2024 à 7h58, le TGV 2407 démarre en même temps qu’une longue conversation avec le galeriste éditeur Michel Lagarde qui a emporté avec lui À la recherche de Gus Bofa, un beau livre qu’il a conçu : de quoi tenir les 2h01 que dure le voyage (on en reparlera dans quelques mois, au moment de sa sortie en librairie). Puis, tout au long des 8h24 passées sur place, cinq visites d’exposition, dont trois requièrent une assez longue immersion.

1er mai 2024. 11h07. J’arrache quelques feuilles du journal de bord de l’expédition et choisis quelques images. So May we Start ? 

1. Pour commencer, une visite à La Chaufferie, où carte blanche a été donnée aux éditions L’Articho. L’exposition s’intitule « 2 + 2 », chacun des deux éditeurs de L’Articho, Chamo et Yassine de Vos, ayant invité un artiste à collaborer selon certains principes (ou certaines consignes graphiques) : Laurence Lagier pour le premier, Yann van der Cruyssen pour le second. Le public est non seulement convié à découvrir le résultat, mais aussi « à dessiner en suivant les principes de travail imaginés par les quatre artistes. » Il n’est pas aisé de montrer en un seul cliché les relations qui s’opèrent entre les dessins ; mais, de leur accrochage, on peut néanmoins donner une idée (à vous de trouver des espaces de liberté dans ce qui aura été momentanément figé) :

Vue de l’exposition « 2 + 2 ». Photo © Christian Rosset.

Deuxième exposition, à la Médiathèque André Malraux : Entre les pages (du 24 avril au 13 juillet). Fanette Mellier, designer graphique, y rencontre Betty Bone, illustratrice et autrice – la première ayant conçu 13 signets (ou marque-pages), chacun bénéficiant d’un format, d’un mode d’impression, d’un façonnage spécifiques ; et la seconde ayant écrit les textes imprimés sur ces signets qui parfois prennent forme de petit livre (de huit pages maximum). Ce qui frappe immédiatement, ce sont : le travail de la couleur ; le plaisir de ressentir, au regard comme au toucher, les effets concrets des techniques employées (gaufrage, dorure, sérigraphie, risographie, etc.) ; la recréation typographique (due à Thomas Huot-Marchand), à partir d’un caractère de la fin du XVe siècle créé à Strasbourg, ville pionnière pour l’imprimerie, et aujourd’hui « capitale mondiale du livre ».

Vitrine de l’exposition « Entre les pages ». Photo © Christian Rosset.

Entre les pages est une mise en espace, sous vitrine mais pas seulement, de ce projet poético-graphique où, pour reprendre les mots de Fanette Mellier : « [de même que] la bibliothèque est la maison des livres, le livre est la maison des marque-pages ». Les ouvrages dans lesquels ont été glissés les signets ont été choisis dans le riche fonds patrimonial de la ville. La disposition des objets compte autant que les objets eux-mêmes : chaque texture, chaque couleur, entre en résonance, tandis que les lettres gagnent en abstraction, sans pour autant que les mots ne soient privés de sens. L’idée de « balade dans les coulisses du livre » incite les visiteurs à créer leurs propres circulations. Un art du montage, cette fois encore : tridimensionnel et chromatique, que l’on peut aussi lire en surface. Comme jardins dans tous les sens (titre d’une deuxième exposition de Fanette Mellier et Betty Bone au Centre de l’illustration de la Médiathèque André Malraux).

Vitrine de l’exposition « Entre les pages ». Photo © Christian Rosset.

Avant de changer de lieu, relevons les mots imprimés sur un des signets que l’on peut lire aussi bien comme un bref poème que comme une proposition verbale que ce livre de huit pages agrafées a mise en œuvre : « j’ai la peau dure // et le ventre mou // quelques petits paragraphes / palpitants et rouges // que l’agrafe // de métal // faisant un os idéal / attache : // un point, // c’est tout »

Présentée à la galerie Heitz / Palais Rohan, La constellation Gustave Doré (du 25 avril au 15 juillet) bénéficie de la publication d’un catalogue plus que recommandable, tant pour la qualité des textes (Franck Knoery, le commissaire de l’exposition, en a assuré la direction d’ouvrage) que pour l’iconographie. Gustave Doré, né à Strasbourg en 1932, a été artiste peintre et sculpteur (souvenons-nous de l’exposition au Musée d’Orsay en 2014 où certaines œuvres pouvaient nous tenir à distance), mais c’est le dessinateur qui avant tout nous retient : l’auteur précoce de bandes dessinées (de « romans graphiques » avant l’heure !) où l’invention prolifère image après image – trois volumes ont été repris aux éditions 2024 : Les travaux d’Hercule (son premier livre en 1847 ; il a 15 ans), Des-agréments d’un voyage d’agrément(1851) et Histoire de la Sainte Russie (1854), célèbre pour avoir proposé le premier « monochrome » à l’encre noire (représentant les ténèbres de l’antiquité) ; et l’illustrateur à succès d’ouvrages en tous genres, de Rabelais à Perrault, en passant par Dante, Balzac, Poe ou Montaigne, sans oublier la Bible. C’est bien là, y compris dans ses tentatives les plus modestes, que son travail impressionne, certaines images ayant été profondément gravées dans les mémoires de plusieurs générations. C’est l’homme du livre qui est à la fête dans cette constellation.

Les Contes drolatiques d’Honoré de Balzac, illustrés par Gustave Doré (gravure, Léopold Deghouy), 1855. Photo © Christian Rosset.

L’exposition est construite selon un parcours en plusieurs étapes : « Les sources et les premiers modèles de Gustave Doré ; Gustave Doré et l’édition illustrée au XIXe siècle ; Faire collection : « l’épique » ; Le reportage social ; Le merveilleux ; Le fantastique et le divin. » Mais toute constellation doit être traversée comme on le ferait d’un labyrinthe, non pour en chercher la sortie (le désir de s’y attarder se révélant assez puissant), mais pour y renouer avec certaines de nos hantises. C’est le visionnaire, parfois macabre, titillant nos peurs, qui nous attire en premier lieu ; et ce d’autant plus quand il fait montre d’humour. Découvrant l’Histoire aussi intéressante qu’invraisemblable de l’intrépide capitaine Castagnette, neveu de l’homme à la tête de bois d’un certain Ernest L’Épine, on peut être sérieusement amusé par le dessin explosif de Doré où « la croix seule était restée intacte ».

Capitaine Castagnette d’Ernest L’Épine, illustré par Gustave Doré (gravure, Charles Maurand), 1862. Photo © Christian Rosset.

Les scènes, souvent de rue, où sont montrés des immigrants, des mendiants, où la misère se montre sans détour, témoignent de l’acuité de l’œil de Doré qui « semble avoir vécu de la vie des personnages qu’il met en scène ». Franck Knoery : « L’illustration de London, a Pilgrimage, livre paru en 1872, possède certes une dimension réaliste et presque anthropologique ; mais elle fait la part belle à des effets lunaires, fantastiques, fantasmagoriques. // La part de l’imaginaire de Doré consistera à accentuer la portée dramatique et, ainsi, à renforcer une prise de conscience sociale. » D’où l’idée très juste de « constellation » : manière de relier les étoiles distantes, comme les sentiments contrastés ou les écritures inconciliables. Réussite de cette exposition qui va droit à l’essentiel : qui nous permet, bien au-delà de sa virtuosité, de sa prolifération, de son impétueuse présence, de déceler le plus fragile du trait de Gustave Doré, c’est-à-dire le plus inventif – le moins académique.

Gustave Doré, La Cigale et la Fourmi, vers 1868, dessin à l’encre, au lavis et à la gouache © Strasbourg, musée d’Art moderne et contemporain.

Une pause, maintenant, au 5e Lieu (espace ouvert dont le but est de « permettre de [re]découvrir la ville de Strasbourg à travers son patrimoine, son architecture et sa vie culturelle » ; notons que dans cet entraînement collectif de lieu en lieu, il aura été pour nous le 4e), afin de visiter brièvement l’exposition (du 25 avril au 22 septembre) du collectif Les Rhubarbus, « créé en 2005 et à géométrie variable ». Terrains de jeux, qui se tient jusqu’au 22 septembre prochain, en est le titre, en réponse à une commande dont le « sujet général [était] l’enfance dans la ville ». Pour l’apprécier, il faut avoir le goût de jouer, donc de participer (une photo à la volée ne donnerait rien – l’appareil est resté au fond du sac). Ce collectif Les Rhubarbus (formé d’illustrateurs et d’illustratrices – on parlera un peu plus loin de l’un d’entre eux, Guillaume Chauchat) « est né d’une envie de récréation créative peu après nos études. C’était un moyen de construire collectivement des projets qui nous faisait envie, de rencontrer des artistes, de créer de l’émulation alors que notre métier est souvent solitaire. »

Cinquième et dernière exposition et non des moindres : Julie Doucet. Une rétrospection au Musée Tomi Ungerer (du 25 avril au 3 novembre). Impossible de passer à côté de l’œuvre de cette autrice québécoise qui a obtenu en 2022 le Grand Prix du festival d’Angoulême et a récemment renoué, de manière fort singulière, avec la bande dessinée, après en en avoir déserté le territoire au profit d’autres modes d’expression (le collage, la poésie, et autres formes d’essais graphiques). Faire une rétrospection requiert d’aller à l’essentiel : de tirer, non le meilleur, mais – une fois encore – une constellation opérative à partir d’un corpus intime et public, secret et partageable. Et une fois accrochée, la traverser, chacune et chacun à son rythme, permet d’ouvrir de beaux dialogues avec celle qui n’aime pas trop parler, préférant découper des syllabes et des mots avec des ciseaux et les assembler, plutôt que de répéter jusqu’à plus soif ce que les « tireurs de vers du nez » ne cessent d’exiger de leurs proies, comme si c’était un dû.

© Julie Doucet : Musée Tomi Ungerer : Éditions des musées de Strasbourg.

Mélancolie du collage. Nostalgie de la figure, où se déposent des marques d’Éros mélancolique sur les planches. Goût du trait, du creusement du bois ou du lino à la gouge. Et du façonnage, parfois en auto-édition. Il y a de quoi voir, de quoi s’étonner, de quoi s’amuser, de quoi admirer ce qui ne crie pas sur les toits au génie. Traversant plus de deux décennies actives (de 1988 à aujourd’hui), cette exposition personnelle (conçue avec et inaugurée en présence de Julie Doucet) montre aussi bien le plus connu – via ses livres publiés en France à L’Association, de Ciboire de criss ! à Suicide Total en passant par Maxi Plotte – que ce qui pourrait être en mesure déranger le confort des amateurs de BD.

© Julie Doucet au Musée Tomi Ungerer. Photo © Christian Rosset.

Celle qui a inventé le Mouvement Lent (belle idée, à la fois traditionnelle et décalée), qui dessine et compose des collages dans des carnets en général de petit format (comme ses planches, étonnantes de perfection et d’économie, même si souvent très « noires »), allant « d’un projet à l’autre, sans transition », opérant entre autobiographie et autofiction sans pour autant s’enfermer dans des genres préétablis, tient fermement cette Rétrospection, comme on tient la barre, le temps d’une navigation parfois chaotique où ne cessent de s’opérer des tensions, parfois comiques, entre relevés de l’espace du rêve et observation du réel le plus tangible. Ralentir, travaux… Espacer les œuvres tout en agençant, de manière parfois serrée, les souvenirs imprimés dans de vitrines : fanzines, invitations, carnets, imprimés modestes, entre tentatives d’effacement par excès de discrétion et chant profond d’une expression aussi tonique que précisément adressée.

© Julie Doucet au Musée Tomi Ungerer. Photo © Christian Rosset.

On trouvera aussi au Musée Tomi Ungerer club Tout colle si bien avec ju-Do, un petit livre de « textes/poèmes » par Julie Doucet édité par les Éditions des musées de Strasbourg : « un rêve : / Un homme nouveau / va naître. Un homme quatre / saisons : en velours. en laine. / En nylon diaphane ou en chaussettes. »

2. « En 2024, 2024 atteint sa cible. La date est cochée depuis le dépôt des statuts, un vendredi 1er avril 2010. La date paraît bien loin à l’époque. » Les Éditions 2024 ont été fondées par Olivier Bron et Simon Liberman, avec lesquels nous nous sommes récemment entretenus tant sur leurs objectifs que sur l’édification d’un catalogue dont nous commentons régulièrement les nouveaux titres, et tout particulièrement ceux qui détonnent dans le paysage trop sage de la bande dessinée par leur force d’invention graphique et leur côté ludique. On y trouve aussi bien de la bande dessinée « générationnelle » (celle des éditeurs, tout juste quadragénaires) que de somptueuses rééditions d’œuvres, fameuses comme oubliées, des patrimoines français, américain ou japonais : Gustave Doré, G-Ri, Frank King, Garrett Price, entre autres ; ou plus récemment La Pérégrination vers l’Ouest. Nous ignorons si les Éditions 2024 continueront à s’appeler ainsi en 2025 (il paraît que non), mais il est clair que l’aventure n’est pas finie. Dans le cadre des Rencontres de l’illustration, on pourra découvrir sur la terrasse du Palais Rohan une exposition éphémère en plein air, 2024 en 2024 : La Grande coïncidence ; ainsi que deux expositions en salles dans le cadre du Festival Central Vapeur (qui a lieu simultanément) à partir de livres publiés par 2024 : Tom Gauld. La revanche des bibliothécaires (au Stadium) et Blutch. La mer à boire (coproduite par SCAM, au cinéma Le Cosmos).

Je suis un Américain est le cinquième livre de Guillaume Chauchat aux Éditions 2024 (on se souvient des trois volumes d’Il s’en passe des choses et d’un curieux petit ouvrage nommé Fesse – Culligrammes et filles de fer, composé de calligrammes et de petites sculptures en fil de fer). Tracé d’un « gros trait noir permettant d’accueillir des couleurs vives », Je suis un Américain est, nous dit son auteur (qui a vécu à Oakland entre ses cinq et dix ans), le livre qu’il voulait faire depuis qu’il a été étudiant (aux Arts déco de Strasbourg comme la plupart des auteurs et autrices de cette maison d’édition). Que raconte ce livre ? Difficile, comme toujours, d’apporter une réponse parce que, même si quelques souvenirs d’enfance ou diverses observations liées à la culture américaine se retrouvent ici et là, ce qui compte « ce sont plus les sensations que les faits (ou que l’intention de dire quelque chose au lecteur). » Une bande dessinée du nouveau monde s’inventant par elle-même : par ce « gros trait noir » et ces couleurs le plus souvent primaires (avec du rose pour les corps et les visages). Continuons à donner la parole à l’auteur : « Après être rentré quand j’avais dix ans, je suis reparti aux États-Unis tous les étés jusqu’à mes quinze ans. Et puis je n’y suis plus allé. […] À mon arrivée aux Arts déco, j’ai eu envie de faire de cette expérience américaine un projet formel. […] Me balader dans des lieux – même en papier carton – qui évoquaient un endroit où je n’avais plus accès me rendait heureux. Je ne sais pas pourquoi. » Pour tenter de le savoir, il faut plonger dans la fiction, accorder des registres apparemment antagonistes, faire des frottages entre ce qui est « réel » et ce qui ne l’est pas – ce qui n’en finit pas de nous hanter, et peut-être même de nous tourmenter. « J’aurais pu faire figurer une séance chez l’analyste où l’on fouille en soi pour sortir quelque chose. » Quelques belles séquences témoignent de ces enchâssements entre rêve et réalité où la précision graphique se conjugue avec le vagabondage de l’idée – et peu importe au fond les personnages, même s’il en est de clairement dessinés, la figure centrale étant le narrateur, double de l’auteur, qui a besoin des autres pour déposer ce qui lui est difficile à exprimer : une conversation transatlantique ou le masculin se frotte au féminin, et le monde adulte aux vestiges de l’enfance.

Je suis un Américain © Guillaume Chauchat : Éditions 2024.

Inutile d’en rajouter sur ce livre aussi étrange que lumineux, « récit choral » nourri « d’illusions de jeunesse et de jeux d’enfants » qui demande du temps, non pour être traversé, mais pour faire apparaître pleinement sa singularité qui, comme toute forme de recherche digne de ce nom, vise à l’universel.

Ducky Coco d’Anouk Richard est un ouvrage à la couverture cartonnée avec découpe laissant découvrir l’essentiel d’une scène édifiante, comme pour un livre pour enfants. Tout au long de cette suite d’histoires d’une à sept planches, ponctuées d’images, l’humour se déploie, d’autant plus fin qu’apparemment idiot – l’autrice n’a pas obtenu le Prix Schlingo par hasard. Alors, comment en parler sans se couvrir de ridicule ? Disons qu’il s’agit d’un western parodique, un peu comme Lucky Luke, mais infiniment plus décalé. Mais encore ? Puisqu’Anouk Ricard a répondu à quelques questions de ses éditeurs, cédons-lui la parole : « Je n’écris jamais toutes mes histoires avant de les dessiner. J’aurais trop peur de m’ennuyer. En me lançant dans ces strips libérés de toute intrigue, je pensais que l’écriture serait facile. » Erreur, ajoute-t-elle, « je me suis retrouvée un peu coincée. J’ai imaginé mes situations autour des lieux ou des accessoires. J’ai même demandé des idées à une intelligence artificielle, mais les propositions étaient tellement nulles que je me suis résolue à tout faire moi-même ». Et comme c’est fait avec art, le résultat surprend continuellement le regard, tout en étant d’une irrésistible drôlerie. Un catalogue d’armes à gadgets témoigne davantage, selon elle, du souvenir du Catalogue d’objets introuvables de Carelman (qui la fascine depuis qu’elle est petite) que de l’esprit « western BD », même si tout y est présent : saloon, diligence, charlatan, partie de poker – sauf les Indiens. Le cheval de Ducky Coco s’appelle Guiguite, et il « n’est pas banal ».

Ducky Coco © Anouk Ricard / Éditions 2024.

Les colts sont volontiers tirés de leur étui, mais cette bande dessinée est résolument non-violente. Ducky se fait assommer par un ours sauvage, mais Guiguite est là pour le soigner. Rien d’autre à ajouter. La dessinatrice animalière a concocté de nouvelles variations à son monde : « Plus ça va, moins je fais de différence entre l’humain et l’animal, dit-elle. J’ai même l’impression que ça s’inverse dans mes histoires, les humains deviennent des animaux et les animaux des humains ».

La Lettre d’Égypte, enfin, est un nouvel ouvrage écrit, dessiné et publié à ses propres éditions par Benoît Jacques qui, par un étonnant hasard, était à Strasbourg le week-end avant notre voyage, ce qui fait que par l’effet d’un curieux renversement, il trouve naturellement sa place en fin de parcours (comme il la trouvera un de ces jours, du moins espérons-le, au Musée Tomi Ungerer). De même que pour les éditeurs de 2024, nous avions eu la chance de réaliser – c’était au temps du premier confinement – un grand entretien avec ce formidable artiste du livre qui est, à part égale, un artisan du trait et des mots, proposant des sortes d’improvisations composées sous contraintes, à chaque fois différentes (il n’est pas de l’Oulipo, mais pourrait en être, s’il n’était un authentique solitaire, probablement irréductible à tout enfermement dans un collectif, même au plus proche de sa sensibilité).

La Lettre d’Égypte est un long rébus courant sur quarante pages, précédé par un prétexte et suivi par une traduction. Cette lettre est censée avoir été adressée par Champollion à son épouse Rose qui en trouva le contenu, et surtout la forme, suffisamment bizarre pour se convaincre que son époux « a pris un coup de chaud sur la tête ». Benoît Jacques nous explique que « cette lettre se déchiffre colonne après colonne et de haut en bas. Les moins persévérants [parmi les lecteurs] trouveront la solution des énigmes en bas de chaque colonne ainsi qu’en fin de volume. Ils auront toutefois une pensée émue en songeant à la formidable ténacité de Jean-François Champollion dans son Odyssée pour percer le secret des hiéroglyphes. » En voici deux pages, juste pour donner une idée (car le plaisir s’accroît de page en page) :

La Lettre d’Égypte © Benoît Jacques.

De l’illustration à la lettre, du poème à l’estampe, du message volubile au silence des mots, ce qui nous aura surpris, émerveillé, amusé, entraîné, est sans limite : dans mille jours, comme dans mille ans, nous serons là encore pour en rendre compte, pour enregistrer le pouls de ce qui nous fait signe, cherchant sans fin les mots pour rendre compte de la tourne des pages comme des arrêts sur image (à suivre).

La constellation Gustave Doré, sous la direction de Franck Knoery, Éditions des Musées de la Ville de Strasbourg, avril 2024, 280 pages, 45€
Julie Doucet, club Tout colle si bien avec ju-Do, Éditions des Musées de la Ville de Strasbourg, avril 2024, 56 pages, 15€
Guillaume Chauchat, Je suis un Américain, Éditions 2024, avril 2024, 224 pages, 25€
Anouk Ricard, Ducky Coco, Éditions 2024, avril 2024, 72 pages, 23€
Benoît Jacques, La Lettre d’Égypte, Benoît Jacques Books, avril 2024, 48 pages, 10€

9e édition des Rencontres de l’illustration à Strasbourg, du 24 avril au 19 mai 2024. Le programme complet ici.